
Auteur de trois romans (trilogie de la Ferme Espagnole) centrés sur le thème des rapports entre combattants et population locale, Ralph Mottram a été agent de liaison pendant la guerre, chargé de résoudre les litiges et de répondre aux plaintes déposées pour déprédation. |
La difficile cohabitation avec les civils français et belges
Après de courtes études secondaires et quelques séjours en Suisse pour parfaire son français, R.H. Mottram commence sa vie professionnelle en 1899 comme employé à la banque Gurney, à Norwich, où son père et son grand-père avaient également travaillé. Épris de littérature, il est encouragé par John Galsworthy, l’auteur de la Saga des Forsyte, à écrire des poèmes. En 1907 et 1909, il publie deux recueils sous le pseudonyme de J. Marjoram.
Quand la guerre éclate, il s’enrôle dans un bataillon du régiment de Norfolk, où il devient sous-officier. Mais son expérience du front n’est que de courte durée. Repéré pour sa maîtrise du français, il est transféré à l’arrière et devient officier de liaison. Sa mission est de s’occuper des litiges entre la population locale et les troupes britanniques. Les déprédations causées par les combattants britanniques lors des cantonnements chez l’habitant font en effet l’objet de plaintes régulières. C’est cette expérience qui servira de base à son roman La Ferme espagnole, paru en 1924. Le succès sera au rendez-vous et l’incitera à écrire deux suites : Sixty-four, Ninety-Four (1925) et The Crime at Vanderlynden’s (1926). Une adaptation cinématographique voit le jour en 1927 (Roses of Picardy). Grâce aux droits d’auteur, Mottram peut quitter son travail à la banque et se consacrer à l’écriture.
A l’âge de 44 ans, R.H. Mottram commence une carrière d’écrivain professionnel particulièrement prolifique. Il écrit des recueils de poésie, des ouvrages d’histoire locale, des romans, des récits autobiographiques et deux biographies de ses mentors : John Glasworthy et son épouse Ada. Mais aucun de ces livres n’atteindra le succès populaire et critique de sa trilogie romanesque sur la Grande Guerre. Marié pendant plus de 52 ans à Margaret Allan, avec laquelle il a eu deux fils et une fille, il meurt en 1971.
La Ferme Espagnole, publié en français en 1930, reste une œuvre à part dans la production littéraire britannique de la Première Guerre mondiale. Trilogie de romans basés sur une expérience vécue, cette œuvre nous plonge dans le quotidien des périodes de repos. Les ouvrages de combattant, mémoires ou fictions, évoquent régulièrement les cantonnements et les rapports avec la population française ou belge mais aucun ne traite le sujet dans le détail, comme le fait Mottram.
Les troupes britanniques présentes sur le front occidental n’étaient pas toutes en même temps dans les tranchées, loin s’en faut. En fait le nombre de combattants occupant la ligne de front ne correspondait qu’à un dixième de l’effectif total. Le reste était à l’arrière, en réserve ou en repos. La perspective du repos transformait les soldats, surtout quand ils étaient cantonnés chez l’habitant. Le contact avec des femmes, des enfants, la présence d’animaux, le spectacle du quotidien, tout cela leur permettait de réintégrer le cours normal de la vie, et si les canons résonnaient encore à l’horizon ils n’étaient plus pour quelque temps une menace directe de mort.
Si une période de repos était prévue dans un village, les officiers chargés du cantonnement s’y rendaient peu de temps avant l’arrivée de l’unité et concluaient des accords avec les habitants, qui étaient payés 5 francs par officier et 1 franc par simple soldat. Une ferme pouvait accueillir jusqu’à 200 hommes. Les contacts entre les logeurs français et les soldats britanniques n’étaient pas toujours exempts de méfiance et d’animosité. Il y avait de part et d’autre beaucoup de préjugés, surtout au début de la guerre. Les Britanniques attendaient certains égards dus au fait qu’ils venaient combattre pour la même cause que celle défendue par les Français. Les Français quant eux ressentaient parfois la présence britannique comme une invasion. Aussi, les plaintes contre les déprédations (cultures piétinées, matériel endommagé…) et les menus larcins étaient monnaie courante. Dans chaque village de cantonnement, un officier avait pour mission de régler les éventuels litiges. Une commission spéciale siégeait à Boulogne pour statuer sur les plaintes déposées. Les récriminations des soldats britanniques avaient surtout pour objet les tarifs pratiqués par les Français pour la nourriture. Ils avaient souvent le sentiment d’être exploités. Mais ces heurts ne doivent pas nous faire oublier que les contacts entre Britanniques et Français ont été le plus souvent cordiaux. Les relations avec les Françaises sont de ce point de vue significatives. Les consignes de l’armée britannique de respecter les femmes étaient suivies par la quasi totalité des hommes. Si une idylle voyait le jour, c’était en toute liberté de part et d’autre.
En 1928, Mottram publie Ten years ago, un ensemble de textes courts qui pour la plupart étaient précédemment parus en revue. Son objectif est de porter un regard rétrospectif sur ce qu’il a vécu et de confronter l’état d’esprit de 1928 à celui des années de guerre. Constitué de réflexions libres, de nouvelles et d’essais thématiques, cet ouvrage est d’un intérêt majeur. Ce petit livre oublié n’a quasiment pas d’équivalent dans la littérature de témoignage. Débarrassé du souci d’aboutir à un récit cohérent, il nous livre des instantanés de guerre qui nous en disent parfois bien plus sur le vécu des combattants que certains longs récits autobiographiques. On y retrouve notamment, traité de différentes manières, le thème privilégié de Mottram : les relations entre civils français et combattants britanniques.
Le premier extrait traite d’une réalité qui n’est pas souvent abordée dans les témoignages : le chapardage. Le second, extrait de Ten years ago, évoque le Saillant d’Ypres en 1917.
La combine, c’était l’art d’obtenir ce qui vous était dû par des moyens déloyaux. Par exemple, tout officier et tout soldat du Corps Expéditionnaire Britannique avait droit à une certaine ration de vivres quotidienne, au gîte, en camp ou en cantonnement, et à une permission quand son tour venait. Dans la pratique, pour obtenir ces nécessités, il était bon de connaître celui qui les allouait et de lui rendre quelque menu service : lui obtenir une bouteille de whisky, lui fournir un moyen de transport (si vous disposiez de la chose) ou le remplacer dans une corvée. La combine sévissait jusque chez les hommes du rang, qui essayaient de décrocher des sous-officiers les meilleures confitures et des dispenses de corvées. Elle avait surtout pris de l’ampleur avec le nombre sans cesse grandissant des unités de taille réduite. La répartition quotidienne des vivres était à la fois devenue un embarras et une chance pour les officiers d’intendance et les gros bonnets du transport ferroviaire. Pour les plus grandes unités, comme les bataillons et batteries, cela se passait au niveau des quartiers généraux. Mais la combine n’était pas seulement confinée aux troupes combattantes, loin s’en faut. Au fur et à mesure que la guerre s’enlisa, les contrats pour fournir des casques d’acier aux Américains, le commandement de certaines petites armées au sein des forces alliées et même la souveraineté des nations, tout cela devint matière à combine, tellement les chances de traitement équitable étaient devenues minces.
Pour en revenir aux troupes sur le terrain, la combine avait pour but de fournir le gîte, la nourriture et les permes. Mais la vie restait très dure – presque insupportable – et les hommes, dont l’inventivité est comme une seconde nature, forgèrent l’art du chapardage.
Le chapardage pouvait être défini comme l’obtention par des moyens illégaux de choses qu’il était quasiment impossible de se procurer autrement. C’était plus insidieux que la combine mais tout aussi nécessaire. Les soldats se chapardaient mutuellement les meilleurs abris ou les meilleurs secteurs pour les sections. Les sous-officiers chapardaient du rhum en maintenant leur pouce dans la louche lors de la distribe. Les officiers chapardaient les meilleures places pour les chevaux à l’échelon. Les coloniaux chapardaient du fil de téléphone pour en faire des collets. Les nations chapardaient du territoire ou des marchés. Ce n’était pas sorcier. Il suffisait de se balader en sifflotant, cigarette au bec, mains dans les poches, et de se servir quand on repérait ce qu’on voulait. C’était surtout le bois qui était chapardé. On fournissait aux troupes du charbon et du coke, les allumettes servant comme il se doit à l’allumage des dits combustibles. Pendant les cinq hivers de la guerre, des millions d’hommes brûlèrent un immense cubage de bois. Le bois était facile à obtenir. Il existait un corps forestier qui en coupait de vastes quantités dans les forêts picardes et normandes. Ce bois devait servir à la construction d’abris, de voies ferrées, de routes et de casemates pour les pièces d’artillerie. Mais seul un faible pourcentage servit effectivement à aménager des baraques, des écuries et des cantonnements. Il fut en grande partie brûlé. Pendant les rigueurs de l’hiver 1917, les réserves de troncs se retrouvèrent sérieusement entamées. Si une quelconque haute autorité venait demander des comptes, il y avait toujours une sentinelle pour jurer innocemment qu’on n’avait rien entendu, rien vu et qu’on n’était pas au courant. Mais même les énormes quantités soutirées aux dépôts n’étaient pas suffisantes. On pilla des fermes, des maisons et des bâtiments publics. Des étagères, des bancs, des charrettes, des cloisons disparurent. Dans les houblonnières belges, l’armée britannique aurait détruit à elle seule un million de perches. Qui peut leur en vouloir ? Un soldat doit-il, en plus du reste, mourir de froid ?
La combine est une pratique répandue en temps de paix. C’est une des nécessités de la civilisation, quand le recours à la violence est trop compliqué et trop coûteux. Le chapardage était une nécessité en temps de guerre, une question de survie. Mais il existait un procédé qui correspondait à un art plus développé. Il ne reposait pas sur la nécessité, mais sur le superflu, ce qui requérait un effort créatif de l’esprit. C’était l’art de la gagne. On peut le définir comme un vol. Plus précisément, il s’agissait de l’art d’obtenir ce sur quoi on n’avait aucun droit, et ceci pour le simple plaisir de la possession.
C’est ce qui doit arriver, disaient certains, quand des millions d’honnêtes civils se retrouvent sur des champs de bataille où toute trace de décence a disparu. Engagés dans une guerre sanglante qui n’en finissait pas et dont l’issue était incertaine, la joie primitive du pillage, que l’homme a toujours eue en lui, resurgissait. C’était la même joie qu’avaient connue les flibustiers du temps des Tudor et de la reine Elisabeth, les colons du XVIIIe siècle et les journalistes-aventuriers de l’époque victorienne.
Le mal se propagea au fur et à mesure que la guerre s’installait. De bonnes filles flamandes ou picardes possédaient des coffrets remplis d’insignes de toutes les unités du Corps Expéditionnaire Britannique. Des soldats anglais, de bonne réputation, envoyaient chez eux toute sortes de choses : de l’équipement, des projectiles, des armes, qu’ils n’avaient pas gagnés au combat mais qu’ils avaient trouvés sur le champ de bataille.
Skene battait la semelle en écoutant les ronflements de l’officier qui commandait la compagnie. Il regarda autour de lui les aménagements qu’il avait contribué à créer dans la tranchée. L’abri, le gourbi des hommes, le charbon, le pétrole pour la lampe, tout cela avait été obtenu grâce à la combine dans des dépôts de Q.G. avec le concours des magasiniers et des commandants de zones. Le bois pour le feu, la toile recouvrant le sol, la toiture des baraques, les bottes en caoutchouc pour les hommes comme pour les officiers, avaient été chapardés dieu sait où. Le cadre de la vierge Marie, l’extincteur et les fauteuils avaient été gagnés quelque part dans la grande ville ouverte entre Dunkerque et Bassorah. Et Skene, bien qu’il eût dans le civil exercé avec la plus grande honnêteté une profession libérale dans une petite ville de province, n’avait pas honte.
Les officiers et les soldats qui commettaient instinctivement ces actes n’en discutaient jamais ouvertement. Si on les avait taxés d’immoralité, ils auraient sûrement répondu pour se défendre : « L’Angleterre avait besoin de nous et nous sommes venus. L’Angleterre a gâché notre jeunesse; nous sommes morts ou nous avons survécu. L’Angleterre nous laisse ici pour on ne sait combien d’années et nous demande de nous débrouiller. Eh bien, nous nous débrouillons ! »
Extrait de Ten Years Ago :
Plus jamais ça, et pourtant jusqu’au jour de notre mort nous nous souviendrons de ce lieu et de cette heure. Pour ceux d’entre nous qui y étions, c’est une farce de revenir au Saillant en touristes par un beau jour d’été.
Il est difficile de localiser quoi que ce soit, presque tout a été déblayé, ou reconstruit, mais ce qui rend l’endroit absolument impossible à reconnaître c’est le fait que la plupart d’entre nous ne l’avons jamais vu à la lumière du jour, ou alors par bribes, le dos courbé dans les boyaux et les tranchées.
Nous sommes cependant capables d’y revenir par la force du souvenir. Il nous suffit de fermer les yeux et de nous boucher les oreilles.
Nous ne l’avons connu que la nuit et sous une pluie continue, hiver comme été. Nous nous rassemblions sur une prairie détrempée de la riche plaine flamande, qui, pour nous, n’était qu’une portion de champ de bataille parmi d’autres. Nous formions ensuite une colonne sur la « route », un quelconque ancien chemin de champ belge qui, par le plus grand des hasards, était devenu l’avenue qu’empruntaient chaque soir des milliers de Britanniques, avant de la reprendre juste avant l’aube en sens inverse, moins nombreux cependant.
Tout au long de la journée, les trois lignes – celles de feu, de soutien et de réserve – étaient désertées. Les hommes étaient à l’abri. Ceux qui le pouvaient dormaient. Mais au crépuscule, tout un peuple émergeait soudainement de la terre. Certains venaient de l’arrière avec de la bectance et de l’eau, des munitions et des sacs de remblai, des caillebottis, et dieu sait quoi encore. L’objectif était parfois un coup de main d’envergure, et une fois par an, une véritable offensive, mais le quotidien consistait à creuser, toujours creuser, comme des forçats, condamnés corps et âme à creuser.
Sur le front qui démarrait aux avant-postes français et belges de Nieuport et se poursuivait vers l’Est de la France, sans oublier les Balkans, la Palestine et la Mésopotamie, il y avait de nombreux endroits qui jouissaient d’une mauvaise réputation. Partout, on pouvait être bombardé, gazé ou mitraillé. Mais à Ypres, on pouvait également se noyer.
La nuit, donc, nous creusions pour tenter d’évacuer le déluge que le ciel déversait chaque jour. L’eau suintait du sol, remplissait les trous d’obus et les latrines. Son niveau ne cessait de s’élever.