
Symbole d’une génération, Rupert Brooke, mort en avril 1915, est le héros-poète du début de la guerre. Son image pâlira par la suite quand les nouveaux « poètes des tranchées » adopteront une attitude où prédomineront l’amertume et la colère. |
La fabrication d’un mythe
Quand 1914 and Other poems paraît en 1915, peu de temps après la mort de Rupert Brooke, la critique est unanime pour considérer son auteur comme un poète d’exception. Il devient du jour au lendemain le symbole flamboyant de la jeune génération qui verse son sang pour la Grande-Bretagne. Winston Churchill le porte aux nues. Tous les versificateurs débutants le prennent pour modèle. Rupert Brooke est la référence poétique incontournable de 1914 et 1915. Sa gloire tient aussi à sa grande beauté et à son charme. L’excellence de son pedigree et de solides études classiques à Cambridge complètent le tableau. Ce garçon avait tout pour plaire. Rupert Brooke se distinguait dans tous les domaines, du sport à la poésie.
Né en 1883, à Rugby, dans une famille d’enseignants, Rupert Brooke suit les cours de la Rugby school, une des institutions privées les plus prestigieuses d’Angleterre. Il entreprend ensuite de voyager en Europe, notamment en France et en Allemagne, tout en travaillant sur une thèse consacrée au théâtre élisabéthain. Il intègre ensuite l’université de Cambridge, où il jouera dans quelques pièces. Membre de plusieurs clubs universitaires, il continue après ses études de fréquenter les cercles littéraires, dont le groupe de Bloomsbury, où tout le monde est impressionné par son talent, sa faconde et sa prestance naturelle. Il appartient également au groupe des poètes georgiens.
Rupert Brooke publie son premier recueil de poésie en 1911. Le poème intitulé The Old Vicarage, Grantchester, qui sera appris par des générations d’écoliers tout au long du XXe siècle, propose une image idéalisée d’une Angleterre edwardienne sûre d’elle-même. Cette poésie appliquée, de belle facture, n’est pas exempte de notes originales, voire excentriques.
En 1912 et 1913, Rupert Brooke se rend aux États-Unis, au Canada, en Nouvelle-Zélande et dans les îles du Pacifique. Il publie le récit de ces voyages dans la Westminster Gazette. Pendant ces années d’avant-guerre, sa vie sentimentale est intense et compliquée. Un temps fiancé à Noel Olivier, il a aussi une relation avec une actrice, puis séduit une Tahitienne, qui aura un enfant de lui.
L’éphèbe à qui tout réussit se porte volontaire dès le début de la guerre. En octobre 1914, il prend part à une expédition sur Anvers. De retour à Londres, il se met à écrire les sonnets qui l’immortaliseront. En février 1915, il part pour le front des Dardanelles avec le Corps Expéditionnaire Britannique d’Orient. Mais en Méditerranée il contracte une septicémie après avoir été infecté par une piqûre de moustique. Il meurt le 23 avril sur un navire-hôpital français au large de l’île grecque de Skyros. Ses camarades l’enterrent dans un champ d’oliviers, où sa tombe se trouve encore aujourd’hui. Des combats, il n’aura connu que l’expédition sur Anvers, qui a duré quatre jours. Son frère, William, meurt deux mois plus tard sur le front occidental.
Sa mort prend quasiment des allures de deuil national. Winston Churchill a largement contribué à sa gloire posthume. Il connaissait Rupert Brooke et a voulu faire de lui le symbole définitif du sacrifice de la jeunesse britannique à l’autel de la nation. Mais cette gloire soudaine ne durera pas. Éclipsé par Owen, Rosenberg et quelques autres, Rupert Brooke tombera vite en disgrâce. Bon nombre de poètes-combattants rejetteront cette poésie patriotique dans laquelle ils ne se reconnaissent plus. Il est de bon ton aujourd’hui de considérer ses sonnets avec un certain dédain. Au mieux, on leur trouve de l’intérêt car ils reflètent l’état d’esprit qui régnait au début de la guerre. Si Rupert Brooke a été canonisé en 1915, puis rejeté par la suite, il ne faut pas pour autant le réduire à cette image d’étoile déchue qui aurait brillé plus que de raison pour les besoins de la propagande. Ses poèmes d’avant-guerre, idéalistes, non dénués d’ironie, ont un charme juvénile qui atteste un talent original. Rupert Brooke était voué à n’en pas douter à un bel avenir dans les lettres anglaises mais sa mort et ses sonnets patriotiques en ont décidé autrement : il est devenu un mythe.
Le soldat Si je devais mourir, ne retenez de moi que ceci : Qu’il existe un coin de champ étranger Devenu à jamais l’Angleterre. Sous sa terre riche Une poussière plus riche encore est dissimulée, Une poussière que l’Angleterre a animée et façonnée, Qui lui a donné des fleurs à aimer et des sentiers où flâner, Un corps anglais, qui respirait l’air anglais, Lavé par ses rivières et béni par tous ses soleils. Pensez à ce cœur, débarrassé de tout mal, Qui bat dans l’esprit d’éternité, pas moins, Et qui restitue là-bas les pensées que l’Angleterre lui a enseignées ; Ses paysages et ses murmures, ses rêves de bonheur quotidien Et le rire, appris à des amis chers ; et la douceur Des cœurs en paix, sous des cieux anglais. | The soldier If I should die, think only this of me : That there’s some corner of a foreign field That is forever England. There shall be In that rich earth a richer dust concealed, A dust whom England bore, shaped, made aware, Gave, once, her flowers to love, her ways to roam, A body of England’s breathing English air, Washed by the rivers, blest by the suns of home. And think, this heart, all evil shed away, A pulse in the eternal mind, no less Gives somewhere back the thoughts by England given ; Her sights and sounds ; dreams happy as her day ; And laughter, learnt of friends, and gentleness In hearts at peace, under an English heaven. |