
Esprit libre, poète avant-gardiste, T.E. Hulme, mort dans les Flandres en 1917, a laissé des poèmes et des textes qui se démarquent de la production habituelle de l’écrivain-combattant. |
« Il n’y a rien à faire, sinon continuer. »
Né à Endon, dans le Staffordshire, Thomas Ernest Hulme entre à Cambridge en 1902 pour y étudier les mathématiques mais est renvoyé en 1904 pour comportement violent après une épreuve d’aviron. Après avoir été réintégré, il sera renvoyé une seconde fois suite à une liaison scandaleuse avec une pensionnaire de l’école pour filles de Rodean. Il reprend ses études à Londres (University College) avant de voyager au Canada puis de séjourner en Belgique pour y parfaire son français.
A partir de 1907, il s’intéresse à la philosophie et particulièrement à Henri Bergson, qu’il traduit. Il publie des articles dans la revue The New Age et se lance dans l’écriture poétique. S’il n’écrira qu’un nombre limité de poèmes, ceux-ci, de tendance imagiste, attireront l’attention et exerceront une réelle influence sur ses contemporains, notamment Robert Frost. L’éditeur Stephen Swift qualifie Hulme de métaphysicien qui a atteint une grande beauté rythmique dans ses curieux vers.
Esprit moderne à la recherche de nouvelles formes d’expression, Hulme ne pouvait que s’intéresser au vorticisme, mouvement avant-gardiste principalement initié par Wyndham Lewis. Il côtoie ce dernier ainsi que le sculpteur Henri Gaudier-Brzeska, et participe à la revue vorticiste Blast. De tendance conservatrice, T.E. Hulme se positionne très à droite après avoir noué des liens avec Pierre Lasserre de l’Action Française.
En 1914, Hulme s’engage dans l’artillerie, d’abord dans une unité d’armée de terre puis dans la marine royale. Pendant son service actif au front, il ne cessera de contribuer à The New Age, sous la forme d’une chronique intitulée War Notes, qu’il signe du pseudonyme de North Staffs. Blessé en 1916, il est soigné en Grande-Bretagne et revient dans le secteur des Flandres en 1917. Le 28 septembre, Hulme est touché par un obus. Son corps est littéralement pulvérisé. Il semble qu’absorbé dans ses pensées il n’a pas entendu l’obus arriver, vu que tous ceux qui l’entouraient se sont jetés par terre pour se protéger.
Ses restes ont été enterrés dans le cimetière militaire de Koksijde, sur la côte belge. Sur sa stèle, on peut lire : Un des poètes de guerre.
Le poème traduit ci-après montre le style original de T.E. Hulme, qui se démarque nettement de la production habituelle.
Le texte qui suit est extrait des chroniques qu’il a écrites pour The New Age. Il a quasiment la forme d’un essai de géopolitique, avec des considérations stratégiques que l’on trouve rarement sous la plume d’un combattant. Comme un certain nombre d’officiers fraîchement sortis de l’université ou ayant déjà un début d’œuvre derrière eux, Hulme ressent le besoin de s’adonner régulièrement à l’exercice d’une pensée rigoureuse ou d’écrire des poèmes pour se libérer de l’étreinte abrutissante de la guerre.
Tranchées : St Éloi Au terme de la fausse pente de St Éloi Un large mur de sacs de sable. Nuit. En silence, des hommes sans conviction Nettoient leurs gamelles autour de petits brasiers : Ils rejoignent la ligne ou en reviennent, Ils marchent comme à Piccadilly, Suivent des sentiers dans l’obscurité, Évitent les cadavres de chevaux, Enjambent le ventre d’un soldat belge. Les Allemands ont des fusées. Les Anglais n’ont pas de fusées. Derrière la ligne, les canons, à des kilomètres, sont cachés. Devant la ligne, le chaos : Mon esprit est un corridor. Les esprits de mes camarades sont des corridors. Aucune révélation ici. Il n’y à rien à faire sinon continuer. | Trenches : St Eloi Over the flat slope of St Eloi A wide wall of sand bags Night, In the silence desultory men Pottering over small fires, cleaning their mess-tins : To and fro, from the lines, Men walk as on Piccadilly, Making paths in the dark, Through scattered dead horses, Over a dead Belgian’s belly. The Germans have rockets. The English have no rockets. Behind the line, cannon, hidden, lying back miles. Before the line, chaos : My mind is a corridor. The minds about me are corridors. Nothing suggests itself. There is nothing to do but keep on. |
En Europe, de nombreuses choses que nous étions habitués à considérer comme permanentes sont temporairement en constante évolution. Quand la guerre se terminera, le nouvel état dans lequel ces choses seront laissées restera probablement figé pendant un demi-siècle. Il est possible qu’à l’issue de la guerre, l’hégémonie allemande règne sur l’Europe, ce qui entraînera dans les pays vaincus des réactions d’une force insoupçonnée. L’élément le plus déterminant de la guerre est le fait que tout s’est décidé pendant la brève période où elle a été mobile, et aucune action ultérieure ne pourra changer la donne. Tous nos efforts désormais s’inscriront dans le schéma qu’a établi la guerre. On peut illustrer ce propos par une métaphore empruntée à la guerre elle-même.
La ligne de tranchées du front occidental n’a quasiment pas changé depuis plus d’un an. L’emplacement et la forme de cette ligne constituent les faits de base sur lesquels toute action militaire future sera envisagée. Les détails apparemment accidentels de son tracé doivent être pris en compte, tout comme on prend en compte le tracé irrégulier d’un obstacle naturel, une chaîne de montagnes par exemple. Ils constituent les données du problème à résoudre. Mais bien que la ligne semble fixe, il faut se rappeler qu’elle a été mobile pendant une brève période. Et tous les détails fortuits du tracé irrégulier, comme dans le cas d’une rivière, sont dus à des causes connues, trouvant leur origine au cours de cette brève période. Un saillant par exemple peut être le résultat d’événements concentrés sur une seule après-midi, quand un général a sous-estimé, ou surestimé, le nombre d’hommes nécessaires. Cette image procure un parallèle entre cette guerre et l’avenir de l’Europe. Le lien entre les trois mois de mobilité et l’année d’impasse est le même que celui entre l’évolution constante que connaît maintenant l’Europe et les contours qui seront dessinés pour les prochaines cinquante années.