
Officier de carrière qui s’est battu en Rhodésie, Rowland Feilding rejoint le secteur de Cuinchy en 1915. Son épouse lui avait demandé de ne rien lui cacher de la guerre dans ses lettres. Publiées en 1929, ses War Letters to a Wife se démarquent nettement de l’habituel courrier de guerre. |
L’attribution des décorations – un système injuste
Pendant les années 1890, Rowland Feilding s’engage dans l’armée et combat au Matabeleland, en Rhodésie. Par la suite, il exerce la profession d’ingénieur des mines, tout en conservant un rôle actif dans l’armée. En août 1914, il occupe un poste au Q.G. de l’armée territoriale, à Londres.
Arrivé dans le secteur de Cuinchy en mai 1915, il prend part à la bataille de Loos avec les Coldstream Guards. Pendant l’offensive de la Somme de 1916, il commande les 6th Connaught Rangers de la 16e division irlandaise, qui prennent notamment part aux attaques de Guillemont et de Ginchy. Rowland Feilding a alors le grade de lieutenant-colonel. Transféré dans le secteur d’Ypres, il participe à la bataille de Messines, en juin 1917, puis rejoint la ligne Hindenbourg. Au printemps 1918, la 16e division est décimée et Feilding transféré au 15th London, unité dont il a la charge jusqu’à l’Armistice.
Commentant ces remarquables états de service après la guerre, un des généraux sous les ordres desquels il avait servi déclarait : Comment a-t-il pu survivre à la guerre ? Cela reste un mystère pour moi. Il répugnait à donner des ordres quand il s’agissait d’actions dangereuses et s’arrangeait toujours pour les exécuter lui-même. Ce commentaire n’a rien de surprenant quand on lit les lettres qu’il a écrites à sa femme tout au long de la guerre. Son nom est aujourd’hui principalement associé à cette correspondance, publiée en 1929 sous le titre War Letters to a Wife 1915-1919, et récemment rééditée. Parmi les correspondances éditées de soldats et d’officiers, celle de Rowland Feilding se démarque par la richesse de son contenu.
Sa femme, Edith, lui avait fait promettre que dans ses lettres il ne cacherait rien de la réalité de la guerre. Comme deux de ses frères étaient morts pendant la guerre des Boers, elle savait que la dissimulation était la pire des choses. Rowland Feilding a tenu parole. Il ne censurait que les informations qui pouvaient potentiellement être utiles à l’ennemi. Ses lettres rendent compte des combats mais s’attachent aussi à décrire son quotidien d’officier, où transparaît la sympathie qu’il éprouvait pour les hommes qu’il commandait. L’intérêt documentaire de cette correspondance est de premier ordre. Son compte rendu d’une trêve pour récupérer les blessés dans les deux camps et son récit des terribles combats du printemps 1918 sont particulièrement prenants. La période où il avait sous ses ordres un régiment catholique irlandais donne également lieu à des commentaires d’un grand intérêt car la tension politique entre Anglais et Irlandais était particulièrement vive. Les réflexions sur l’esprit de camaraderie qui régnait dans les tranchées sont d’une grande pertinence, insistant sur le principe d’égalité face à la mort. Les passages plus anecdotiques ont tout autant d’intérêt car ils sont associés à une ironie bienvenue, qui contrebalance la brutalité des sujets abordés, comme par exemple ce jour de septembre 1916 où il a assisté à la projection du film La bataille de la Somme à Dernancourt. Le film muet disposait d’une véritable bande-son : le bruit au loin des tirs de barrage.
Auchel, 17 septembre 1918
…J’ai passé toute la journée à rédiger le compte rendu officiel des derniers combats, et je ne suis pas mécontent de l’avoir terminé. J’ai également dressé la liste des recommandations pour citations. Cette dernière tâche est, après celle de reformer un bataillon, la plus ingrate et la plus difficile de toutes celles qui m’incombent après chaque bataille.
Les honneurs ne sont pas attribués, comme on pourrait logiquement le penser, à l’ensemble d’un bataillon en proportion de son mérite et ne sont pas non plus laissés à la discrétion du colonel et de son général. S’il pouvait en être ainsi ! Mais non. Les attributions viennent du haut commandement et sont aussi difficiles à extirper que les molaires les plus tenaces. Pour chaque recommandation individuelle, une « action spécifique » doit être citée, laquelle, pour avoir une chance d’être prise en compte, doit « se distinguer ».
Cette recommandation doit être couchée sur papier dans une langue flamboyante, digne d’un roman à sensation. Dans ces conditions, les cas les plus méritants sont écartés par les autorités, dont la fonction, loin en arrière des lignes, est de décider de choses qu’elles ne connaissent pas, étant le plus souvent ignorantes des conditions dans lesquelles vivent les hommes qu’elles ont à juger.
On a dit parfois que la plume est plus puissante que l’épée, et je peux dire en effet que si un bataillon veut sa juste part d’honneurs il est indispensable que son chef ait à sa disposition une plume qui, si elle n’a pas nécessairement besoin de refléter la vérité, se doit en tout cas d’être fleurie. Quelle que soit la valeur de l’action proposée, celle-ci doit être parée d’une langue colorée, qui ne manquerait pas de surprendre l’auteur de l’action en question – généralement un modeste soldat – s’il pouvait la lire. Il s’agit d’enrober la chose des tons les plus chatoyants. A ce propos, écoute l’histoire de cet officier qui recommanda un de ses hommes pour la Médaille Militaire (la récompense pour bravoure). La recommandation fut écartée, le récit n’étant vraisemblablement pas assez bon.
L’officier fut très déçu, car le soldat méritait vraiment d’être décoré. Il se mit donc à réécrire son rapport, se creusant la cervelle pour trouver les formules les plus enflammées qu’on puisse imaginer. Le résultat dépassa toutes ses espérances. Le soldat reçut la Croix de Victoria, la plus haute des décorations.
A la vérité, il semblerait que l’endroit où il est le plus difficile d’obtenir une distinction, c’est la ligne elle-même. Mon expérience me permet d’affirmer que les quelques rares décorations qui y sont parvenues, ainsi que toutes celles qui auraient dû y parvenir, ont été en fait gagnées de nombreuses fois, mais les aptitudes littéraires des officiers s’étaient avérées insuffisantes pour décrire des « actions spécifiques » dans une langue qui puisse éveiller l’imagination des décideurs.
Dieu que je déteste le système ! Je reçois des lettres de pères qui plaident pour leurs fils. M. McCreery, d’Irlande, porte à mon attention le fait que le caporal McCreery est dans les tranchées depuis deux ans et qu’il mériterait d’être réintégré dans la R.I.C. [Royal Irish Constabulary : Police royale irlandaise]. Mais ce genre de faveur n’est pas accordé aux hommes du rang.
J’ai connu des hommes, et certains d’entre eux faisaient partie des meilleurs, qui se sont rongé les sangs parce qu’ils trouvaient que leur valeur n’était pas assez reconnue. Comme tout cela semble dérisoire ! Mais il faut savoir qu’une fourragère est le seul prix que le simple soldat puisse gagner à la guerre. C’est un signe visible, une preuve oculaire, qu’il peut ramener chez lui pour montrer à sa famille qu’il a accompli son devoir. Qu’on le veuille ou non, les prouesses d’un soldat sont jugées une fois la guerre finie par le nombre de ses décorations.
Je souhaiterais personnellement que ce type de récompense n’existât point. Elles doivent être attribuées par des hommes et non par des dieux. Soit dit en passant, si elles étaient données par Dieu, plus d’une poitrine perdrait de son éclat et d’autres, actuellement démunies, se mettraient tout à coup à scintiller de toutes parts.
Et puis, il y a les décorations étrangères ! Les Alliés en envoient par fournées entières à notre Ministère de la guerre, à intervalles plus ou moins réguliers. Combien atteignent vraiment le front ? J’en ai vu cinq-six tout au plus depuis que je suis ici.
L’explication est bien sûr que le Ministère en fait un grand usage. Il y a ensuite le Grand Quartier Général en France à satisfaire. Puis viennent les différents Q.G., ceux des corps d’armée, sans oublier les troupes de l’arrière, les divisions et les brigades. Il n’est donc pas étonnant, après un filtrage aussi sévère et aussi peu scrupuleux, qu’il ne reste plus rien pour les hommes des tranchées, sauf par accident, et encore cela reste extrêmement réduit. Les conséquences sont déplorables : le ressentiment que les unités combattantes entretiennent envers les Q.G. grandit au point de former une barrière quasi infranchissable.
On a récemment décidé de limiter les récompenses aux actions face à l’ennemi. Cela sera-t-il rigoureusement observé ? J’en doute. De toute façon, cette décision vient tard, car on peut considérer que presque tous ceux des états-majors ont eu leur part, même si certains d’entre eux en voudraient visiblement encore plus.
Pour ce qui est des chevrons pour blessure, je me demande qui a bien pu les inventer. Je les trouve anti-britanniques en plus d’être absolument absurdes. Certains soldats semblent s’être mis en tête de les collectionner. Ce n’est pas difficile. Il suffit d’être gazé, même légèrement, pour figurer dans les listes de blessés. J’ai même entendu parler d’un soldat qui avait été classé blessé avec une simple éraflure faite aux fils barbelés. Cela a satisfait sa vanité mal placée. L’absurdité de tout cela est qu’une « blessure » de cette nature équivaut, pour l’attribution d’un chevron, à la perte d’un œil ou d’une jambe, voire des deux yeux et des deux jambes.