
Récemment publié en français, Testament of Youth (Mémoires de Jeunesse) est un témoignage majeur sur les infirmières bénévoles de la Grande Guerre et sur les deuils familiaux. Féministe et pacifiste, Vera Brittain produira une œuvre abondante, qui relate ses différents combats. |
Une nation endeuillée – le témoignage d’une infirmière bénévole
En 1933, Vera Brittain publie Testament of youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée de son auteure. Par la suite, elle ne retrouvera jamais un tel succès critique et populaire. Cette autobiographie centrée sur la Grande Guerre a séduit le public au début des années trente parce qu’elle comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, Testament of Youth apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. La notion de deuil de guerre y est notamment traitée en profondeur et aboutit à un récit poignant qui brosse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse.
Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme, dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie arrogant et quasi autiste. Vera étouffe dans ce milieu qui n’a pour but que de perpétuer sa prospérité. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général. Il ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875 et créé depuis lors quatre collèges qui leur sont exclusivement réservées, Vera espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les préjugés de son époque. Son père considère en effet que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Scandalisée par cette inégalité de traitement, Vera devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un tempérament affirmé, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.
Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son ami Roland Leighton et son frère décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant du front où les êtres proches risquent leur vie. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. En quelques mois, elle a connu la joie d’entamer des études et de tomber amoureuse tandis que le monde s’enflamme autour d’elle et que les morts se comptent par centaines de milliers. Elle a de plus en plus de difficulté à gérer cette situation, tant celle-ci admet de sensations contradictoires. Au printemps 1915, Vera finit par prendre une décision lourde de conséquences : arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.
Travaillant d’abord dans un hôpital du Devonshire, elle apprend les rudiments du travail de fille de salle et se plie à une discipline à laquelle elle n’est pas habituée. Elle postule ensuite pour un hôpital à Londres. Vera Brittain trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de se sentir ainsi proche de Roland et des réalités de la guerre. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Pendant quelques jours, Vera et Roland redeviennent de jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Mais aussi précieuses soient-elles, elles produisent aussi de l’insatisfaction. Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne. En 1933, le public britannique se retrouvera dans le récit des longs mois de deuil où elle perd tout repère. La disparition d’un fils, d’un mari ou d’un frère a été le quotidien de toute une nation pendant quatre années. Dans Testament of Youth, Vera Brittain a su le dire dans le détail, avec une force et une vérité qui n’avaient que rarement été atteintes auparavant. Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat.
Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. Elle entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Vera ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande contre-offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward arrive en juin. Ce nouveau deuil la plonge dans un état de prostration que l’annonce de l’Armistice n’atténuera pas. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille.
Après la guerre, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée. C’est aussi pour la peinture que Vera Brittain fait des années douloureuses qui ont suivi l’Armistice que Testament of Youth sera plébiscité par le public.
Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher que le monde connaisse à nouveau la guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain. A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire, ce qui agace George. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti le caractère homosexuel de leur relation.
A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour des trounées de conférences. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.
A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index. On lui refuse un passeport pour aller voir ses enfants, qu’elle avait décidé de mettre à l’abri chez des amis du Minnesota en 1940.
Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès.
Vera Brittain meurt en 1971. Selon ses voeux, ses cendres seront dispersées sur la tombe d’Edward dans le petit cimetière italien du plateau d’Asiago. Peu de temps avant sa mort, elle avait confié à sa fille : Depuis presque cinquante ans, une partie de mon cœur est resté dans ce cimetière italien.
Testament of Youth n’a cessé d’être réédité depuis 1933. Ce classique de la littérature de témoignage de la Grande Guerre a été adapté pour la BBC à la fin des années 70. Une adaptation cinématographique est sortie sur les écrans en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey (1998). L’ensemble de ces ouvrages constitue une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue. Leur lecture conjointe permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté.«
Testament of Youth a été publié en français sous le titre Mémoires de jeunesse aux éditions Viviane Hamy en 2023 (traduction de Josée Kamoun et Guy Jamin)
Extrait (correspondance entre Vera Brittain et Roland Leighton) :
Vera à Roland 15 avril 1915
Ta lettre écrite les 7, 8 et 9 avril est arrivée ce matin. Tu ne peux pas savoir à quel point elle m’a touchée. Quand je l’ai lue, j’ai ressenti une étrange exultation où l’angoisse se mêlait à la terreur. Je tremble à l’idée qu’au moment où je te lis tu es peut-être exposé au terrible danger de ces canons que tu as entendu tonner au loin, et malgré cela toutes mes peurs s’effacent devant l’espoir que je place dans ton avenir. J’en ai fait part à ta mère et elle ressent la même chose que moi. Tu ne parles pas beaucoup de toi mais je connais l’esprit qui t’anime – le vrai courage, non celui qui fait fi du danger et de la fatigue mais celui qui les ressent et arrive cependant à les surmonter. Cet esprit t’aidera à sortir vainqueur de toutes les situations. Si seulement je pouvais les partager avec toi ! Je donnerais tout pour être un homme le temps que dure la guerre, et redevenir une femme, naturellement, au moment où elle se terminera. Si je pouvais voir avec toi le feu de l’artillerie et les fusées lumineuses qui s’élèvent des tranchées allemandes au lieu de me contenter de savoir que tu vois et entends ces choses, je crois que mon exultation bannirait toute peur. Il peut paraître facile de parler ainsi, mais je souhaiterais tant éprouver les contraintes physiques, les longues marches et même les nuits de corvées après des journées déjà beaucoup trop chargées.
Vera à Roland 17 avril 1915
Rien dans les journaux, pas même les descriptions les plus réalistes, ne m’a donné une idée de la guerre comme le font tes lettres. Et pourtant j’ai parfois l’impression que ce que je lis n’est qu’un rêve, terrible et bouleversant, et que je me réveillerai pour constater que tout est comme avant. Cela ne se peut toutefois pas : rien ne sera jamais comme avant, mais si le Ciel le permet peut-être me réveillerai-je un jour pour te trouver à mes côtés. Parfois ton existence même me semble également un rêve et je dois alors regarder tes lettres et les choses que tu m’as données pour me persuader que tout cela est réel.
Tu n’avais pas besoin de me dire que tu n’as pas eu peur, ta lettre le laissait clairement transparaître, je crois que tu auras toujours bien plus peur de la peur en elle-même que des dangers auxquels tu dois faire face, lesquels terrifient nombre de ceux qui se sentaient pourtant confiants avant la confrontation. Je me rends compte aussi à quel point la frontière entre la vie et la mort est mince dans les tranchées. Les tireurs embusqués, les balles, les tranchées allemandes à 80 mètres, l’imminence d’une attaque, avec tous ces dangers il semble presque impossible que quiconque puisse en réchapper. Si jamais tu es tenté d’accorder peu de prix à ta vie, n’oublie pas que tu as laissé derrière toi deux personnes qui lui accordent, elles, le prix le plus fort. Comment peux-tu dire : « Ne vous inquiétez pas pour moi » ?
L’idée de Kingsley selon laquelle « les hommes doivent travailler et les femmes pleurer », même si elle est fausse, me semble valable pour le temps présent. Je m’acquitte autant que possible de la première action et ne me sens que très rarement encline à la seconde, mais j’avoue que celle-ci devient possible quand tu me dis que tu embrasses ma photo. J’envie cette photo, qui a plus de chance que l’original. Je suppose que la proximité de la mort fait tomber les barrières et les conventions, qui importent si peu quand l’essentiel est en jeu. Je n’avais jamais pensé que j’aurais un jour pu écrire ce genre de choses. Dans les temps ordinaires de la vie, on ne sait pas à quel point on peut être touché.
Roland à Vera 20-21 avril 1915
Tes deux dernières lettres sont arrivées hier et avant-hier soir et je les ai lues à la lueur de la bougie, assis sur un petit banc de bois devant mon abri. C’est de ce même endroit que je t’écris maintenant, tandis que le soleil éclaire ma feuille et qu’une abeille bourdonne au-dessus des primevères toutes proches. La guerre et les primevères ! En ce moment, rien ne laisse supposer que des combats sont en cours. Nos tranchées sont au milieu d’un grand bois que nous tenons depuis début novembre, du moins celles de soutien et de réserve, la tranchée de tir étant quant à elle située à l’orée. Nous sommes au coeur d’un véritable labyrinthe de sentiers, de huttes isolées et de rambardes. L’abri que j’occupe est dans la seconde ligne, à 180-200 mètres de la tranchée de tir. D’où la possibilité d’avoir des primevères derrière les rambardes. La moitié de mon peloton est en soutien, l’autre en première ligne. Aussi, je partage mon temps entre les deux endroits, mais je prends mes repas et je dors ici (quand j’en ai le temps), car nous y sommes à couvert. Il faut cependant savoir que tout le bois est exposé au feu de l’ennemi. Depuis hier, deux de nos hommes ont été atteints par des tireurs embusqués alors qu’ils étaient en troisième ligne. Une balle a sifflé ce matin à mes oreilles pendant que je me rasais. Hier après-midi, nous avons été bombardés et avons déploré notre premier mort : touché à la tête.
La portion de la ligne que nous tenons est bien trop fortifiée pour être reprise par les Allemands. Il est probable que nous allons rester ici deux mois. Nous serons relevés tous les quatre jours par le 8e Worcester pour passer à chaque fois quatre jours en repos et revenir ensuite dans les tranchées. Nous partons en cantonnement demain mercredi.
Il est agréable d’être assis ici sur ce banc. Parfois, j’arrive à oublier le danger, la guerre et la mort et je ne pense alors qu’à la beauté de la vie, à l’amour… et à toi. Tout ici n’est que contrastes macabres. Hier matin, en traversant le bois ensoleillé pour me rendre à la tranchée de tir, je suis tombé sur le cadavre d’un soldat britannique dissimulé dans les fourrés à quelques mètres du sentier. Il a dû être abattu lors de la prise du bois, il y a quelques mois, et a été oublié là. Le corps s’était enfoncé dans le sol spongieux : seul le bout de ses bottes dépassait. Sa casquette et son barda traînaient à ses côtés, à moitié enterrés, en train de pourrir. J’ai fait recouvrir le corps de terre, ce qui augmente d’une unité le nombre de petites tombes dans notre bois.
J’espère que cela ne te dérange pas de lire ces détails macabres ? Tu m’as demandé de tout te dire. Ma nouvelle vie est faite de ces réalités.
Mercredi 21
Je n’ai pas pu terminer ma lettre hier.
Nous quittons les tranchées cet après-midi à quatre heures. Il est maintenant onze heures. Je suis bien heureux de profiter d’un peu de repos car ces quatre derniers jours ont été éprouvants. J’ai passé une partie de la nuit à réparer les réseaux de fil barbelé devant nos tranchées et j’arrive à peine à tenir les yeux ouverts ce matin. Il n’y a rien de glorieux dans la guerre des tranchées. Il faut attendre, et encore attendre, dans l’espoir de prendre un léger avantage – et ceux qui peuvent attendre le plus longtemps l’emportent. Et tout cela pour rien, pour un nom sans signification, pour un idéal peut-être, après tout.
Quand tout cela sera fini et que je serai de nouveau avec elle, l’original n’aura plus à jalouser la photo. La barrière qu’Elle semble avoir trouvée n’est pas celle de la réserve mais de la révérence. Mais n’est-il pas préférable que ce genre de doux sacrilège soit une anticipation plutôt qu’un souvenir ?
Vera à Roland 25 avril 1915
J’ai reçu ce matin ta lettre datée du 20 avril. Oui, dis-moi les choses horribles que tu vois. Je sais que même la guerre ne parviendra pas à émousser ta sensibilité et que tu souffres à cause de ces choses tout comme je souffrirais en les voyant. Je veux que ta nouvelle vie soit le plus possible la mienne, il ne peut en être autrement. Les femmes ne sont plus les douces créatures que protège le bon vouloir des hommes, reléguées à la nurserie et au salon, ou du moins aucune femme à laquelle tu pourrais t’intéresser ne se contenterait de cette position. D’une certaine façon, je me sens plus forte en sachant que ces horreurs existent. Elles me donnent froid dans le dos quand je les lis mais je sens que la prochaine fois j’arriverai à les endurer, sans pour autant devenir insensible.
Je me demande comment je vais pouvoir supporter les huit prochaines semaines, non à cause de l’inconfort de mon environnement mais en raison de sa commodité même. Je me souviens qu’au début de la guerre tu avais dit que « la vie universitaire est un étiolement ». C’est exactement le cas. Tout est trop facile ici. J’accueillerais avec joie un travail physique, quitte à ce qu’il m’épuise. M’asseoir à ma table pour une traduction latine devient une impossibilité tant physique que mentale. Peut-être mon choix actuel est-il le bon, peut-être est-ce la meilleure façon de me préparer un avenir où je pourrai gagner ma vie, ceci me paraissant encore plus indispensable qu’avant. Mais en ce moment, étudier est devenu impossible. Au lieu de me mettre à la tâche, je rêvasse, je t’imagine la nuit au milieu des réseaux de fils barbelé. Tu souffres des horreurs de la guerre et pourtant ta personnalité profonde ne change pas. Tes lettres prouvent qu’elles ne t’atteignent pas. Je pense au soldat qui a été tué dans ton régiment. Tu aurais pu subir le même sort. Mais tout ceci ne fait de bien à personne. Deux étudiantes sont devenues infirmières bénévoles après leurs examens. J’envisage parfois cette possibilité. Mais je dois d’abord terminer mon semestre, pour le valider et pour que l’argent de mon père n’ait pas été dépensé inutilement. D’autre part, si j’arrêtais maintenant, je devrais plus tard recommencer les trois années de mon cursus.
(….)
Tu me parles d’anticipation. Il est doux de penser que certaines choses peuvent à nouveau exister, & qu’en dépit de tout ce que tu vis tu conserves suffisamment d’espoir pour envisager l’avenir. Maintenant que tu es au coeur de la mêlée, continues-tu de penser que tu t’en sortiras indemne ? Je me rappelle souvent ce moment où tu m’as dit « Je reviendrai »,un jour nos rêves se réaliseront.
Roland à Vera 27 avril 1915
(…)
Jusqu’à présent, je ne t’ai pas tenue au courant de mes déplacements et tu es en droit de te faire une idée de nos pérégrinations. Folkestone, Boulogne, Cassel, Steenwerck, Armentières et x [Ploegsteert], où nous sommes coincés jusqu’à ce qu’une percée ait lieu. La vie que nous menons ici a son intérêt et j’y trouve beaucoup d’agrément. Ma seule crainte est que, étant d’une nature vagabonde, je finisse par trouver notre tâche monotone si nous restons ici à accomplir toujours les mêmes corvées.
Quand viens-tu me rejoindre ? Il est temps que nous allions nous promener bras dessus bras dessous Unter den Linden. Donne-moi des nouvelles de ton frère si tu en as. Il n’a pas répondu à ma dernière lettre.
29 avril
Je ne me souviens pas d’avoir jusqu’à présent écrit une lettre aussi matinale. Le jour vient juste de se lever et tout est calme autour de moi. D’où je suis assis, je peux voir le soleil s’élever au-dessus du champ de trèfles situé derrière les tranchées. Au-delà du champ, j’aperçois une portion de route blanche. Sur notre gauche, quelques oiseaux chantent dans le bois et de petits volutes de fumée bleue, s’élevant des feux que les hommes ont allumés, se dissipent à travers la ramure des arbres. Une de nos mitrailleuses tire une balle toutes les dix minutes environ avec la régularité paresseuse d’un métronome. Ce rythme est en harmonie avec l’atmosphère ambiante. Tout le monde dort sauf les sentinelles.
Je suis de garde de 3h30 à 8 h, heure à laquelle je dormirai jusqu’à 10h30. En attendant, je dois rester éveillé et longer la tranchée toutes les heures pour inspecter les sentinelles et donner les ordres nécessaires. En fait, nous ne dormons quasiment pas la nuit et grapillons quelques heures de sommeil par ci par là pendant la journée. Vu que nous ne sommes pas autorisés à enlever nos vêtements, il est facile de dormir n’importe où et de se réveiller à tout moment si nécessaire.
(…)
7h30
Je reviens de ma tournée d’inspection. Un biplan français a décollé il y a quelques minutes et survole maintenant les lignes ennemies en décrivant des cercles. Deux batteries anti-aériennes allemandes et une Maxim essaient de l’atteindre. Toutes les minutes, une détonation se produit, comme un bouchon que l’on retire d’une bouteille de vin, et une grosse boule cotonneuse se forme tout là-haut. L’aéroplane change à nouveau de cap, entouré de ses petits nuages blancs. Tout cela est très joli : un oiseau blanc, des volutes de fumée blanche et le bleu étincelant du ciel. On a du mal à imaginer qu’il y a du danger là-haut, de l’audace et ce courage calculé qui est la vraie mesure de l’héroïsme.
Il est maintenant hors de portée.
Midi. Je viens de lire ta lettre du 25. Je ne peux pas y répondre maintenant, en tout cas pas comme je le souhaiterais. J’ai d’une part beaucoup de lettres de la troupe à censurer – prosaïques et sans imagination pour la plupart, mais certaines d’entre elles me donnent l’impression d’être un père confesseur – et d’autre part deux officiers assis à mes côtés qui n’arrêtent pas de jacasser. J’écrirai à nouveau ce soir ou demain matin tôt quand je serai seul.
Je prends soin de moi autant qu’il est possible et je ne lève jamais la tête au-dessus du parapet. Pas plus tard qu’hier un homme du régiment que nous avons relevé a reçu une balle en pleine tête pour avoir commis cette imprudence. Il est mort en étant transporté au poste de secours. Un officier qui a assisté à la scène m’a donné des détails macabres, que je ne répéterai pas. J’ai vu de longues traces de sang sur le caillebotis. C’était de sa faute, pauvre gars.