
Ecrivain majeur de la littérature britannique, spécialiste des mythes grecs, Robert Graves avait connu le succès avec ses mémoires de guerre en 1929 : Au revoir à tout cela. Le livre avait été mal reçu par ses amis Siegfried Sassoon et Edmund Blunden, qui y voyaient une trahison de la parole testimoniale. Quoi qu’il en soit, ces mémoires sont une référence incontournable et attestent que leur auteur a été durablement marqué par ce qu’il a vécu sur le sol français. |
« Au revoir à tout cela » – la guerre mise en scène
Goodbye to All That compte parmi les classiques de la littérature de la Grande Guerre. Écrits en 1929 et révisés en 1957, ces mémoires de guerre se démarquent de la production habituelle. L’ouvrage consiste en une série de scènes de genre qui s’apparentent parfois à la comédie, voire à la farce. Les dialogues sont abondants et parfois « théâtralisés ». Graves met véritablement en scène son expérience de guerre, n’hésitant pas à y inclure des anecdotes de son cru pour créer certains effets. Les procédés de la comédie appliqués à l’horreur de la guerre aboutissent à une réussite littéraire évidente. Graves considère que le travail sur la mémoire implique une certaine reconstruction des faits. En « mettant en scène » son expérience au front, il nous donne à voir un spectacle grinçant qui rend compte à sa façon de l’absurdité de la guerre.
Né en 1895, à Wimbledon, banlieue cossue de Londres, Robert est le fils d’Alfred Graves, inspecteur scolaire, et d’Amelie von Ranke, issue d’une famille allemande récemment anoblie. Scolarisé sous le nom de Robert von Ranke Graves, il subit les sarcasmes de ses camarades en raison de son nom allemand. Pendant la guerre, il sera également soupçonné d’espionnage pour les mêmes raisons. Après avoir fréquenté six écoles différentes, il est admis à l’institut privé de Charterhouse, où il a des difficultés de socialisation. Différent des autres élèves, il écrit de la poésie, apprend la boxe et se lie d’amitié avec un garçon trois ans plus jeune que lui. Cette relation lui vaudra d’être convoqué dans le bureau du principal. Les amitiés homosexuelles ne sont pas rares dans les public schools britanniques. Quand elles sont trop voyantes, elles peuvent être sévèrement punies.
Quand la guerre éclate, Robert Graves renonce à entrer au Saint John’s College d’Oxford, pour lequel il vient pourtant de réussir son examen d’entrée. Il préfère s’engager dans l’armée, trop heureux d’échapper temporairement aux études et à l’emprise oppressante de son père. Pour bon nombre de jeunes recrues, la guerre a été l’occasion de passer de l’adolescence à l’âge adulte loin de leur milieu social et de leur famille. Robert Graves suit la formation pour devenir officier dans les Royal Welsh Fusiliers. Il publie son premier recueil de poèmes, Over the Brazier, en 1916. Il est l’un des premiers à écrire des vers réalistes, opposés à la veine patriotique qui a cours au début de la guerre. Un second recueil, Fairies and Fusiliers, suit en 1917. Des décennies plus tard, il décidera de ne pas inclure ces poèmes dans ses anthologies, les considérant comme des productions obligées de la guerre.
Au cours de la bataille de la Somme, il reçoit un éclat d’obus dans le poumon. Déclaré mort par erreur, il aura la surprise de lire sa propre notice nécrologique dans le Times. Après avoir été soigné en Grande-Bretagne, il se rétablit lentement et passe quasiment tout le reste de la guerre sur le sol anglais, ayant en charge l’instruction des nouvelles recrues. Rongé par la culpabilité, il repart toutefois en France, mais sitôt arrivé en ligne un médecin lui ordonne de retourner en Angleterre. En France, il s’était lié d’amitié avec Siegfried Sassoon, qui faisait partie du même régiment que lui. Tous deux ont des ambitions littéraires et portent un même regard désenchanté sur la guerre. Quand Sassoon rédige une déclaration publique contre la guerre, acte passible de la cour martiale, Robert Graves lui vient en aide en convainquant les autorités militaires que son ami souffre de commotion. Sassoon est de ce fait soigné à l’institut psychiatrique de Craiglockhart, où il rencontre Wilfred Owen, lequel correspondra par la suite avec Graves. Bien qu’il n’ait jamais été hospitalisé pour cette raison, Graves souffre aussi de neurasthénie suite à une commotion. Obsédé par le gaz et les obus, il se met à trembler à la moindre odeur trop forte ou quand il entend un pot d’échappement détonner dans la rue.
Affecté en Irlande, à Limerick, Graves contracte la grippe espagnole à l’automne 1918. Dès les premiers symptômes, il décide de repartir en Grande-Bretagne car il préfère être soigné dans un hôpital anglais. Décision périlleuse, qui peut le faire passer pour un déserteur. Heureusement, il tombe à Londres sur un officier de démobilisation qui régularise sa situation.
Après l’Armistice, Robert Graves épouse Nancy Nicholson et fonde une famille. Ses années de guerre l’ont durement affecté. Incapable de décrocher un téléphone, de voir plus de deux personnes au cours de la même journée, il subit le sort de bon nombre de ses camarades, qui se remettent difficilement de quatre années de combat, d’angoisse et de manque de sommeil. Dès sa démobilisation, il fait le serment de ne plus jamais être sous les ordres de qui que ce soit. D’une façon ou d’une autre, je devais vivre de ma plume.
Il reprend ses études à Oxford, où il rencontre T.E. Lawrence. En 1925, il obtient un poste à l’université du Caire. Il quitte ensuite femme et enfants pour vivre à Majorque avec la poétesse américaine Laura Riding. Son choix de vivre à l’écart dans une île des Baléares correspond à une volonté de faire table rase du passé et au désir de se consacrer exclusivement à l’écriture. Le titre de son autobiographie est à ce titre on ne peut plus clair : Au-revoir à tout cela. L’enfance, la guerre, son premier mariage, c’est tout cela qu’il convient d’écrire pour s’en débarrasser.
Au-revoir à tout cela connaît immédiatement le succès et deviendra un classique de la littérature de guerre. Mais le livre crée également la polémique. Graves doit répondre à de nombreuses actions en justice. Dix ans après l’Armistice, la guerre reste un sujet sensible, impliquant de ne pas dévier de la norme. Celle-ci veut que les mémoires de combattants répondent à certains critères objectifs qui excluent le recours à la fiction. En France, Jean Norton-Cru dresse une liste exhaustive de tout ce qui a été publié côté français pour établir un classement en fonction de la véracité historique. Si ce travail n’a pas été effectué sous cette forme en Grande-Bretagne, il existe néanmoins des « gardiens du temple » qui veillent à l’authenticité. Or, Robert Graves s’est autorisé de nombreuses libertés. Les autres écrivains-combattants ne sont pas tendres avec lui. Edmund Blunden s’indigne du contenu du livre et déclare : Robert Graves a publié, pour l’argent, une autobiographie détestable et mensongère. Graves convient lui-même, avec un cynisme non dissimulé, qu’il a écrit ce livre pour se faire de l’argent et qu’il y a inclus tous les éléments susceptibles de plaire au public. Plus grave encore est la réaction de Siegfried Sassoon, qui après avoir lu les épreuves du livre exige qu’on y retire deux passages d’ordre privé le concernant. La première édition paraît donc avec des blancs.
Toutes ces controverses contribueront au succès public du livre. Si Graves a écrit Au-revoir à tout cela dans l’urgence et s’est peu soucié de vérité factuelle, ses mémoires n’en sont pas moins le reflet de son expérience personnelle de la guerre. Il avait déclaré au début des années 20 : La vérité littérale est relativement peu importante, car un artiste peut dire la vérité en condensant les faits et en leur apportant ainsi une certaine dramatisation. Après tout, les œuvres de Blunden et de Sassoon ont aussi leur part de subjectivité et de recréation de la réalité. Le style vif, alerte et sans prétention de Graves rend son ouvrage agréable à lire et s’inscrit même dans une tradition picaresque que l’on aurait tort de décrier. Dans sa désinvolture et son parti-pris de mise en scène, Gaves semble avoir voulu désacraliser la notion de témoignage de guerre. La réalité combattante est fondamentalement multiple. Elle admet différentes formes. C’est ce que dit Au-revoir à tout cela.
Par la suite, Robert Graves bâtit une œuvre qui au total compte plus de cent titres : poésie, romans, nouvelles et essais. Devenu un spécialiste des mythes grecs, il écrit sur le sujet des ouvrages considérés comme des références. De 1930 à sa mort, en 1985, il résidera sur l’île de Majorque, sauf pendant la guerre civile espagnole. Il ne reviendra quasiment jamais plus par écrit sur son expérience douloureuse des tranchées.
Extrait du journal de bord de Robert Graves :
9 juin 1915. Hier, la compagnie a perdu dix-sept hommes, atteints par des obus ou des grenades. La tranchée de tir se situe en moyenne à trente mètres de celle des Allemands. Je me suis rendu aujourd’hui à une vingtaine de mètres d’une sape occupée par les Allemands, tout en sifflant The Farmer’s Boy, histoire de me donner du courage, et je suis tombé sur un groupe penché au-dessus d’un homme qui gisait au fond de la tranchée. Il émettait des bruits apparentés à des ronflements, mêlés à des grognements d’animal. A mes pieds se trouvait la casquette qu’il avait portée, éclaboussée de sa cervelle. Je n’avais jamais vu de cerveau humain auparavant et considérais jusqu’à présent la chose comme une vue de l’esprit ayant sa part de poésie. On peut plaisanter sur le sort d’un homme gravement blessé et même le féliciter d’être encore en vie. On peut aussi ignorer un cadavre. Mais même le plus rustre des mineurs serait incapable de faire un bon mot à propos d’un homme qui met trois heures à mourir après que la partie supérieure de sa tête a été arrachée par une balle tirée à moins de vingt mètres.
LA FERME DE LA VACHE MORTE Une vieille saga nous dit comment Au début du monde la Vache-Mère (Car rien de vivant n’avait pris naissance Ici-bas sinon la Grande Vache nourricière) Se mit à lécher les froides pierres et la boue : Sous la chaleur de sa langue, la chair et le sang Surgirent, un vrai miracle assurément; Ainsi naquit Adam, puis Eve. Ici, le chaos sévit à nouveau, La boue des origines, les pierres froides et la pluie. Ici, la chair pourrit, et le sang coule rouge, Et la Vache est morte, la Vache de l’ancien monde est morte. | DEAD COW FARM An ancient saga tells us how In the beginning the First Cow (For nothing living yet had birth But elemental cow on earth) Began to lick cold stones and mud : Under her warm tongue flesh and blood Blossomed, a miracle to believe ; And so was Adam born, and Eve. Here now is chaos once again, Primeval mud, cold stones and rain. Here flesh decays and blood drips red, And the Cow’s dead, the old Cow’s dead. |