
Fille d’un riche industriel américain, Mary Borden est une aventurière bohème. Elle crée une unité hospitalière à Roesbrugge, en Belgique. Ses mémoires de guerre décrivent sans concession les souffrances des blessés et le quotidien hospitalier. |
La Zone Interdite – une infirmière sur le front occidental
Auteure anglo-américaine, suffragette, missionnaire en Inde, pionnière des hôpitaux mobiles situés à proximité du front, romancière à succès, Mary Borden est un personnage éclectique, dont la vie mouvementée a des allures de roman. Ses mémoires de guerre sur le front occidental, The Forbidden Zone (1929), comptent parmi les meilleurs témoignages d’infirmière de guerre et peuvent être considérés comme un classique au même titre que les récits de Vera Brittain et d’Enid Bagnold.
Née à Chicago dans une riche famille d’industriels, Mary Borden vit mal la conversion de sa mère à une église évangélique radicale et part en Inde, où elle rencontre George Turner, qu’elle épouse à Lausanne en 1908. Trois filles naîtront de cette union. Elle s’installe à Londres en 1913 et côtoie les cercles littéraires et artistiques. Devenue la maîtresse du peintre Wyndham Lewis, elle mène une vie de bohème insouciante et publie deux romans largement autobiographiques sous le pseudonyme de Bridget Maclagan.
Quand la guerre éclate, elle se porte volontaire pour une mission sanitaire en France et rejoint la Croix-Rouge française, qui l’assigne à un hôpital près de Dunkerque. Constatant que l’établissement manque cruellement d’équipement, Mary Borden décide de créer sa propre unité hospitalière mobile grâce à sa fortune personnelle. Sous le contrôle de l’armée française, elle dirige cette structure chirurgicale basée à Roesbrugge, en Belgique. Elle dirige ensuite un hôpital de campagne pendant la bataille de la Somme et y officie en tant qu’infirmière. Elle reçoit la Croix de Guerre pour sa bravoure à proximité des combats. C’est au cours de son service hospitalier qu’elle rencontre le général Edward Spears, lequel deviendra son second mari en mars 1918, après la dissolution de son premier mariage. Elle trouve le temps d’écrire des poèmes : The Song of the Mud (1917), qui révèlent une plume originale, d’une force d’expression étonnante.
Au lendemain de la guerre, Mary assume son rôle de femme de diplomate et reçoit pendant la Conférence de Versailles le gotha littéraire, artistique et politique de la capitale dans sa résidence parisienne. Mais sur le plan privé, elle doit faire face à une bataille juridique contre son ex-mari, qui a réussi à faire enlever leurs trois filles. Le mariage avec Edward Spears durera cinquante ans, malgré une relation de plusieurs décennies de ce dernier avec sa secrétaire, Nancy Maurice. En 1969, un an après la mort de Mary, Edward Spears finira par épouser sa maîtresse.
Pendant l’entre-deux-guerres, Mary Borden devient une auteure à succès. Son tempérament de franc-tireur la pousse à écrire des romans qui font l’objet de controverses. Son portrait de Marie de Nazareth lui vaut notamment les foudres de l’Église catholique. Un autre ouvrage, prônant le divorce et la sexualité pré-maritale, crée également la polémique. Tout au long de sa vie, elle n’a cessé de défendre la cause du féminisme. En 1931, elle participe à la campagne électorale de son mari, à l’issue de laquelle il est élu député conservateur. Le couple s’installe alors dans le Berkshire.
Au début de la Seconde Guerre mondiale, Mary Borden dirige un hôpital mobile en Lorraine mais l’invasion allemande l’oblige à se replier. Elle embarque pour l’Angleterre en juin 1940. En 1941, son unité hospitalière travaille pour les Forces Française Libres au Moyen Orient.
Après la guerre, elle retourne régulièrement aux États-Unis et participe à la campagne électorale de son neveu par alliance, Adlai Stevenson, qui se présente pour la Maison Blanche. Elle lui écrit notamment plusieurs discours. Jusqu’à sa mort, en 1968, Mary Borden continuera d’écrire et d’être très active dans les milieux littéraires.
The Forbidden Zone ne se présente pas sous l’aspect d’un récit mais d’une série de petits textes centrés autour d’un thème ou d’une histoire particulière. Celui intitulé Rosa traite de l’épineux problème des blessures volontaires.
Extrait de The Forbidden Zone :
ROSA
Un géant roux nous avait été amené inconscient dans une Ford brinquebalante et déposé comme une bûche à notre seuil. Ce soldat solitaire, victime d’un obscur fait d’arme après la bataille, gisait sur le sol comme un boeuf abattu et respirait à grand bruit. Il avait la tête entourée d’un bandage souillé. Ses yeux étaient fermés. Sa bouche, grande ouverte, était sévèrement contusionnée. D’épaisses mèches de cheveux roux perçaient à travers le pansement. Du sang séché maculait ses lèvres épaisses. Son immense visage rouge était sombre et informe. Il était recouvert de poussière, comme s’il s’était roulé dans un champ à la façon des animaux de ferme. A n’en pas douter, il possédait le lourd pouvoir de la terre. Le soleil qui tapait sur cette masse inconsciente créait un contraste saisissant avec les sombres abîmes de sa conscience évanouie. Il semblait s’être retiré dans de lointaines ténèbres. Son esprit-frère, celui du boeuf, du taureau et de tous les animaux des champs, errait dans ce sommeil qu’on peut appeler le no man’s land de l’âme, d’où presque aucun homme ne revient. Mais son corps immense continuait de fonctionner comme une dynamo qui ne se décharge qu’avec une extrême lenteur.
Les vieux brancardiers le soulevèrent en râlant et le déposèrent tant bien que mal sur l’étroite table de la pièce blanche, étincelante de flacons, fioles, bassines et instruments métalliques, où s’affairaient des chirurgiens et des infirmières vêtus de blanc. Sa tête pendait d’un côté de la table, ses pieds de l’autre, tout comme ses grands bras couverts de taches de rousseur. De vigoureuses touffes de poils roux émergeaient de son énorme poitrine. Nous le débarrassâmes de ses vêtements. Son visage éteint nous faisait penser à un rocher qu’une pioche a entaillé de toutes parts.
Monsieur X lut la notice qui avait été épinglée à sa couverture par les médecins du poste de secours : Balle de revolver tirée dans la bouche et logée dans le cerveau.
Comment est-ce possible ? me demandai-je. Ce n’est pas une trajectoire envisageable pour une balle. Sûrement dormait-il dans la tranchée la bouche ouverte. Je l’imaginais, vautré dans le fossé boueux, comme un animal épuisé, avec sa grande bouche stupidement ouverte, tandis qu’une silhouette arrivait en rampant pour placer le canon d’un revolver entre ses grandes dents jaunes. Il faut vraiment être bête, pensai-je, pour s’endormir comme ça sans la moindre précaution.
Mais non, c’était impossible. Rien de tel ne pouvait se produire pendant la guerre. Les hommes étaient tués au hasard, mutilés, démembrés, le corps perforé de shrapnels ou criblé de balles mais jamais par un revolver introduit dans la bouche.
Ils chuchotaient en se penchant au-dessus de lui. Monsieur X fronçait les sourcils et se pinçait les lèvres tandis qu’il examinait la carcasse inconsciente.
– Comment est-ce arrivé ? demandai-je. Qui a fait ça ?
– Lui-même. Il s’est tiré une balle dans la bouche. C’est un suicide.
– Un suicide ! ai-je répété comme si le mot cachait un mystère. C’était étrange, incongru. Les médecins et les infirmiers étaient choqués. Mais pourquoi s’est-il suicidé ? demandai-je, ayant tout à coup pris conscience qu’une tragédie personnelle avait pris le dessus sur la mort de masse.
Il n’est pas jeune, pensai-je en découpant les bandages qui entouraient sa tignasse rousse emmêlée. Un paysan, probablement – très stupide et fort comme un boeuf.
– Pourquoi le suicide ? demandai-je tout haut.
– La panique, répondit Monsieur X. Il a voulu se tuer par peur d’être tué. Ce genre de chose arrive.
– Mais il n’a pas réussi.
– Non, ce grand gaillard a loupé son coup. Il devrait être mort. La balle est là, juste sous le crâne. Elle a traversé le cerveau. Un autre serait mort mais celui-là est très fort.
– Vous allez l’extraire ?
– Je vais m’y atteler.
-Et il vivra ?
– Peut-être.
– Et ensuite ?
– Il passera en cour martiale et sera fusillé pour tentative de suicide.
On lui souleva la tête pour la mettre en bonne position puis ses bras et ses jambes furent attachés à l’étroite table à l’aide de lanières de cuir.
– Ne faites pas ça ! criai-je. Laissez-le tranquille !
J’étais épouvantée par cet immense corps réduit à l’impuissance. Il continuèrent à le préparer sans m’entendre. Peut-être n’avais-pas crié assez fort.
– Vous ne comprenez pas, repris-je. Vous commettez une erreur. Ce n’était pas la peur. C’était autre chose. Il avait une raison, un secret. C’est enfoui là dans sa poitrine. Laissez-le avec son secret. A quoi bon le récupérer pour qu’il passe ensuite par les armes ?
Ils appliquèrent le masque d’éther sur son visage pour étouffer sa bruyante respiration. Le boeuf agonisant se débattit alors. La vie, menacée par le gaz suffocant, rejaillissait en lui, furieuse, énorme, pleine de souffrance. Une lanière de cuir lâcha, un poing se dressa et fit tomber bouteilles et bassines. On entendit du verre se briser, une bousculade, et dans la confusion générale un filet de voix qui criait « Rosa, Rosa ! » On aurait dit la voix d’un homme enfermé dans une grotte lointaine. Elle venait du côté lourd, là où les cheveux poussaient dru, une voix creuse et déchirée qui jaillissait de sa bouche aveugle : « Rosa, Rosa ! »
Ils parvinrent à lui appliquer à nouveau le masque d’éther.
L’opération fut une réussite. Ils délogèrent la balle du sommet de son crâne, déroulèrent de nouveaux bandages et l’emmenèrent sous une tente. Il va sûrement mourir avant demain, pensai-je.
Je vins le voir plusieurs fois pendant la nuit pour voir si par chance il n’était pas mort, mais il continuait à respirer. Je crus l’entendre murmurer dans un soupir le nom de cette femme : Rosa.
– Il ne peut pas survivre, jugea l’infirmière de nuit.
– Mais il ne peut pas mourir non plus, murmurai-je. Il y a trop de vie en lui, elle ne veut pas s’en aller.
Le lendemain, il allait beaucoup mieux. Je le trouvai assis dans son lit revêtu d’une chemise de nuit de flanelle rose, les yeux dans le vide. Il ne répondit pas quand je le saluai ni ne me prêta la moindre attention. L’infirmière me dit qu’il n’avait parlé à personne de toute la journée mais qu’il avait été obéissant et avait bu calmement sa soupe. Selon elle, il se portait comme un charme. Monsieur X s’étonnait qu’il ne fût pas mort.
– Il sait donc ce qui l’attend ? demandai-je au chirurgien.
– Bien sûr. Ils le savent tous. Tout le monde dans l’armée connaît la sentence.
Le suicidé ne tourna pas la tête dans ma direction. Quand je revins le voir, il continuait à regarder droit devant lui.
Qui êtes-vous ? demandai-je. Et qui est Rosa ? Et que puis-je faire ? Je restais là immobile, hypnotisée par ce grand gaillard qui finit par me regarder de ses yeux caverneux pendant quelques secondes comme pour me dire qu’il comprenait ce que je ressentais.
La nuit suivante, il profita de l’assoupissement de l’infirmier et du départ de l’infirmière de garde, partie faire sa tournée des tentes, pour déchirer son pansement. Elle le retrouva avec la tête qui suppurait sur l’oreiller et le réprimanda vertement. Il ne répondit pas, ne semblant même pas la remarquer. Docile comme un chien fidèle, il la laissa refaire le pansement et je le retrouvai le matin avec des bandages neufs, les yeux assombris par une souffrance inhumaine. La nuit suivante, la même chose se produisit, et les deux d’après aussi. Chaque nuit, il se débarrassait de son pansement et ne protestait pas quand on lui en faisait un nouveau.
– Si sa plaie s’infecte, il mourra, maugréa Monsieur X.
– C’est ce qu’il veut, répondis-je. Il veut à nouveau se tuer pour éviter le peloton d’exécution.
Je n’osais pas m’adresser à cet homme que j’appelais Rosa, n’ayant jamais su son nom. Ses yeux, qu’il tournait maintenant vers moi quand j’arrivais dans le pavillon, m’interdisaient de lui parler. Ils plongeaient dans les miens avec l’énergie et la connivence d’une bête mortellement atteinte qui n’a pas la permission de mourir. Mue par une impulsion désordonnée, je me rendis chez le général pour plaider son cas.
– Mais, Madame, nous avons une épidémie de suicides dans les tranchées. Ils sont pris de panique et se logent une balle dans la tête. Si la punition n’était pas ce qu’elle est – le conseil de guerre et l’exécution – il y aurait propagation. Nous serions obligés de monter à l’assaut avec des morts. La même sentence est appliquée pour les mutilations volontaires. C’est ce que font les lâches. Ils pointent le canon de leurs fusils sur leur pied et tirent.
Je ne m’en laissai pas compter pour autant. Cet homme avait moins peur d’être tué que de ne pas être tué. Il avait essayé de mettre fin à ses jours par désespoir. Les Allemands refusaient de le tuer et une femme appelée Rosa l’avait laissé tomber, ou peut-être était-elle morte. Il voulait simplement la rejoindre, c’était mon hypothèse.
– Il a dû recevoir une lettre dans les tranchées, une lettre de Rosa ou au sujet de Rosa. Ce n’est pas un homme jeune. Il a quarante ans ou plus, un géant aux cheveux roux avec des bras comme des jambons. Un fermier probablement. Un de ces colosses aux gestes lents, aussi fidèle qu’un chien. Sa voix s’est déchirée quand il a crié : ‘Rosa ! Rosa !’ Si vous l’aviez entendue ! C’était un voix d’enfant perdu. Et vous me demandez de le sauver pour que vous puissiez l’exécuter ? Vous voulez que chaque soir nous entourions sa tête de bandages pour l’empêcher de mourir, et ce afin que vous puissiez le conduire devant un peloton d’exécution ?
Mais il ne servait à rien de s’opposer aux règlements de l’armée. Nous étions en guerre. Le général ne pouvait rien faire. Ce soldat devait servir d’exemple pour empêcher la propagation de l’épidémie de suicides.
Je n’osais pas aller revoir Rosa. Je me rendis à l’entrée de la hutte et appelai l’infirmière. Au milieu de la longue rangée de lits, je voyais ses grandes épaules et son énorme tête entourée de pansements. Il avait l’air d’un bébé monstrueux avec son bonnet blanc et sa chemise de flanelle rose. Ses grands yeux hagards regardaient dans le vide. Son visage devenait chaque jour un peu plus pâle. Il n’avait plus la couleur de la brique mais celle de la cire, et ses joues se creusaient.
Jour après jour, il se tue en dépit de nos soins, pensai-je. Et il y parvient. C’est un travail difficile, qui demande de la patience, mais il s’y attelle. Si on lui en donnait l’occasion, il hâterait le processus. Eh bien, il aura cette occasion. Je faillis rire. Comme une idiote, j’étais allée voir le général pour obtenir sa clémence. C’était la dernière chose qu’il voulait que je fasse pour lui.
Je m’entretins avec l’infirmière qui était de garde la nuit suivante.
– Quand Rosa enlèvera son pansement cette nuit, ne faites rien, dis-je sans préliminaires.
Elle me regarda quelques instants en hésitant. C’était une infirmière compétente. Les traditions, la conscience professionnelle, l’honneur du métier, tout cela l’encombra quelques instants mais elle finit par me donner son accord.
Le lendemain matin, tandis que je regardais Rosa, je crus détecter une lueur de reconnaissance dans ses yeux, sans toutefois en être sûre. Son regard était si sombre, si profond, que j’étais incapable de le lire, mais je constatai qu’il était plus faible. Peut-être était-ce sa pâleur accrue qui rendait ses yeux si mystérieux et ténébreux. Vers le soir, il fut en proie au délire, ce qui ne l’empêcha de se débarrasser de son pansement pendant la nuit. Ce fut son dernier effort, sa dernière action maladroite et désespérée. Son regard resta fixe tandis que son cerveau divaguait. Sa volonté avait triomphé. C’en était assez. Le lendemain matin, il était inconscient. Il mourut deux jours plus tard, appelant Rosa du fond de son coeur las, bien que nous ne puissions plus l’entendre.