Vera Brittain (1893-1971)

Récemment publié en français, Testament of Youth (Mémoires de Jeunesse) est un témoignage majeur sur les infirmières bénévoles de la Grande Guerre et sur les deuils familiaux. Féministe et pacifiste, Vera Brittain produira une œuvre abondante, qui relate ses différents combats.

Une nation endeuillée – le témoignage d’une infirmière bénévole

En 1933, Vera Brittain publie Testament of youth, témoignage de guerre qui rencontrera un large public et établira durablement la renommée de son auteure. Par la suite, elle ne retrouvera jamais un tel succès critique et populaire. Cette autobiographie centrée sur la Grande Guerre a séduit le public au début des années trente parce qu’elle comblait un vide dans la littérature de témoignage. Le point de vue féminin avait déjà donné lieu à des mémoires intéressants, émanant essentiellement d’infirmières ayant soigné les blessés dans les hôpitaux du front, mais aucune œuvre majeure n’avait émergé. De par son ampleur et son parti pris de mêler une histoire personnelle à une étude sur le rôle de la femme pendant la guerre, Testament of Youth apporte un éclairage nouveau sur les années sombres qu’a connues la société britannique entre 1914 et 1918. La notion de deuil de guerre y est notamment traitée en profondeur et aboutit à un récit poignant qui brosse le tableau d’une nation confrontée à la mort de masse.

Vera Brittain naît le 29 décembre 1893 à Newcastle-under-Lyme, dans une famille d’industriels où la foi dans le progrès, alliée au conservatisme victorien, entraîne un style de vie arrogant et quasi autiste. Vera étouffe dans ce milieu qui n’a pour but que de perpétuer sa prospérité. Arthur Brittain, le père de Vera, est allergique à la littérature et à la culture en général. Il ne se préoccupe que de politique locale et proclame avec fierté qu’aucun de ses ouvriers n’est syndicaliste. Vera est bonne élève et peut envisager des études supérieures. L’université d’Oxford ayant ouvert ses portes aux étudiantes en 1875 et créé depuis lors quatre collèges qui leur sont exclusivement réservées, Vera espère pouvoir s’y inscrire, mais pour cela il lui faut combattre les préjugés de son époque. Son père considère en effet que les études ne sont d’aucune utilité pour les filles. C’est Edward, le jeune frère, qui ira à Oxford. Scandalisée par cette inégalité de traitement, Vera devient féministe. Cette revendication de l’égalité entre hommes et femmes n’est pas seulement une réponse à une situation personnelle. Elle deviendra le combat de toute une vie. Dotée d’un tempérament affirmé, Vera ne baisse pas les bras et finit par obtenir de son père l’autorisation d’étudier à Oxford.

Vera entre à l’université à l’automne 1914 et se consacre aux études sans se soucier de ce qui se passe de l’autre côté de la Manche. Mais quand son ami Roland Leighton et son frère décident de s’engager, elle commence à ressentir un décalage entre l’univers académique d’Oxford et le monde sanglant du front où les êtres proches risquent leur vie. La correspondance avec celui qu’elle refuse d’appeler son fiancé, par principe féministe, l’amène à s’intéresser de plus en plus à la guerre et à regretter que les femmes en soient écartées. En quelques mois, elle a connu la joie d’entamer des études et de tomber amoureuse tandis que le monde s’enflamme autour d’elle et que les morts se comptent par centaines de milliers. Elle a de plus en plus de difficulté à gérer cette situation, tant celle-ci admet de sensations contradictoires. Au printemps 1915, Vera finit par prendre une décision lourde de conséquences : arrêter ses études pour devenir infirmière bénévole.

Travaillant d’abord dans un hôpital du Devonshire, elle apprend les rudiments du travail de fille de salle et se plie à une discipline à laquelle elle n’est pas habituée. Elle postule ensuite pour un hôpital à Londres. Vera Brittain trouve une certaine sérénité dans cette vie de soins hospitaliers, qui lui permet de se sentir ainsi proche de Roland et des réalités de la guerre. Les deux permissions de ce dernier affermissent leur lien. Pendant quelques jours, Vera et Roland redeviennent de jeunes intellectuels pétris d’ambition qui échangent leurs vues sur la littérature, la religion et la politique. Les lettres que les deux jeunes gens s’échangent les autorisent à s’exprimer avec une liberté que n’auraient pas permise des circonstances ordinaires. Mais aussi précieuses soient-elles, elles produisent aussi de l’insatisfaction.  Vera s’aperçoit que la guerre a changé Roland. Il est devenu distant et énigmatique. Elle attend avec impatience sa prochaine permission pour Noël. Mais Roland est tué le 23 décembre 1915 à Hébuterne. En 1933, le public britannique se retrouvera dans le récit des longs mois de deuil où elle perd tout repère. La disparition d’un fils, d’un mari ou d’un frère a été le quotidien de toute une nation pendant quatre années. Dans Testament of Youth, Vera Brittain a su le dire dans le détail, avec une force et une vérité qui n’avaient que rarement été atteintes auparavant. Les étapes du deuil sont nommées et analysées, notamment le processus d’idéalisation du soldat tué au combat.

Après la mort de Roland, Vera Brittain veut partir soigner les blessés à l’étranger. Affectée à Malte, où stationne la base arrière des troupes britanniques du front d’orient, elle peut pendant quelques mois retrouver une certaine stabilité émotionnelle. Elle entreprend une correspondance assidue avec son frère et deux amis de celui-ci, Victor et Geoffrey, lesquels étaient également des amis de Roland. Vera ne vit plus que par les liens qui se sont forgés au sein de cette petite communauté d’amitié. Quand elle apprend que Victor a été blessé et qu’il est devenu aveugle, elle décide de démissionner de son poste d’infirmière bénévole et de revenir en Angleterre pour l’épouser, estimant que c’est la seule façon pour elle d’être fidèle à la mémoire de Roland. Mais Victor meurt quelques semaines plus tard, tout comme Geoffrey, dont le corps ne sera jamais retrouvé. Vera réintègre le circuit du bénévolat hospitalier et se retrouve à Étaples, dans un des nombreux hôpitaux de la Côte d’Opale. Les conditions y sont particulièrement difficiles, surtout à l’approche de la grande contre-offensive allemande du printemps 1918. C’est à ce moment-là que son père lui écrit pour lui demander de revenir soigner sa mère, tombée malade. Malgré l’indépendance qu’elle a acquise au cours des trois dernières années, le poids de son éducation la contraint à revenir au pays. Le télégramme annonçant la mort de son frère Edward arrive en juin. Ce nouveau deuil la plonge dans un état de prostration que l’annonce de l’Armistice n’atténuera pas. Comme elle l’avait fait pour Roland, elle cherche à connaître les circonstances exactes de la mort d’Edward. Cette quête quasi obsessionnelle n’aboutit qu’à de maigres résultats, le colonel commandant l’unité d’Edward se contentant du discours stéréotypé qu’on tient en pareil cas à la famille.

Après la guerre, elle reprend ses études à Oxford mais n’arrive pas à réintégrer le cours normal de la vie. Vera ne comprend pas cette faculté qu’a la société à oublier. Si les morts de la guerre sont officiellement commémorés et ont droit à leurs cérémonies standardisées, dans la vie quotidienne il n’est pas de bon ton de vivre le deuil de façon trop marquée. C’est aussi pour la peinture que Vera Brittain fait des années douloureuses qui ont suivi l’Armistice que Testament of Youth sera plébiscité par le public.

Après Oxford, Vera s’attelle à l’écriture. Elle publie deux romans dans les années 20 et travaille pour la section britannique de la S.D.N., née du traité de Versailles. Convaincue que l’amitié et la coopération entre les peuples peuvent empêcher que le monde connaisse à nouveau la guerre, elle veut agir politiquement et se rapproche du parti travailliste. Ces activités l’aident à reprendre petit à petit confiance en elle. Mais c’est surtout l’amitié de Winifred Holtby, étudiante rencontrée à Oxford, qui la sauve. Les deux femmes deviennent inséparables. Toutes deux sont militantes féministes et ont l’intention de mener de front une carrière de journaliste et d’écrivain. A trente ans, Vera épouse George Catlin, un professeur spécialiste de science politique. Deux enfants, John et Shirley, naissent en 1927 et 1930. George enseigne dans une université américaine mais Vera ne souhaite pas vivre aux États-Unis. Le couple vit une sorte de mariage à mi-temps. A Londres, Vera et Winifred font vie commune. Et quand George revient s’installer en Angleterre, Winifred habite sous le même toit que le couple. Cette situation génère des commentaires ironiques dans le milieu littéraire, ce qui agace George. Aujourd’hui, les milieux lesbiens font de Vera et Winifred des icônes de leur cause, mais les deux femmes de lettres ont toujours démenti le caractère homosexuel de leur relation.

A la fin des années 20, Vera entreprend d’écrire son autobiographie centrée sur la Grande Guerre. Souhaitant profiter du regain d’intérêt qu’a le public pour la littérature de guerre, elle rédige Testament of Youth, qui se veut à la fois un récit personnel et une étude de la société britannique des années 1910-1925 vue sous l’angle de la femme. Le succès dépasse toutes ses espérances. Elle devient du jour au lendemain un nom qui compte sur la scène littéraire britannique. Les ventes du livre aux États-Unis lui permettent de franchir régulièrement l’Atlantique pour des trounées de conférences. Mais au milieu des années 30, le malheur la frappe à nouveau. Winifred Holtby meurt à l’âge de 37 ans. En qualité d’exécutrice littéraire, Vera fait publier le dernier roman de son amie : South Riding, qui connaîtra le succès en librairie et sera adapté au cinéma.

A partir de 1936, le contexte international pousse Vera Brittain à épouser la cause du pacifisme. Comme un certain nombre de combattants de la Grande Guerre, elle veut agir pour empêcher une nouvelle guerre mondiale. Elle milite au sein de mouvements pacifistes, notamment quakers, et écrit plusieurs essais sur le sujet. Ses romans des années 30 et 40 traitent également des conséquences de la Première Guerre mondiale et sont autant de portraits d’une génération meurtrie qui refuse que l’on commette les mêmes erreurs que par le passé. Quand la guerre éclate, elle ne renonce pas au pacifisme, et intensifie même son action. Celle-ci prend d’autres formes : la lutte contre le blocus allié qui affame les populations européennes et la dénonciation des bombardements de masse sur l’Allemagne. Avec courage, elle s’oppose à la stratégie alliée et se retrouve mise à l’index. On lui refuse un passeport pour aller voir ses enfants, qu’elle avait décidé de mettre à l’abri chez des amis du Minnesota en 1940.

Après la guerre, la notoriété de Vera Brittain décline, surtout aux États-Unis, où ses prises de position contre les bombardements dits stratégiques ont laissé des traces. Sa carrière littéraire suit également une pente descendante. Elle continue malgré tout de publier régulièrement des essais, des romans et des ouvrages autobiographiques mais sans jamais renouer avec le succès.

Vera Brittain meurt en 1971. Selon ses voeux, ses cendres seront dispersées sur la tombe d’Edward dans le petit cimetière italien du plateau d’Asiago. Peu de temps avant sa mort, elle avait confié à sa fille : Depuis presque cinquante ans, une partie de mon cœur est resté dans ce cimetière italien.

Testament of Youth n’a cessé d’être réédité depuis 1933. Ce classique de la littérature de témoignage de la Grande Guerre a été adapté pour la BBC à la fin des années 70. Une adaptation cinématographique est sortie sur les écrans en 2015 sous le titre Mémoires de Jeunesse. Dans les années 80 et 90, le journal de guerre de Vera Brittain, Chronicle of Youth, est publié, ainsi que la correspondance avec Roland, Edward, Victor et Geoffrey (1998). L’ensemble de ces ouvrages constitue une documentation précise et ample sur la façon dont les jeunes britanniques des classes moyennes ont vécu la guerre, et dresse un tableau particulièrement émouvant de la génération perdue. Leur lecture conjointe permet de comparer différents niveaux d’écriture testimoniale et de dégager les problématiques associées à chacun d’entre eux. En 1939, elle comparait Testament of Youth « à une forêt dont on ne distingue pas les arbres, tandis que le journal permettait au contraire de voir les arbres un par un, sans perspective certes, mais avec davantage d’immédiateté.« 

Testament of Youth a été publié en français sous le titre Mémoires de jeunesse aux éditions Viviane Hamy en 2023 (traduction de Josée Kamoun et Guy Jamin)

Extrait (correspondance entre Vera Brittain et Roland Leighton) :

TOMMIES 14-18

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