
Après de brillantes études à Oxford, Stephen Hewett s’engage dès le début de la guerre. Tué à la bataille de la Somme, il a laissé des lettres typiques d’un sous-officier proche des hommes qu’il a sous ses ordres. |
« Je déteste cette réalité de tout mon coeur mais je suis certain qu’elle me fait du bien. »
Né en Inde en 1893, Stephen Hewett a été scolarisé à l’institut bénédictin de Downside avant d’entamer des études d’histoire à Oxford, où il excelle dans toutes les disciplines et s’avère un excellent hockeyeur. Il se porte volontaire dès le début de la guerre et suit la formation pour devenir officier. Promu sous-lieutenant, il écrit régulièrement à sa famille et à ses amis. Ses lettres, qui seront par la suite réunies dans un recueil, sont exemplaires du style de la génération issue des public schools. Les citations latines et les références littéraires y abondent, le style est élaboré et le ton souvent proche de la confidence, avec le souci d’analyser l’expérience de la guerre sous ses différents aspects. Comme souvent dans les lettres des jeunes sous-officiers, les qualités de la troupe sont mises en avant. Les étudiants issus des milieux bourgeois découvrent les classes populaires dans les tranchées. Les commentaires ne sont pas toujours exempts de préjugés mais témoignent toutefois d’une communauté d’armes qui dépasse les anciens clivages.
Régulièrement, Stephen Hewett insiste sur l’adaptation mentale à la guerre, qui nécessite un endurcissement auquel il n’avait pas été préparé. Si le corps est porté à rude épreuve, l’esprit subit des assauts tout aussi ravageurs. Loin de regretter cet état de fait, Hewett le juge profitable et juge saine l’attitude non-intellectuelle de la plupart des officiers britanniques. Mais dans les lettres, la vie intérieure peut à nouveau trouver un espace pour s’exprimer : Bien que nous ayons été bombardés hier, et nous le serons encore demain et après demain, je conserve intact mon appétit pour la lecture : Hardy et Dostoïevski sont mes auteurs préférés en temps de guerre. Sa dernière lettre, adressée à sa soeur, évoque son amour de la vie avec citations de Wordsworth et Virgile à la clé.
Le sous-lieutenant Hewett est tué le 22 juillet 1916, pendant l’offensive de la Somme, lors d’une attaque de nuit. Le capitaine Bryson écrira le panégyrique habituel : Il était un officier exemplaire, que ses hommes aimaient et respectaient. Il n’a jamais failli et s’est toujours montré digne des traditions de son régiment, et bien sûr, d’Oxford…
16 mai 1916, France
A Hubert Secretan (un ami)
Je me demande quand viendra mon tour d’avoir une permission ; je suis déjà ici depuis plus de trois mois, mais je crois que je vais devoir attendre autant pour pouvoir bénéficier d’un petit retour en Angleterre. Du 1er au 6 mai, j’ai eu la chance de profiter d’une période de repos dans un petit village pittoresque. J’ai suivi un cours d’instruction sur le maniement d’un nouveau type d’obusier de tranchée, pour lequel je suis maintenant censé être un expert, ce qui me vaut d’avoir été nommé officier de réserve pour la brigade. Ceci m’ennuie beaucoup car je suis très attaché à mon bataillon, et en particulier à ma compagnie et à ma section. J’ai de très bonnes relations avec le capitaine de ma compagnie, qui a étudié à Oxford. Il n’a que 21 ans mais son efficacité est remarquable : il est l’idole aussi bien des officiers que des soldats. Son nom est Bryson… j’aurais aimé l’avoir connu au bon vieux temps, et j’espère que nous aurons l’occasion de le connaitre à l’avenir, quand le bon temps sera revenu. Il y a vraiment quelques excellents officiers ici, l’un d’entre eux a même été un de mes camarades d’école. Les hommes sont également de grande qualité : affutés, intelligents, à mes yeux des combattants hors pair. Comment des hommes bien élevés et sachant faire preuve de perspicacité peuvent-ils montrer tant de courage et accomplir leur terrible tâche (là où même les officiers en bavent) dépasse mon entendement. Je suis très attaché à la troupe, même s’il n’y a pas grand chose que l’on puisse faire pour le rang, dont les tâches sont d’une nature à laquelle peuvent difficilement collaborer les officiers. Ceci dit, il y a une semaine j’ai passé quelques heures tout à fait agréables avec quatre soldats de ma section. Nous avions posé ensemble du fil barbelé dans le no man’s land.
J’espère que cela ne te dérange pas si je continue à bavarder un peu comme ça me vient : peut-être est-ce la meilleure façon de rendre compte de la véritable « atmosphère » qui règne ici. Et puis, je suis d’humeur bavarde, confortablement installé dans mon cantonnement, un cigare aux lèvres, avec au loin le bruit apaisant d’une canonnade qui nous ne concerne pas dans l’immédiat.
Suave… magnum alterius spectare laborem (Il est agréable de regarder autrui quand celui-ci est en situation difficile). Cela dit bien à quel point et avec quelle rapidité nous sommes devenus des bêtes sans coeur.
Dans peu de temps, je remonterai en ligne pour mon troisième service de tranchée. Entre chacune de ces périodes, après une longue marche de nuit qui nous ragaillardit à chaque fois, avec la canonnade et les fusées qui s’éloignent progressivement, nous profitons d’une période de repos dans des cantonnements (Loccus refrigerii, lucis et pacis) (un endroit pour se revigorer et trouver un peu de lumière et de paix). Nos tâches sont moins contraignantes, nous pouvons dormir plus longtemps, dans des lits et avec des pyjamas, nous jouons au bridge et au football, toutes ces choses que réclament nos tempéraments devenus étrangers à tout ce qui est du domaine de l’esprit. A Oxford, on nous avait appris à nous moquer d’une certaine ‘fiction’ appelée ‘L’Homme Naturel’, mais ici cette réalité est devenue incontournable : matérielle, incohérente, déconnectée, ILLOGIQUE, mais ça vous fait un homme meilleur, et plus fort, comme il n’y en a jamais eus au pays. « Au turbin!… mais, attention, je ne voudrais pas être ailleurs pour tout l’or du monde. » Je déteste cette réalité de tout mon coeur mais je suis certain qu’elle me fait du bien.