Siegfried Sassoon (1886-1967)

Siegfried Sassoon part au combat le cœur léger mais la désillusion, l’amertume et la colère ne tardent pas à venir. Ses poèmes deviennent de plus en plus virulents. Par la suite, il reviendra longuement sur son expérience de guerre, dans plusieurs récits essentiels, qui feront de lui une des figures majeures de la littérature de témoignage issue de la guerre. Un film récent, Les carnets de Siegrfried (2024), fait découvrir son parcours au public français.

                  Une poésie de la dénonciation

      Siegfried Sassoon est sans conteste un des plus grands noms de la littérature britannique de la Grande Guerre en termes d’influence et de notoriété, aux côtés de Wilfred Owen, dont la reconnaissance sera plus tardive. S’il est de bon ton aujourd’hui de considérer ses poèmes de guerre inférieurs à ceux de Wilfred Owen et d’Isaac Rosenberg, entre autres, il serait injuste de les dénigrer. Les poèmes que Sassoon a écrits pendant la guerre, et qui ont été initialement publiés dans les journaux puis sous forme de recueil en 1918 et 1919, conservent tout leur impact. Quant à ses mémoires publiés en deux fois, sous une forme semi-fictionnelle à la fin des années 20, puis sous une forme plus directement autobiographique dans les années 30 et 40, ils constituent une œuvre de premier plan, qui par son ampleur et sa pertinence, continuent d’être une des références incontournables de la littérature de témoignage.

Le parcours de Siegfried Sassoon est à la fois emblématique de ce qu’ont vécu la majorité des écrivains-combattants et très singulier dans sa radicalité. Sa dénonciation de la conduite de la guerre a pris un chemin que peu ont eu l’audace ou le courage de suivre. Dans ses sinuosités, ses revirements et ses fulgurances, l’expérience de Sassoon entre 1914 et 1918 rend compte de la complexité du vécu des combattants.

            Issu d’une famille de banquiers juifs, Siegfried Sassoon naît le 8 septembre 1886 à Brenchey, dans le Kent. Son père quitte le domicile conjugal quand il est enfant et meurt peu de temps après. C’est le seul drame d’une enfance idyllique sous bien des aspects. Dans Mémoires d’un chasseur de renards (1928), il la dépeint avec une force nostalgique qui a séduit bon nombre de lecteurs. L’Angleterre qu’il nous donne à voir dans ce roman autobiographique est un monde oisif et serein, où les parties de chasse au renard dans les collines du Kent semblent être la seule préoccupation d’une jeunesse qui a fait de l’insouciance un art de vivre.

            Comme la plupart des jeunes Britanniques de son milieu, Sassoon compose des poèmes. Remarqué juste avant la guerre par Edward Marsh, l’initiateur du mouvement des poètes georgiens, il s’installe à Londres en espérant démarrer une carrière littéraire. Mais le mois d’août 1914 vient mettre un terme à sa vie de bohème. Il s’engage immédiatement dans la cavalerie. La guerre n’est à ses yeux qu’une aventure exaltante, un pique-nique ensoleillé, auquel il compte participer avec une désinvolture toute britannique. Il a alors 28 ans.

            Sassoon ne participe pas tout de suite aux combats. Il se fracture en effet le bras suite à une chute de cheval, ce qui retarde son départ pour le front. Il arrive en France en novembre 1915, au sein des Royal Welsh Fusiliers. Le même mois, il apprend la mort de son frère, tué à Gallipoli, et écrit à cette occasion un poème d’hommage patriotique, dans la droite lignée de ce que les poètes des tranchées écrivaient au début de la guerre.

Comme pour la plupart des combattants, l’enthousiasme et le patriotisme de Siegfried Sassoon ne tardent pas à s’éroder. Ses poèmes prennent une tendance nettement moins élégiaque. Entre son arrivée en France, en novembre 1915, et son retour au front en décembre 1916, après une période d’hospitalisation, le regard qu’il porte sur la guerre a radicalement changé. Les images auxquelles il recourt dans ses poèmes deviennent d’un réalisme sans concession. Le ton est ouvertement celui de la colère, voire de la dénonciation.

L’évolution de Siegfried Sassoon est emblématique du parcours de la majorité des combattants. Pour la plupart d’entre eux, la cassure s’est opérée en juillet 1916, la bataille de la Somme ayant été un véritable traumatisme pour l’armée britannique. Cependant, pour Sassoon le choc décisif s’est produit un peu auparavant. Le 18 mars, son meilleur camarade, David Thomas, est tué. Cette mort l’affecte au plus haut point. Si l’insensibilité face à la mort est une donnée obligée pour tout combattant, il arrive aussi qu’une mort particulière, celle d’un frère ou d’un camarade, provoque des réactions violentes et désordonnées. Suite à cette perte, la guerre devient pour Sassoon une sorte de croisade personnelle, avec une volonté farouche d’en découdre. Son ardeur au combat s’en trouve décuplée, atteignant parfois une attitude quasi suicidaire. Le 26 mai, les hommes qu’il a sous ses ordres participent à un coup de main dans le no man’s land. Apprenant que le caporal O’Brien est blessé, Sassoon part le chercher, désobéissant aux ordres. Il parvient à le ramener à la tranchée mais O’Brien meurt. J’aurais tout donné pour qu’il vive, écrit-il dans ses mémoires. Quand je vais maintenant en patrouille dans le no man’s land, son fantôme m’accompagne. Il acquiert dès lors une réputation de casse-cou et reçoit la Médaille Militaire pour avoir ramené des blessés sous le feu nourri de l’ennemi. Au cours de l’été, il tombe malade et doit être hospitalisé, d’abord à Amiens puis à Rouen, où un médecin le renvoie en Angleterre.

Cette période correspond à une crise majeure. Loin des combats, il aboutit à un constat sans ambages. Il n’y a plus de juste cause, l’amertume et le désespoir ont pris le pas. Chez la plupart des combattants, ceci s’est traduit par une résignation muette. Sassoon, lui, choisit d’exprimer sa colère. Il rédige quelques poèmes virulents où les attaques contre l’état-major ne sont plus voilées.

Après une période de convalescence dans sa famille, Sassoon passe le mois d’octobre avec Robert Graves, qui est également en permission de convalescence. Graves, qui publiera Adieu à tout cela en 1929, écrit aussi des poèmes. Les deux hommes combattent dans le même bataillon, le 1st Royal Welsh Fusiliers.

L’art poétique de Sassoon s’affine. Dans un style dénué de toute sophistication, il recourt à un réalisme essentiellement basé sur l’image. C’est ce qui fait toute la force de sa poésie, mais aussi sa faiblesse, l’exploration de la langue étant secondaire, voire parfois inexistante. C’est une poésie qui se veut une réponse immédiate à ce qu’il vit. Nombre de ses poèmes sont centrés autour d’une impression, qu’il cherche à rendre dans toute sa force visuelle, aussi parfois d’une simple idée qu’il cherche à illustrer. Le souvenir obsédant des camarades disparus, la peur de voir s’allonger la liste des morts, sa haine de plus en plus grandissante des états-majors, tout cela il le jette avec force sur le papier. Il retourne au front le 4 décembre 1916. En avril 1917, il prend part à des attaques sur la ligne Hindenburg et reçoit une balle entre les épaules. Evacué à l’hôpital de Denmark Hill, il rédige quelques poèmes où sa haine des faiseurs de guerre est une fois de plus exprimée en termes virulents. En juillet, sa révolte le fait franchir un pas de plus. Il rédige un manifeste contre les autorités militaires et demande à un député de le lire à la chambre des communes.

Ceci est un acte délibéré de défi contre l’autorité militaire, parce que je crois que cette guerre est sciemment prolongée par ceux qui ont le pouvoir d’y mettre un terme. Je suis un soldat et je suis convaincu de parler au nom de tous les soldats. Je crois que cette guerre, où je me suis engagé parce que je la tenais pour une guerre de défense et de libération, est devenue une guerre de conquête et d’agression (….)

La production d’un tel texte est passible de la cour martiale. Son ami Robert Graves en prend connaissance et mesure tout de suite la gravité de la situation. Il se rend à Liverpool pour rencontrer Sassoon, qui non seulement ne se rétracte pas mais jette même sa médaille militaire dans la rivière Mersey. Graves réussit à convaincre les autorités militaires que Sassoon a subi un traumatisme suite aux bombardements. On l’envoie à Craiglockhart, l’hôpital écossais où sont soignés les soldats traumatisés. Il y rencontre Wilfred Owen, qui écrira par la suite des poèmes de guerre qui deviendront des classiques pour plusieurs générations de Britanniques. Les deux jeunes hommes échangent des vues sur ce que doit être l’art poétique en tant de guerre.

Au cours de 1917, Sassoon réussit à publier régulièrement des poèmes dans différentes revues. Son premier recueil sera édité en mai 1918. Si l’accueil critique est favorable, le public n’est pas prêt à recevoir un discours aussi véhément contre la guerre. En fait, l’arrière s’intéresse peu aux écrits des combattants et ne désire pas vraiment connaître leur vécu, préférant se conforter dans les représentations mensongères de la presse et de la propagande officielle. Le fossé qui s’est creusé entre ceux de l’arrière et le front a grandement affecté les combattants et a poussé plus d’un à prendre la plume pour rétablir la vérité. Dans son poème Gloire aux femmes, Sassoon s’en prend aux mères qui glorifient leurs fils blessés au combat du moment bien sûr que la blessure affecte une partie du corps que l’on puisse mentionner sans honte.

Le 26 novembre 1917, Sassoon est déclaré apte à reprendre du service. Si son manifeste exprimait clairement le refus du combat, la culpabilité de ne pas être à côté de ceux qui se battent est la plus forte. Mais il ne retourne pas en France. En janvier 1918, il est posté à Limerick, en Irlande. La douceur de la vie irlandaise lui permet de récupérer pleinement tous ses moyens. Il est prêt à repartir au combat. Envoyé à Jérusalem, il n’y reste qu’un mois. En mai, il réintègre son unité dans le secteur d’Arras. Au mois de juillet, il reçoit une balle en pleine tête, accidentellement tirée par un de ses sergents. Une fois de plus, Sassoon reprend le circuit des hôpitaux militaires. La guerre est terminée pour lui.

Tout au long de sa vie, Siegfried Sassoon ne cessera de revenir sur son expérience de combattant. The Complete Memoirs of George Sherston, trilogie composée de Mémoires d’un chasseur de renards (1928), Memoirs of an infantry officer (1930)et Sherton’s Progress (1936), est une œuvre à la fois romanesque et autobiographique. La distanciation romanesque permet à Sassoon de nous donner un récit nuancé, au style élaboré, et de proposer différents angles. Une de ses techniques favorites est celle de la juxtaposition. En confrontant des réalités et des sensations très différentes, voire opposées, il tente de montrer la complexité de l’expérience vécue par le combattant. Il y a chez lui un art du récit très subtil, où la nostalgie n’exclut pas la colère et la dénonciation.

Devenu un des grands noms de la littérature britannique de la Grande Guerre, Siegfried Sassoon mènera une vie placée bien souvent sous le signe de la contradiction. Son homosexualité ne l’empêche pas de se marier en 1933 et d’avoir un fils en 1936. Militant pacifiste pendant les années 30, il affiche des sympathies politiques de gauche, mais sans jamais s’engager vraiment. En 1957, il se convertit au catholicisme.

Le premier extrait aborde le problème des mémoires de guerre : comment retranscrire le vécu de la guerre ? Comme souvent chez Sassoon, les descriptions de paysage et d’éléments naturels côtoient les réalités de la guerre. Le second extrait tente de définir l’état d’esprit des combattants au début de 1916.

[L’auteur commente ainsi ce poème, écrit en 1915 avant l’arrivée au front :

« C’est ce que l’on pensait quand on s’engageait en 1914 et 1915. Mais personne n’a plus ressenti cela par la suite. Seule est restée une étrange nostalgie pour « le bon vieux temps passé à Givenchy ». Mais il y aura toujours des « bon vieux temps », même pour ceux qui passent avantageusement de l’enfer au paradis ! »]

TOMMIES 14-18

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