
La célébrité posthume de Wilfred Owen est en partie due à Edmund Blunden, infatigable promoteur de la poésie des tranchées et lui-même auteur de La Grande Guerre en demi-teintes, ouvrage testimonial de référence. Devenu la voix poétique incontournable de la Grande Guerre, Wilfred Owen est aujourd’hui le « poète de la douleur », celui qui a su dire l’hécatombe et la dénoncer sans pour autant tomber dans le piège du réquisitoire. |
Tombé à Ors le 4 novembre 1918
Aménagée en 2011 par le plasticien britannique Simon Patterson, la Maison Forestière d’Ors (59) est un véritable mémorial à la gloire de Wilfred Owen. C’est dans la cave de cette bâtisse que le poète-combattant a passé sa dernière nuit, le 4 novembre 1918. Décoré de sérigraphies des manuscrits d’Owen, ce lieu est devenu une étape obligée des circuits du souvenir associés à la Grande Guerre. Il marque l’aboutissement d’une renommée qui n’a fait que grandir au fil des décennies. En 1962, le compositeur Benjamin Britten, utilise l’œuvre d’Owen pour son War Requiem. Les documentaires sur sa vie et les études sur son œuvre se sont multipliés ces trente dernières années. Wilfred Owen est devenu la référence en matière de poésie de la Première Guerre mondiale. Cette surexposition masque cependant la diversité de l’ensemble de la production poétique générée par le conflit. La poésie d’Owen, dont les qualités sont indéniables, ne montre qu’un des aspects de la guerre. Dans la préface de son recueil publié en 1918, il écrit : Mon sujet est la guerre et la douleur de la guerre. La poésie est dans la douleur et la pitié. Aujourd’hui, tout ce que peut faire le poète, c’est mettre en garde. Mort une semaine avant l’Armistice, il avait toujours voulu devenir écrivain mais il n’aurait certainement pas prédit qu’il deviendrait la voix britannique la plus célèbre de la Grande Guerre et trouverait sa place dans tous les manuels scolaires.
Né en 1893, dans une famille bourgeoise, Wilfred Owen est un enfant studieux et doué, qui se passionne très tôt pour la poésie. Professeur d’anglais à Bordeaux au moment de l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, il ne s’engage pas tout de suite. Il attend juin 1915 pour se porter volontaire et postuler aux Artists’ Rifles. Il a clairement l’intention de bénéficier de l’environnement littéraire propre à ce régiment pour favoriser sa carrière naissante. Après une longue période d’instruction en Angleterre, au cours de laquelle il devient sous-lieutenant dans le 5e bataillon du régiment de Manchester, il arrive à Étaples le 30 décembre 1916, avant de rejoindre Doullens puis Beauval. Les lettres qu’il écrit régulièrement à sa mère n’évitent aucun détail de la réalité de la guerre. Le 13 mars, il tombe dans une cave et y reste 24 heures, fiévreux, en proie au délire. Après quinze jours de repos, il rejoint son bataillon à Savy, près de Saint-Quentin. La violence des bombardements le déstabilise au point qu’il est déclaré « neurasthénique », euphémisme qu’utilise l’armée pour décrire les commotions entraînant des troubles psychologiques. D’abord soigné dans un hôpital d’évacuation du front, il est ensuite envoyé à l’hôpital psychiatrique de Craiglockhart, près Edimbourg. Ce séjour sera déterminant pour lui car il lui permettra de rencontrer Siegfried Sassoon, également hospitalisé dans le centre de soins écossais. Les deux hommes deviennent amis et discutent longuement de l’art poétique et de la façon dont il peut rendre compte de la guerre. Au contact de Sassoon, Owen prend confiance dans sa technique et trouve la voix innovante qui fera de lui un poète de renom. Il entre dès lors en contact avec des écrivains-combattants tels que Robert Graves, Robert Nichols et Edmund Blunden. Tous l’encouragent à poursuivre son œuvre, y décelant un talent de premier plan.
Ses poèmes ne dénoncent pas la guerre en tant que telle mais insistent sur sa brutalité et ses conséquences à l’échelle individuelle. Owen sait aussi faire preuve d’une ironie toute britannique, qui cherche à mettre en perspective des réalités fortes et contradictoires. Il a recours à des images puissantes, qui visent à déranger sans pour autant aboutir à un discours anti-guerre structuré. Son poème Dulce et Decorum Est (citation extraite d’un célèbre vers d’Horace : Qu’il est doux et honorable de mourir pour sa patrie) a été écrit en opposition à tous les « versificateurs patriotes » qui encombrent les journaux de leur production fade et mensongère. Le poème est initialement dédié à Jessie Pope, poétesse qui publie dans les journaux des poèmes de propagande d’un chauviniste exacerbé. Les poèmes de Wilfred Owen laissent une large part à l’indignation et à la compassion, exprimées avec une très grande maîtrise stylistique.
Au terme de sa période de convalescence, Wilfred Owen est déclaré à nouveau apte pour le service et repart en France le 31 août 1918. Après une semaine passée au célèbre Bull-ring, l’immense champ de manœuvres d’Étaples, il rejoint son bataillon à Corbie, dans la Somme, avant d’être transféré dans un secteur de l’Aisne. Une action sur le canal de Saint-Quentin lui vaut la Médaille Militaire. A l’instar de son ami Siegfried Sassoon, son courage et sa vaillance au combat s’expriment soudainement avec une énergie surprenante, balayant tous les soupçons de lâcheté que certains avaient pu émettre quand il avait été évacué suite à sa « commotion ». Contre toute attente, Owen est devenu un bon officier, respecté par ses hommes.
A la fin du mois d’octobre, son unité se bat le long du canal Sambre-Oise. Le 2 novembre, elle reçoit l’ordre de le franchir. La manœuvre est périlleuse et tout repli inenvisageable. Le 4 novembre, Wilfred Owen est tué en franchissant le canal. Son corps est enterré dans l’extension militaire du cimetière communal d’Ors. La nouvelle de sa mort parvient à sa famille au moment même où est annoncé l’Armistice. Sa mère décide de faire graver un extrait de son poème The End sur sa stèle.
Sa mort en pleine jeunesse, qui plus est quelques jours avant l’Armistice, alliée au fait qu’il fut l’un des derniers grands poètes de tradition romantique, tout cela a créé le mythe. Il est devenu dans la mémoire collective britannique l’archétype même du poète de la Grande Guerre. Ses derniers poèmes montraient cependant une évolution qui l’amenait à s’éloigner du romantisme. Outre sa valeur littéraire, la poésie d’Owen nous en dit beaucoup sur le psychisme du combattant, avec notamment la récurrence de certaines images obsessionnelles.
Lettre :
Dimanche 4 février 1917 [Dépôt avancé du train des équipages]
Ma très chère mère,
Je suis cette fois loin en arrière du front, car on m’a envoyé dans cette Vieille Ville, d’où je t’écris, pour suivre une formation dans le train des équipages. Comme le bataillon n’a finalement pas obtenu le repos escompté, j’ai eu une bonne dose de première ligne depuis ma dernière lettre.
Pour commencer, je te dirai que je m’en suis sorti indemne. J’ai seulement eu un peu de dysenterie, mais c’est passé. Par contre, j’ai un gros rhume, qui me fait beaucoup tousser et m’oblige aujourd’hui à conserver le lit.
Je n’ai pas le cœur à te raconter toutes les horreurs de cette dernière période en ligne. C’était presque pire que la première fois parce qu’ici ma section n’avait pas d’abri et les hommes devaient dormir sur la neige, exposés au vent glacé. Pendant la journée, il était impossible de se tenir debout ou même de ramper aux alentours, car nous étions derrière une petite crête d’où les boches pouvaient nous observer avec leurs périscopes.
Notre section disposait de cinq réchauds à alcool, mais ils n’étaient pas suffisants pour faire fondre la glace dans les bidons. Aussi avons-nous cruellement souffert de la soif.
C’est un miracle que nous ne soyons pas morts de froid. En fait, un seul de mes hommes est mort gelé, n’ayant pu revenir à temps d’une patrouille, mais je suis incapable de dire combien ont atterri à l’hôpital. Je n’ai pas à déplorer de victimes de bombardement, malgré les obus de 77 qui tombaient à proximité toutes les heures pendant une dizaine de minutes. Des averses de terre nous arrosaient alors mais aucun éclat d’obus ne nous a atteints.
J’ai perdu mes gants dans un abri, mais j’ai trouvé une paire de mitaines sur le terrain et j’avais ma vareuse de tranchée (sans doublure mais avec un blouson au-dessous). Mes pieds m’ont d’abord fait terriblement souffrir puis je ne les ai plus sentis. Ils étaient comme morts. C’est l’ardeur de la Vie à l’intérieur de moi qui a réussi à me réchauffer. Mon désir de vivre m’a fait oublier la faim. La force de ton amour est parvenue jusqu’à moi et m’a maintenu en vie. J’ai pensé tout le temps à toi et à Mary. Je ne peux pas dire que je n’ai pas éprouvé de peur. Le martèlement des obus explosifs nous a tous rendus à moitié fous. Ce qui m’a causé le plus de désagrément, c’était l’impossibilité de ramener les blessés : impossibilité totale le jour et difficulté extrême la nuit.
Nous étions comme abandonnés dans un désert glacé.
Pas un seul signe de vie à l’horizon, seulement des indices de mort par milliers.
Pas un brin d’herbe, pas un insecte ; seulement une ou deux fois par jour l’ombre d’un grand faucon qui avait repéré une charogne.
Graduellement, nous progressions vers l’arrière, à travers les lignes de réserve et de soutien, vers le village où le bataillon prend son repos. Quand nous étions en soutien, nous habitions un immense abri boche (rempli de tout un tas d’objets laissés par les Allemands). Leurs abris sont si profonds qu’on a l’impression d’y avoir aussi chaud que dans une mine. C’est là que nous avons commencé à nous dégeler. Enfin, j’arrivai au village, pour y trouver toutes tes chères lettres et ce colis contenant de bonnes et précieuses choses. La lampe est parfaite, ton casque parfait aussi, tout est parfait.
C’est alors que j’ai reçu cet ordre tombé du ciel de partir suivre un cours dans le train des équipages. Tu m’imagines dans le train des équipages ? Quand je suis parti, les visages des sous-offs et même des capitaines étaient lugubres à souhait. Ils ne peuvent comprendre ma chance.
Je n’aurai pas immédiatement un poste d’officier du train, mais pour l’heure me voilà dans une charmante vieille ville où je partage un cantonnement avec un officier écossais.
Il est vrai que nous n’avons rien pour nous chauffer et que le lait gèle en quelques minutes dans les cruches. Il est vrai également que j’ai mal partout d’avoir trop monté à cheval. Et vrai encore que la vie ici est chère. Malgré cela, je n’ai pas été dans un tel état de satisfaction depuis trois mois.
Dis à Colin qu’au centre d’entraînement, nous montons toutes sortes de canassons et que nous passons d’interminables heures à trotter, sans étriers, les bras croisés ou toute autre acrobatie digne du cirque.
C’est très amusant, en tant que spectateur.
Demain j’enverrai une carte postale de cette ville qu’il m’est interdit de nommer.
Mon adresse : Section du Génie
Dépôt avancé du train des équipages
A.P.O. S1. B.E.F France