Les citadelles du silence

Arnèke
Kemmel
L’étude qui suit retrace l’histoire des cimetières militaires britanniques et de la commission qui les a mis en œuvre. Cette histoire commence dès août 1914 et la gestion des premières sépultures de soldats sur le front occidental. A la tête de cette commission, Fabian Ware a été l’artisan d’une œuvre mémorielle sans équivalent. Le texte est ample (38 000 mots) et se veut, dans la mesure du possible, exhaustif. A noter qu’il a fait l’objet d’un projet éditorial qui ne s’est pas concrétisé.

        INTRODUCTION

De la Picardie à la Flandre belge, 940 cimetières militaires témoignent du lourd tribut payé par les troupes britanniques pendant la Première Guerre mondiale. Jouxtant nos cimetières communaux ou isolés au détour d’un chemin agricole, ces lieux de mémoire font partie intégrante du paysage et ne suscitent que rarement la curiosité des populations locales, comme si la simplicité et l’évidence de leur agencement les dissociaient, le temps aidant, des causes sanglantes qui les ont fait naître. Leurs livres d’or témoignent pourtant de visiteurs réguliers. La plupart sont britanniques ou issus des nations qui faisaient autrefois partie de l’Empire : Irlande, Australie, Canada, Nouvelle-Zélande, Inde et Afrique du Sud. Le paradoxe de l’œuvre de commémoration britannique est qu’en dépit de son omniprésence dans les régions du nord de la France et la Flandre belge son histoire reste méconnue de ce côté-ci de la Manche.

            Les cimetières britanniques ont pourtant une histoire singulière et mouvementée. Des premières recherches de tombes éparses en 1914 à l’érection des grands mémoriaux d’Ypres et de Thiepval, entre 1927 et 1932, pendant plus de quinze ans une vaste organisation a répertorié, inhumé, regroupé et commémoré les morts de la guerre. L’édification des cimetières s’est faite tout au long des années 20, mais la tâche a été préparée dès le début de la guerre. Une telle œuvre ne pouvait s’improviser dans l’urgence. Si l’ensemble mémoriel unique que constituent les 940 cimetières du front occidental possède une atmosphère singulière, immédiatement identifiable, qui les différencie de leurs équivalents militaires français, allemands et américains, c’est en raison des choix de commémoration opérés. Leur édification est le fruit d’une entreprise collective, résultant de débats parfois houleux, mais aussi l’œuvre d’un homme : Fabian Ware, qui dès 1914 s’est battu pour que les soldats aient tous une sépulture digne de ce nom.

Bailleul

CHAPITRE 1

Les premiers soldats du Corps Expéditionnaire Britannique débarquent à Boulogne le 12 août 1914. Une poignée d’infirmières militaires les accompagnent ainsi qu’une unité mobile de la Croix Rouge, composée de plusieurs véhicules et autant de chauffeurs. Le convoi sanitaire prend immédiatement la direction de la Belgique, où le front recule de jour en jour sous la pression de l’armée allemande. Arrivés dans la zone des combats, les ambulanciers britanniques sont contraints de suivre le mouvement général de repli jusqu’à la Marne. Pendant ces quelques semaines de confusion, ils accomplissent tant bien que mal la tâche qui leur est assignée : transporter les blessés et récupérer les soldats incapables de suivre le rythme des marches forcées. Dans ce contexte, les initiatives personnelles sont privilégiées. Régulièrement, les ambulanciers s’introduisent en territoire ennemi à la recherche de prisonniers. Au volant de leurs ambulances – des Hudson, Vauxhall, Morris Oxford, Sunbeam et Daimler – ces hommes intrépides ont le sentiment de participer à une folle équipée. Si leurs motivations sont avant tout humanitaires, le désir d’aventure ne peut en effet être nié. Les incursions en territoire occupé par les Allemands renforcent leur audace. Les routes sont encombrées de réfugiés et les gares peinent à réguler la circulation des trains de troupes et de blessés. Quant aux services de santé de l’armée, ils n’ont pas toujours le temps d’installer les structures démontables permettant de soigner les blessés, ni d’acheminer ceux-ci vers les hôpitaux de l’arrière.

Des structures ambulancières privées, dont certaines sont soutenues par la Croix-Rouge, sillonnent également les routes de Belgique et de France, parant au plus pressé. Dès le 4 août, Le Royal Automobile Club avait annoncé dans le Times qu’il était à la recherche de voitures et de chauffeurs. Il était alors relativement aisé pour les civils de se rendre en France et en Belgique. Lord Kitchener, chargé du recrutement de la nouvelle armée d’engagés volontaires, était lui-même favorable à l’envoi d’ambulances privées sur le front. Celle du docteur Munro, arrivée à Ostende en septembre, est restée célèbre. Opérant sur le front de l’Yser, elle se distinguera en établissant à proximité immédiate des tranchées un poste de secours dirigée par deux infirmières, lesquelles auront l’honneur des journaux pendant tout le conflit sous l’appellation des « héroïnes de Pervyse ».

Après la victoire alliée de la Marne, l’opération appelée course à la mer oblige les structures sanitaires à de nouveaux déploiements. A la mi-septembre, les ambulanciers de l’unité mobile débarquée en août à Boulogne sont à Lille. La Croix-Rouge britannique leur demande de rester dans cette ville et d’attendre l’arrivée de celui qu’elle a choisi pour reprendre en main l’unité. Les ambulanciers redoutent la venue d’un chef imposé. Celui-ci ne peut que remettre en question la liberté d’action dont ils jouissent depuis quelques semaines.

Quand Fabian Ware arrive à Lille le 19 septembre, sa mission est de réorganiser l’unité mobile. Même si la situation militaire reste confuse, il est plus que temps d’essayer de rationaliser les services de soins. Sa première décision confirme les craintes des ambulanciers. Il entend réduire au maximum les actions de bravoure. Il ne sera plus question de pénétrer dans des secteurs perdus par les Alliés. Désormais, le mot d’ordre est l’efficacité, avec pour corollaire obligé davantage de discipline. Mais ceci reste un objectif. Dans les faits, les mouvements du front restent rapides et les ambulanciers perdent le contact avec les troupes britanniques opérant plus au sud. L’unité mobile se retrouve ainsi basée à Amiens, sans qu’elle l’ait vraiment choisi. Elle apporte dès lors son aide aux troupes françaises. La petite structure n’a aucun statut officiel. Fabian Ware déplore cet état de fait mais peut-il en être autrement au cours de cet automne où les plans des états-majors sont déjoués les uns après les autres ? Fabian Ware s’attelle immédiatement à la question de l’approvisionnement car bien souvent la nourriture doit être achetée au prix fort, voire chapardée. Il négocie également avec les autorités militaires françaises pour que l’unité puisse opérer dans leurs lignes et demande davantage d’ambulances à la Croix-Rouge. Avant toute chose, il tient à l’indépendance de son équipe et se bat pour qu’elle ne soit pas englobée dans les services médicaux de l’armée. Sa liberté d’action est un atout dont il compte bien profiter au maximum. La mission de son unité n’étant pas rigoureusement définie, il peut la moduler en fonction des besoins. L’équipe comprend très vite qu’elle a affaire à un chef exceptionnel, qui ne s’en laisse pas compter par les Q.G. et les bureaucrates.

Fabian Ware est né à Clifton, près de Bristol, en 1869. Élevé dans une tradition calviniste stricte, il ne suit pas un parcours scolaire standard, ses parents préférant pour lui une éducation dispensée par des précepteurs. A la mort de son père, il enseigne dans des écoles privées puis étudie à Paris, où il passe le baccalauréat. Il devient ensuite inspecteur dans les services éducatifs britanniques. C’est en 1901 qu’il fait la connaissance du vicomte Alfred Milner, gouverneur de la colonie du Cap, en Afrique du Sud. Engagé comme administrateur au Transvaal, Fabian Ware devient, sous l’influence de Milner, un fervent zélateur de l’Empire. Convaincu du rôle civilisateur de son pays, il a une conception utopiste de la colonisation.

En 1905, il reprend les rênes du Morning Post,  journal conservateur où il peut exercer ses talents de gestionnaire et de rédacteur. En 1911, il devient administrateur de la compagnie minière Rio Tinte. Homme aux talents multiples, ayant prouvé ses compétences dans des domaines divers, Fabian Ware a 45 ans quand éclate la guerre. Son âge ne lui permet plus de s’engager mais il souhaite participer à une mission sanitaire. C’est grâce au vicomte Milner qu’il obtient le commandement de l’unité mobile de la Croix-Rouge.

Pendant tout le mois d’octobre 1914, Fabian Ware et les ambulanciers de son équipe sillonnent l’arrière-front pour récupérer des blessés et établir des contacts avec les différentes autorités militaires et civiles, aussi bien britanniques que françaises. Il se rend à Paris et à Londres, sachant d’expérience que rien ne se fait sans réseau d’influences. Son journal de bord atteste que pour la seule journée du 29 octobre, il a été présent à Doullens, Saint-Pol, Béthune et Merville. Fabian Ware est dans son élément : la coordination. S’exprimant facilement en français, il apprécie de travailler sur le sol de ce pays ami. Mais sa passion pour la France l’aveugle parfois. Sa vision idyllique des relations entre les troupes britanniques et la population locale se heurtera bien souvent à la réalité, laquelle est plus tendue qu’il ne veut l’admettre.

Cette guerre n’est pas celle qui a été prédite. Son ampleur est inédite. Personne ne sera rentré au pays pour Noël et les morts sont déjà nombreux. Ils sont enterrés à la va-vite dans un champ, le long d’un chemin, au milieu d’un verger ou dans un jardin. Aussi bien du côté français que britannique, rien n’est officiellement prévu. Les pouvoirs publics français sont confrontés aux usages civils. Les combattants n’acceptent pas la pratique militaire traditionnelle des fosses communes. Ils enterrent leurs camarades et renseignent les proches sur les lieux d’inhumation. Un nombre non négligeable de familles procèdent au rapatriement des corps. Côté britannique, le même décalage entre les usages militaires ancestraux et les coutumes civiles apparaît. La guerre n’est plus le seul fait de soldats de métier. Les conscrits français et les volontaires britanniques sont des civils, ce que l’armée ne peut ignorer. Si la Croix-Rouge n’a pas pour vocation première de s’occuper des morts, elle le fait néanmoins par défaut. Il n’existe en effet aucune structure officielle pour les tués au combat. Pendant la retraite de septembre, les membres de l’équipe sanitaire ont commencé à rassembler des indices sur les morts britanniques et à noter leur identité, ainsi que l’endroit où ils étaient enterrés. La Croix-Rouge britannique et sa contrepartie allemande sont en contact par l’intermédiaire des bureaux de Genève pour s’échanger l’identité des prisonniers. Les informations ainsi obtenues permettent de savoir, avec plus ou moins de certitude, si un soldat disparu est mort ou non. Mais Fabian Ware juge que ces dispositifs sont nettement insuffisants.

A la fin du mois d’octobre, le docteur Stewart, contrôleur médical de la Croix-Rouge, vient inspecter l’unité de Fabian Ware. La rencontre entre les deux hommes sera décisive. Ils visitent le cimetière de Béthune où ont été creusées plusieurs tombes britanniques, signalées par des croix de bois. Ces tombes ont-elles été répertoriées ? Si oui, de quelle façon ? Qui est chargé de leur entretien ? Autant de questions qui restent sans réponse. Stewart et Ware décident de s’atteler à la tâche. Stewart obtient de la Croix-Rouge le matériel pour marquer les tombes. Dès lors, l’unité de Ware ne se contentera plus de les identifier et de reporter les noms sur les listes de pertes. Elle fera en sorte que les noms inscrits sur les croix ne s’effacent pas.

Jusqu’à présent, la Grande-Bretagne ne s’est jamais réellement souciée des soldats tués au combat. Les 15 000 morts britanniques de la bataille de Waterloo avaient été rassemblés dans des fosses communes. Des trous avaient été creusés, mais les corps, trop nombreux, s’élevaient au-dessus de la surface du sol. On les avait recouverts de branchages avant de procéder à leur incinération. Ce procédé était habituel à l’époque, l’anonymat des victimes étant la règle. Les soldats tombés pendant la guerre de Crimée n’avaient pas davantage eu droit à des sépultures individuelles. Toutefois, près de 140 cimetières avaient été aménagés. Ils n’étaient plus qu’une dizaine vingt ans plus tard, sous les effets conjugués des pilleurs de tombes, des hivers rigoureux et des tremblements de terre. Pour l’ensemble des guerres du XIXe siècle, les corps des soldats étaient enterrés par les populations riveraines. La fosse commune, le tombeau collectif et l’ossuaire constituaient la norme. Aux États-Unis, cependant, l’individualisation apparaît avec la guerre de Sécession.

Mais en 1914, la mort au combat revêt une toute autre signification. Après des décennies de prospérité et d’allongement de durée de la vie, la mort d’hommes jeunes, qui se sont portés volontaires, est ressentie plus cruellement. Le regard porté par la nation sur ses soldats a évolué tout au long du XIXe siècle. L’Empire colonial est passé par là. Avant Waterloo, les guerres étaient faites par des soldats pour lesquels la population n’avait pas une grande sympathie et qui dans l’imaginaire collectif étaient associés à des soudards peu fréquentables. Aujourd’hui, ce sont les forces vives de la nation, les ouvriers et les étudiants, qui se battent dans un même élan patriotique.

Pendant l’hiver 1914 et le printemps qui suit, la recherche de tombes se poursuit à un rythme soutenu. Le plus souvent, les soldats ont été enterrés dans des champs, parfois aussi dans des jardins. Bon nombre de ces tombes sont signalées par des croix de bois que les camarades ont confectionnées à partir des « caisses à savon » de l’armée. Mais en raison de la hâte avec laquelle ces inhumations ont eu lieu, les inscriptions portées sur les croix commencent à s’effacer. Il arrive aussi qu’une bouteille renversée ait été à demi enfoncée dans la terre avec à l’intérieur une feuille où sont notés les éléments permettant d’identifier le soldat enterré. Dans ces cas, il n’est pas rare que le tertre soit signalé par une baïonnette ou un fusil planté dans le sol. Broadley, un des volontaires de l’équipe de Ware, tombe ainsi, en début 1915, sur une de ces bouteilles renfermant une note qui fait état de 30 corps, tous des soldats des Royal Scots, et donne aussi le nom de l’aumônier présent lors de l’inhumation. Ce genre d’information est rare et précieux. Malheureusement, le procédé de la bouteille identificatrice n’a pas été généralisé. Le travail des hommes de Ware consiste principalement à remplacer les croix rudimentaires par d’autres plus solides où une inscription a été peinte au préalable. La base de la croix est quant à elle solidifiée avec du bitume.

La recherche des tombes éparses est une tâche absorbante, qui exige de la patience et un certain talent d’enquêteur, mais qui s’avère bien souvent payante. A chaque fois que les membres de l’unité trouvent la tombe d’un soldat au bord d’un champ de betteraves, au pied d’une haie ou dans un pré, ils ont le sentiment du devoir accompli. Les civils français les aident dans leur mission. Dans les secteurs où ont eu lieu des combats dont la nature implique un dispersement des tombes, les hommes de l’unité interrogent les habitants. Les curés sont souvent d’une grande aide, mais aussi les enfants. La présence de ces tombes éparses n’est pas sans poser problème à la population locale. Un fermier de Méteren déplore que deux d’entre elles aient été creusées dans son pré. Il s’en plaint auprès des Britanniques et demande s’il est possible d’exhumer les corps pour les enterrer dans son jardin.

       Lors d’une visite à Londres pour présenter son rapport à Arthur Stanley, président du Comité de guerre de la Croix-Rouge et de l’Ordre de Saint-Jean, Fabian Ware insiste sur l’importance des relations avec les Français, lesquels s’occupent des tombes britanniques. De plus, certains d’entre eux ont été témoins de la mort de ces soldats. La population locale est pourvoyeuse d’informations. Il convient de veiller à ce que les relations entre les habitants de la zone du front et l’armée britannique restent les meilleures possibles car la collecte d’informations continuera forcément après la guerre. Ceci dit, l’importance des témoignages diminuera quand la guerre s’enlisera dans une confrontation statique entre deux lignes de tranchées. A l’automne 1914, les soldats britanniques sont tués sur les territoires ouverts, à dominante rurale, de la Flandre et de l’Artois. Pendant les deux dernières semaines de novembre 1914, Broadley recense plus de 300 tombes entre Laventie et Steenvoorde. L’étendue de la zone concernée laisse supposer un travail d’investigation long et fastidieux.

Lord Robert Cecil, qui travaille pour la Croix-Rouge britannique à Paris, s’occupe également de la recherche des corps de soldats. Pour satisfaire les demandes des familles, son groupe recueille des indices sur la cause des décès et procède occasionnellement à une exhumation pour rapatrier le corps au pays. Les deux groupes décident de coordonner leurs efforts. Robert Cecil et Ian Malcolm s’occuperont de l’Aisne et de la Marne, tandis que Fabian Ware opérera dans les secteurs situés plus au nord. Les autorités militaires lui demandent de les avertir quand ses recherches l’amènent à proximité de la zone militaire. Elles sont censées alors l’aider dans sa mission. Mais trop souvent, faute de temps, elles l’obligent à ne pas franchir les lignes de communication. En février 1915, Arthur Messer, le bras droit de Fabian Ware, écrit à Sir Reginald, du War Office, pour obtenir les autorisations leur permettant un accès facilité à la zone des combats. Mais le même mois, la prévôté basée à Saint-Omer refuse d’accorder des laissez-passer à l’unité mobile.

            Ces heurts avec l’armée portent préjudice au travail qui a été entamé. De plus, l’aide apportée aux blessés français devient de plus en plus difficile à organiser. Quand le corps auquel est rattachée l’équipe ambulancière est transféré ou envoyé en réserve, celle-ci doit prendre contact avec une nouvelle unité militaire. Mais au début de 1915, ces demandes de rattachement sont parfois refusées.

            Malgré ces revers, l’énergie, l’enthousiasme et les compétences de Fabian Ware portent rapidement leurs fruits. L’armée s’intéresse de près au travail qu’il effectue sur les tombes. En octobre 1914, il était entré en force dans le bureau du général Macready pour le convaincre de l’importance de cette tâche. D’abord surpris par l’audace du personnage, Macready l’avait ensuite écouté avec attention, se rappelant la détresse causée par les tombes laissées à l’abandon pendant la guerre des Boers en Afrique du Sud. Le 9 janvier, un article du Times évoque le problème. Le correspondant relate le cas d’une femme qui a essayé en vain de trouver la sépulture de son frère. Les camarades de ce dernier lui ayant fourni des informations exactes sur l’emplacement de la tombe, elle s’était rendue sur place et avait trouvé l’endroit mais toute trace d’identification avait disparu sur la croix de bois. Le journaliste termine son article en souhaitant que les services compétents puissent remédier aux problèmes de ce genre. Macready est désormais convaincu qu’une organisation digne de ce nom doit se charger de l’identification des tombes, l’unité de Fabian Ware étant la plus à même de remplir cette mission. Les deux hommes sont faits pour s’entendre. Ce sont tous deux des conservateurs sensibles aux questions sociales.

            Le 2 mars 1915, Fabian Ware écrit à la Croix-Rouge de Londres pour l’informer que son unité mobile vient d’être officiellement autorisée par l’armée à prendre en charge la localisation, le marquage et l’enregistrement des tombes britanniques en France. Elle opère sous le nom de Commission d’Enregistrement des Tombes, une structure qui a pour l’instant un caractère hybride. Elle relève de l’armée tout en continuant à rendre des comptes à la Croix-Rouge. L’important pour Fabian Ware est d’en avoir le commandement unifié.

Outtersteene

CHAPITRE 2

            Fabian Ware a obtenu gain de cause. La mort de masse ne peut plus être ignorée. Paradoxalement, c’est le nombre même de tués dans les premiers mois de la guerre qui aboutit à la nécessité du traitement individuel des sépultures. Plus les combattants sont nombreux à périr, plus les survivants souhaitent donner à chacun une sépulture identifiable et localisable. Dans une de ses lettres, Vera Brittain, l’auteure de Testament of Youth, justifie ses demandes de détails sur la mort de son fiancée et de son frère en invoquant la lutte nécessaire contre les processus de dépersonnalisation : Une connaissance précise abolit l’horrible impersonnalité qui vous remplit de désespoir et assimile celui qui est mort à un simple nom sur une liste. Les listes occupent chaque jour plusieurs colonnes dans les journaux. Si on n’y veille pas, elles deviendront l’unique référence. États de pertes publiés dans le Times, télégrammes standard envoyés aux familles, tombes collectives, autant de manifestations de la modernité. L’ère industrielle a créé la guerre totale et la mort de masse. Il faut lutter contre ce nivellement, contraire au principe de liberté individuelle si cher aux Britanniques. A la mort de son fiancé, Vera Brittain écrit aux officiers des compagnies, aux aumôniers et aux camarades pour obtenir des renseignements. Quand son frère, Edward, est tué sur le front italien, elle rend plusieurs visites à son colonel, hospitalisé à Londres, et le presse de questions, convaincue qu’il ne dit pas tout. Cette volonté de connaître dans le détail les derniers instants des soldats tués n’est pas un cas isolé. Chaque famille veut savoir. Pour chaque soldat tué, les proches sont renseignés par le camarade qui a vu mourir leur défunt. Ce peut être aussi le voisin de lit à l’hôpital d’évacuation, une infirmière ou toute personne disposant des informations sur les circonstances de la mort. Toute mort au front se voit ainsi personnalisée. Dans ces conditions, il devient impossible d’imposer aux familles le principe de l’inhumation collective.

            L’ensemble de la population est concerné, ou le sera, par la mort des combattants, contrairement à ce qui s’était passé au cours des guerres précédentes. En recourant aux pratiques des fosses communes, les autorités militaires risqueraient de déclencher une vague de protestation à l’échelle de la nation. L’armée doit rendre des comptes à la société civile. En France, les mêmes pressions de la part des familles aboutissent au même constat. Le principe des tombes individuelles devient dès lors une façon pour la nation d’exprimer sa reconnaissance et de satisfaire l’arrière.

Quand Fabian Ware obtient le monopole de la gestion des sépultures, Ian Malcolm, qui a succédé à Robert Cecil, doit à contrecoeur lui remettre ses cartes et listes de tombes pour l’Aisne et la Marne, ainsi que les certificats de concessions perpétuelles qu’il a obtenus des autorités françaises. Le travail de Fabian Ware est reconnu par le général Haig lui-même. En mars 1915, il écrit une lettre au War Office précisant que le travail de sa commission est d’une grande valeur morale, dont bénéficient aussi bien les soldats que leurs familles. Il évoque aussi l’après-guerre, où il faudra nécessairement rendre des comptes à la nation.

            La recherche de tombes devient l’activité quasi exclusive de l’ancienne unité ambulancière, qui doit désormais abandonner les soins apportés aux blessés. Les membres de l’équipe souhaiteraient poursuivre en parallèle leur mission sanitaire mais la Croix-Rouge leur demande de se consacrer uniquement à la nouvelle commission d’enregistrement des tombes. En mai, il faut rendre les ambulances, qui avaient transporté 12 000 blessés depuis le début du conflit.

            Fabian Ware consacre dès lors toute son énergie à sa nouvelle tâche et réorganise l’unité sur de nouvelles bases. L’armée fournit les rations alimentaires et le carburant pour les véhicules. Elle prend également en charge les croix et les inscriptions. La Croix-Rouge, quant à elle, continue de mettre des véhicules et du personnel à disposition. Si la Commission est rattachée aux services de l’Adjudant-Général, son statut militaire n’en reste pas moins flou. Plusieurs membres de l’équipe se voient attribués un grade militaire et Fabian Ware devient major. Ces nominations leur donnent du poids pour les contacts avec les armées britannique et française mais elles n’ont pas d’influence à l’intérieur du groupe. Les membres de l’unité restent des chauffeurs, des mécaniciens, des employés qui ne sont pas astreints à la discipline militaire. Leur recrutement est avant tout affaire de relations personnelles.

            Dans un premier temps, le territoire où se battent les Alliés est divisé en quatre zones. Chacune d’entre elles sera pourvue de cinq hommes, un officier et quatre véhicules. Le personnel du Q.G. sera au nombre de 44, avec douze véhicules. Dès l’été 1915, les effectifs permettent une nouvelle répartition : huit sections avec pour chacune d’entre elles deux officiers d’enregistrement, deux ordonnances, un cuisinier et trois chauffeurs. Les véhicules sont en nombre suffisant mais ils ont une fâcheuse tendance à tomber régulièrement en panne. La commission d’enregistrement a également besoin d’un Q.G. Celui-ci sera basé au château de Lillers.

            Entre mai et octobre 1915, quelque 27 000 enregistrements sont effectués avec recensement des noms et cartographie des emplacements de sépultures. Les unités militaires et les aumôniers fournissent aux membres de la commission d’enregistrement des rapports d’enterrements. Sur cette base, des croix sont préparées pour les tombes. Chaque croix porte une plaque de métal où est gravée une inscription permettant l’identification. Des instructions sont données aux aumôniers, que l’on tient pour responsables de l’identification des tombes. On leur fournit des piquets munis de plaques pour palier à l’éventuelle absence de croix au moment de l’inhumation. Quand il n’est pas envisagé de planter une croix dans un avenir proche, une note manuscrite, écrite au crayon à mine de plomb, doit être insérée dans une bouteille que l’on enfonce en terre, sur la moitié de sa longueur, goulot vers le bas. Une boîte en fer peut également être utilisée. Dans les cimetières autorisés, des piquets numérotés sont plantés aux endroits où des tombes sont prévues. Aucun détail n’est laissé au hasard. Seule une méthode rigoureuse, appliquée systématiquement par toutes les parties concernées, peut aboutir à l’identification d’un maximum de corps.

Au Q.G., les informations servent à l’élaboration de registres répertoriant les tombes britanniques, mais aussi les tombes françaises présentes dans les secteurs britanniques. La classification est régimentaire et inclut la localisation, l’accessibilité, l’inscription et tout autre élément pertinent. Une autre classification, géographique, est également établie. Pour finir, on dresse un catalogue des tombes inaccessibles.

Dans la pratique, le travail consistant à trouver, vérifier et marquer les sépultures s’avère bien souvent frustrant. Les régiments ne restent jamais longtemps dans le même secteur, les aumôniers qui officient aux enterrements vont et viennent, emportant leurs rapports avec eux. Ces rapports sont de toute façon le plus souvent rudimentaires. L’aumônier ne peut pas systématiquement attester de l’identité du soldat enterré. Comme les enterrements ont surtout lieu la nuit, la localisation n’est pas toujours clairement établie. Parfois, des piquets numérotés font office de marqueurs mais il faut retrouver l’aumônier ou l’officier en charge de l’hôpital de campagne pour avoir la liste des noms correspondant aux numéros. Parfois, un piquet indique simplement que vingt ou trente hommes sont enterrés à cet endroit. De plus, il faut continuer à rechercher les anciennes tombes.

Un bon officier d’enregistrement finit par connaître intimement le terrain, avec l’emplacement et la date des combats, qu’ils correspondent à des attaques ou à des coups de main dans le no man’s land. Il sait quels champs sont susceptibles de contenir des tombes et n’est pas avare de son temps quand il s’agit de répondre aux sollicitations des soldats à la recherche de camarades disparus. Ces contacts lui fournissent en retour des informations précieuses. Avec de la patience, les recoupements peuvent aboutir à localiser de nouvelles tombes.

Les secteurs dans lesquels opèrent les officiers de la commission d’enregistrement sont à portée de canons ennemis. L’un d’entre eux est ainsi tué en travaillant dans un cimetière près d’Ypres. Fabian Ware estime que leur mission ne justifie pas cette prise de risque. Il rédige une circulaire leur interdisant de s’exposer à ce genre de danger. Cette décision de concentrer la mission dans les endroits sûrs, et de négliger le front en lui-même, explique en partie la grande proportion de tombes non identifiées à la fin de la guerre.

Comme le note Patrick McGill dans Red Horizon, les bombardements de cimetières créent une impression de malaise et de chaos parmi les combattants : Il existe un cimetière situé derrière le dernier groupe de maisons où des tirs d’obus ont déterré les corps. Dans ce village, les morts sont à l’air libre tandis que les vivants s’enterrent dans les tranchées.

Le court poème de H. Smalley Sarson, combattant canadien, évoque une réalité semblable avec la même force ironique :

La mort, dans le ciel, hurla son message, 

Maudissant l’air qui résistait,

Puis planta son groin près d’une église délabrée,

Squelette miséreux et lugubre.

Les cerveaux de la science, l’argent des imbéciles

Avaient façonné cet esclave de fer,

Destiné à tuer, qui pourtant trouva son terme futile

Dans une tombe d’enfant qu’il venait de retourner.

           Ces deux témoignages montrent la difficulté du travail entrepris par l’équipe d’enregistrement. Les tombes sont exposées aux bombardements et doivent faire l’objet d’une attention permanente. Le travail d’enregistrement est condamné à n’être que temporaire tant que durera le conflit.

            Étant donné les conditions de vie dans les tranchées, l’enterrement des morts n’est pas la tâche la plus urgente. Récupérer le corps d’un soldat tué dans le no man’s land ne vaut pas le risque encouru. En fait, les hommes sont souvent obligés de vivre avec les morts. Néanmoins, quand l’occasion se présente ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour que leurs camarades aient une sépulture digne de ce nom. En 1917, avant leur attaque sur la crête de Vimy, les Canadiens réalisent de leur propre initiative tous les aménagements nécessaires pour ceux qui tomberont au cours de l’assaut. Cette façon de procéder deviendra de plus en plus la norme, à chaque fois que la chose sera possible. Les croix de bois préparés à l’avance, évoquées dans le célèbre roman de Dorgelès, sont une réalité glacée qui rend compte de la mort de masse dans son aspect le plus cynique et le plus déshumanisé. Mais sur la zone littorale, où se sont installés les grands hôpitaux provisoires, à Étaples, Rouen ou Calais, il est possible d’organiser davantage les inhumations. Les familles y assistent parfois. Quand un blessé est classé sur la liste des dangereusement malades, ses proches sont prévenus. Certains franchissent alors la Manche. C’est le cas des parents du poète Julian Grenfell. La soeur de Julian, infirmière bénévole à l’hôpital de Wimereux, envoie un télégramme à ses parents pour les prévenir de la gravité des blessures dont souffre son frère. Le lendemain, Willy et Ethel Grenfell embarquent sur un navire de munitions et assistent aux derniers moments de leur fils. L’armée aide même financièrement les plus démunis. Le télégramme type envoyé aux familles est le suivant : Avons le regret de vous informer que le soldat x, du régiment x, est dangereusement malade dans notre hôpital. Si vous souhaitez venir lui rendre visite mais que vous n’en avez pas les moyens, veuillez présenter ce télégramme au poste de police le plus proche. En août 1915, le docteur Reardon constate : Les blessés sont enterrés dans un cimetière militaire situé à environ deux kilomètres. C’est un endroit à la fois beau et tragique, avec toutes ces rangées de croix blanches. Certaines tombes sont ornées de fleurs envoyées par la famille. Ces cimetières côtiers de Belgique, du Nord, du Pas-de-Calais et de Normandie situés derrière les hôpitaux de la base prendront au fils des mois et des années une ampleur impressionnante. La part de soldats non identifiés y est naturellement très réduite.

A la fin de l’été 1915, Fabian Ware connaît des difficultés de recrutement. Il ne peut obtenir les hommes supplémentaires dont il a besoin, ne serait-ce que pour remplacer ceux qui le quittent au terme de leur contrat. La seule solution est de renforcer le lien avec l’armée. Pour que le travail de la Commission se poursuive dans de bonnes conditions, une certaine indépendance par rapport à la Croix-Rouge devient nécessaire. C’est ainsi que le 6 septembre 1915, Macready recommande au War Office que la Commission d’Enregistrement des Tombes soit intégrée de façon officielle aux forces militaires de Sa Majesté. La confirmation arrive un mois plus tard. Cette incorporation dans l’armée apporte une solution au problème de base. Mais le changement de nature du conflit entraîne une difficulté nouvelle. Avec la pérennisation des tranchées, les enterrements sont nettement plus concentrés. Les cimetières d’églises situés à proximité du front sont saturés et les autorités locales peinent à trouver de nouveaux espaces.

Fabian Ware a désormais le pouvoir de négocier directement avec Paris. Grâce à son sens de la diplomatie et à son excellente maîtrise du français, il entre en pourparlers avec le haut commandement français et les ministères de la guerre et de l’intérieur. On lui promet qu’un projet de loi sera présenté pour permettre au ministère de la guerre d’acquérir des terres au nom de l’État pour les soldats alliés. Une partie de l’opinion ne voit pas d’un bon œil l’octroi de terres à perpétuité. Ne vaudrait-il pas mieux privilégier les ossuaires, moins onéreux que les tombes individuelles ? Malgré ces réticences, le projet de loi, soutenu par Millerand, le ministre de la guerre, inclut l’entretien des tombes après la guerre. Le 25 septembre, un décret propose des « sépultures perpétuelles » pour les troupes françaises et alliées reposant dans les cimetières communaux. Mais les questions de l’octroi de nouveaux espaces et de la confirmation des droits de l’armée britannique sur les tombes non officielles ne sont pas pour autant résolues.

Le projet est approuvé par les députés mais le sénat émet des réserves. Fabian Ware réussit à faire modifier la clause de l’entretien. Celui-ci sera assuré par une association britannique. Le texte de loi prévoit que l’acquisition de nouveaux terrains sera à la charge de la France, tandis que l’entretien sera assuré soit par la municipalité soit par une autorité reconnue par le gouvernement britannique et le ministère français de la guerre. Quand un nouveau terrain s’avère nécessaire, un officier est nommé pour le choisir avec l’aide de la Commission. Ces terrains doivent être accessibles par les routes existantes et proches à la fois du secteur de division concerné et des ambulances de campagne, ainsi que des hôpitaux d’évacuation. Ils ne doivent pas occuper une trop grande surface de terre agricole ni être situés trop près des habitations. Les autorités françaises demandent à ce que la distance entre deux tombes ne soit pas supérieure à 23-30 cm, la largeur des allées ne devant excéder 90 cm.

Une fois le site choisi, la Commission en est informée et entame la procédure en se conformant à la loi française. Chaque corps d’armée est responsable de l’aménagement du site, de sa clôture et de sa maintenance. La loi votée le 29 décembre 1915 sous sa forme définitive est une victoire pour la Commission d’Enregistrement des Tombes. Elle pose des bases juridiques qui garantissent la pérennité des actions engagées pour les sépultures britanniques. De juin à décembre, Fabian Ware n’a cessé d’agir en coulisses pour que cette loi, fondamentale pour son action présente et à venir, scelle un accord franco-britannique définitif sur la question. Il a multiplié les contacts avec les Q.G., les journalistes et les ministères, incitant les autorités compétentes à attribuer davantage de décorations aux civils français. Il conseille à l’ambassade britannique de favoriser les attitudes amicales vis-à-vis du gouvernement français, et de faire régulièrement envoyer des télégrammes de remerciement signés par le roi. L’ancien directeur du Morning Post sait frapper aux bonnes portes et établir les contacts nécessaires. Fin diplomate, il veut créer un climat de francophilie aussi bien au sein de l’armée britannique que dans la sphère gouvernementale. Depuis qu’il est devenu l’unique responsable de la Commission d’Enregistrement des Tombes, son travail n’est plus seulement réactif. Visionnaire et pragmatique, Fabian Ware tisse sa toile pour que la gestion des cimetières britanniques ne réponde pas seulement aux préoccupations du moment mais s’inscrive dans une perspective plus large. Si aujourd’hui les 940 cimetières britanniques de France et de Belgique constituent un ensemble mémoriel cohérent, le mérite en revient initialement à un homme habile, capable de saisir les opportunités au bon moment. Par toute une série d’actions coordonnées, il a su mois après mois poser les bons jalons. L’ambition personnelle n’est pas à exclure dans son plan d’action mais elle repose avant tout sur la volonté de réaliser une œuvre qui rende honneur aux hommes qui ont sacrifié leur vie pour la nation.

Steenwerck

CHAPITRE 3

L’édifice reste toutefois fragile. Tandis que les législateurs débattent du projet de loi sur l’octroi de terres aux Britanniques, une autre question surgit et demande une réponse urgente. Que faire des corps non identifiés ? Face à l’ampleur du problème, le gouvernement français est prêt à étudier de nouvelles solutions. En juin un comité scientifique, chargé d’examiner la question, remet son rapport et préconise l’incinération des corps des soldats français. Fabian Ware est naturellement inquiet. Si une loi est votée dans ce sens, ne remettra-t-elle pas en question, d’une façon ou d’une autre, l’accord franco-britannique sur les cimetières ? Le projet présenté dans le rapport prévoit des crématoriums à ciel ouvert, situés entre la ligne de feu et les parcs d’artillerie. Ils seraient installés tous les dix kilomètres et consisteraient en cavités ayant la forme de pyramides inversées, dans lesquelles seraient disposées en alternance des  strates de corps et de bois. Des écrans de toile sont prévus pour entourer ces crématoriums. Les rédacteurs du projet n’hésitent pas à recourir à un style à un exalté pour défendre leur proposition : L’été approche. Des myriades de vers infestent les corps, et ces insectes se chargeront de disséminer les germes mortels. Aux grand maux, les grands remèdes. Les soldats ont fait le sacrifice de leur vie sans hésitation. Ils se sont comportés en héros. Puissent-ils aussi faire sacrifice de leurs corps. Honorons-les à la manière dont les anciens honoraient leurs héros.

            Le projet de loi fait l’objet de débats houleux pour être finalement rejeté par le sénat en janvier 1916. Une proposition de généraliser la pratique de l’embaumement, qui avait été utilisée pendant la Guerre Civile américaine, est également évoquée. Mais elle ne sera pas non plus retenue.

            Son travail de relations publiques n’empêche pas Fabian Ware de continuer à se pencher sur les problèmes concrets liés à la recherche et à l’identification des corps. Il réussit notamment à faire adopter par l’armée le principe d’une seconde plaque d’identification, laquelle resterait en permanence sur le corps. En août 1914, les plaques d’identification étaient en aluminium mais au bout de quelques semaines un modèle en fibre vulcanisée rouge a été introduit. Les deux types de plaque cohabitent jusqu’en 1915, voire 1916. L’identification post-mortem n’en est pas forcément facilitée car la plaque est ôtée pour des raisons administratives, laissant le corps sans signe d’identification. De nombreux soldats en acquièrent une seconde par eux-mêmes, le plus souvent sous forme de bracelet, mais le principe des deux plaques identitaires n’est toujours pas officiel. Suivant l’exemple des Français, Fabian Ware obtient de l’armée que la seconde plaque, de couleur verte, devienne obligatoire et reste sur le corps une fois que la première a été enlevée. Mais cette mesure ne suffit pas toujours. Ware demande à ses hommes de mesurer et de décrire chaque corps, avec nom, matricule, grade, régiment, bataillon, date de mort et position exacte de la tombe, laquelle doit être numérotée.

            Les hommes des unités d’enregistrement sont devenus de véritables détectives. Ils savent utiliser n’importe quel indice : des initiales gravées sur un objet, les différentes teintes d’uniformes selon les régiments, les boussoles rouillées, les briquets, les pipes et les stylographes. Une petite croix métallique, où est scellé l’insigne divisionnaire de l’équipe ayant procédé à l’enterrement, est désormais fixée sur la croix de bois ou le piquet marquant l’emplacement de la tombe. Dans le cas d’une tranchée-tombeau, chaque extrémité est signalée par un grand panneau portant une inscription signalant la présence de corps. Comme le type de crayon utilisé jusqu’à cette date ne résiste pas aux intempéries, un nouveau modèle, plus résistant, est préconisé. Rien ne doit être laissé au hasard. Jour après jour, la même lutte contre l’oubli recommence.

            Au début de 1916, des sections sont formées dans chaque zone militaire pour le choix des sites. Une commission mixte de trois officiers français et trois officiers britanniques examine les plans des cimetières et discute avec les autorités locales avant de faire une demande auprès du ministère de la guerre. Le terrain est ensuite acheté, ou exproprié si le propriétaire s’oppose à la vente.

            Dans un premier temps, ces sites officiels sont si peu nombreux que certaines unités s’accrochent jalousement à leur droit d’enterrer les morts dans un terrain privé. C’est ainsi que le 7e Royal Inniskilling Fusilliers, qui se bat près de Mazingarbe en 1916, place un grand panneau devant son cimetière (appelé « Philosophe ») pour signaler qu’il s’agit d’une propriété privée.

            Des pourparlers sont en cours pour obtenir des Belges les mêmes accords qu’avec les Français mais les négociations se heurtent à de nombreux obstacles. Le gouvernement belge opère en exil depuis Le Havre. Comment prendre des mesures au nom du peuple en l’absence de parlement ? Si le roi Albert et la reine Élisabeth se sont installés à La Panne, sur la côte belge, à partir de septembre 1914, ils n’ont pas pour autant de pouvoir décisionnaire.  Il faudra attendre septembre 1917 pour que les Belges octroient des terrains à perpétuité aux Britanniques.

            La commission d’enregistrement essaie d’éviter la création de petits cimetières isolés. Il faut d’une part que les tombes puissent être facilement trouvées par les familles et d’autre part éviter les déplacements de dépouilles après la guerre. Ce souhait ne sera jamais réalisé. Il existe déjà de nombreux groupes de tombes isolées et la nature des combats à venir en entraînera davantage encore.

            Fabian Ware est également déterminé à mettre un terme à certaines inégalités. Personnage pétri de tradition, impérialiste convaincu, il n’en a pas moins lu Rousseau et Marx, dont les idées l’influencent. Son idéologie conservatrice ne l’empêche pas d’afficher des préoccupations sociales. Au sein de l’armée, un sentiment démocratique se développe, résultat de l’esprit de camaraderie, qui au fil des mois est devenu la seule valeur que les combattants revendiquent ouvertement. Les mémoires l’attestent avec force. Cette camaraderie justifie tout, de mourir, de survivre, de crier sa colère ou de se taire. C’est à la fois un refuge et une vision du monde. Pour la plupart des combattants, elle se substitue de plus en plus aux idéaux patriotiques du début de la guerre. Fabian Ware sait tout cela et comprend quelles en sont les implications pour sa mission. Son combat pour l’égalité de traitement entre tous les morts au combat démarre véritablement en avril 1915 avec l’affaire Gladstone. Ce jeune officier débarqué en mars au Havre et tué un mois plus tard à Ypres, est exhumé dans des conditions dangereuses à Poperinge pour être rapatrié en Angleterre. Ce rapatriement n’a été possible que suite à des pressions exercées par le Premier ministre et le roi. L’officier en question appartient en effet à une famille prestigieuse. Son grand-père n’est autre que W.E. Gladstone, qui avait été plusieurs fois Premier ministre entre 1868 et 1894. Si les raisons qui ont poussé Mrs Gladstone à rapatrier le corps de son fils sont compréhensibles et même estimables, l’action n’en a pas moins été accomplie en dépit de l’interdiction de Joffre, qui avait un mois auparavant proscrit toute exhumation de corps sur le sol français. Ce n’est ni plus ni moins qu’un privilège accordé uniquement pour des raisons de rang social. Fabian Ware a trouvé une cause à défendre qui définira en grande partie son action dans les années à venir : l’égalité entre tous les soldats tués à la guerre, officiers ou hommes du rang, pauvres ou riches, chrétiens ou non. Pendant l’automne 1914, quelques exhumations avaient eu lieu, certaines sous la supervision d’Ian Malcolm. A l’époque, Fabian Ware avait été gêné par ces pratiques mais ne s’en était pas vraiment préoccupé. Au printemps 1915, la situation n’est plus la même. Les exhumations sont incompatibles avec la Nouvelle Armée de Kitchener. Il ne peut y avoir de discrimination sociale au sein des troupes. Robert Cecil est également embarrassé par l’affaire Gladstone et écrit à Fabian Ware pour lui en faire part. Il ne faudrait pas que ce rapatriement spectaculaire crée un précédent dont profiteraient les familles fortunées pour obtenir des passe-droits. Fabian Ware lui répond le 5 mai : Je suis tout à fait d’accord avec vos remarques sur le cas Gladstone. L’exhumation qui a eu lieu à Poperinge peut à l’avenir créer des problèmes. Elle a été effectuée par des soldats britanniques sous les bombardements. Heureusement (ou malheureusement ?), personne n’a été blessé. L’effet sur la troupe est regrettable. Dans cette affaire, on a oublié que 99% des officiers vous diront que s’ils sont tués ils préfèrent entre enterrés au milieu de leurs hommes.

            En avril 1915, Fabian Ware obtient de l’Adjudant-Général l’interdiction des exhumations tant que durera la guerre, et ce pour des raisons d’hygiène. Le texte ajoute que si des exhumations sont effectivement pratiquées, ce sera sans l’approbation de Sir John French, commandant en chef du Corps Expéditionnaire Britannique. Tout comme dans l’interdiction édictée par Joffre, seules les raisons d’hygiène sont avancées. Le principe même de l’exhumation n’est pas condamné et l’interdiction ne vaut que pour la durée de la guerre. La préoccupation principale de Fabian Ware est l’égalité de traitement entre tous les morts au combat. Il sait que ce précepte reste dans l’absolu matière à débat. Sans pour l’instant faire de déclarations fracassantes, il n’en est pas moins décidé à mener ce combat jusqu’au bout. Il cherche également à l’appliquer aux mémoriaux, ne souhaitant pas que ceux-ci soient érigés dans les cimetières situés en France, du moins pas avant la fin de la guerre. Les mémoriaux facilitent en effet les distinctions sociales. Il obtiendra gain de cause en mai 1916, quand l’armée interdira l’érection de mémoriaux permanents.

            La Commission est déterminée à faire tout ce qui est en son pouvoir pour apporter son aide aux parents des soldats tués. Le contact avec les familles ne fait pas officiellement partie de sa mission, mais comme le travail qu’elle effectue est désormais de notoriété publique, des demandes de photos de tombes lui parviennent. Ware y répond favorablement à partir de mars 1915. Comme les appareils photographiques sont interdits sur le front, il lui faut obtenir la permission des autorités militaires pour en équiper ses hommes. Une nouvelle section est ainsi créée avec trois photographes. Les demandes obligent le trio à se rendre sur des sites épars. La Commission juge que le plus simple est de photographier toutes les tombes. Fin août 1915, 2000 négatifs ont déjà été collectés, montrant chacun un groupe de quatre tombes. Les tirages sont envoyés aux familles qui en font la demande.

            La Croix-Rouge encourage la Commission à étendre ses activités dans de nouvelles directions et à se substituer aux familles pour l’entretien des tombes. En juillet 1915, elle suggère qu’un minimum de jardinage apporterait aux cimetières un aspect moins misérable. De l’herbe est semée et des parterres de fleurs aménagés par des jardiniers français locaux, rémunérés par la Croix-Rouge. Là aussi, Fabian Ware songe à l’après-guerre. Si aucun corps officiel n’est formé, des organismes privés entreront forcément en lice pour l’entretien des sépultures, ce qui embarrassera les Français. C’est ainsi que, sous la double pression de la Croix-Rouge et des autorités françaises, le gouvernement britannique crée un Comité National pour l’Entretien des Tombes de Soldats sous la présidence du Prince de Galles. Ce comité, qui inclut Ware, son second, Arthur Messer, Macready et deux représentants de l’armée française, tient sa première réunion le 27 mars 1916. Le Trésor britannique convient que les frais d’entretien après guerre incomberont à la Grande-Bretagne, selon les vœux de Fabian Ware. Un mois auparavant, la Commission était devenue le Directoire pour l’enregistrement et l’enquête sur les sépultures. Cette nouvelle entité serait désormais la seule autorité officielle pouvant servir d’intermédiaire entre l’armée britannique combattante, l’armée française et les autorités civiles.

Au premier trimestre de 1916, les hommes du directoire ont enregistré 50 000 tombes, répondu à 5000 demandes d’enquête et envoyé 2500 photos aux familles. Ils ont également provisoirement choisi l’emplacement de 200 cimetières. Mais ce qui a été accompli n’est rien en comparaison de la tâche à venir. Les batailles les plus meurtrières, dont celles de la Somme et de Passchendaele, n’ont pas encore eu lieu et rien n’a encore été fait sur le front oriental. Les responsabilités de Fabian Ware ont été étendues. Il envoie des unités à Salonique, en Égypte et en Mésopotamie. Cette extension de la sphère d’action nécessite d’installer le Q.G du directoire à Londres. Les demandes croissantes d’enquêtes sollicitent trop l’administration basée en France. D’autre part, il sera plus facile de développer les photos à Londres. Une implantation dans la capitale britannique permettra aussi d’employer des femmes.

            Tandis qu’Arthur Messer reste en France pour s’occuper des unités d’enregistrement des tombes, Fabian Ware s’installe à Londres en mai 1916 dans une annexe du War Office basée à Winchester House. Mais le personnel escompté n’est pas au rendez-vous et les demandes de renseignement des familles restent pour la plupart lettre morte. L’officier envoyé à Salonique a les plus grandes difficultés à démarrer sa mission faute de moyens. Fabian Ware se bat pour obtenir plus de personnel. Celui que l’on surnomme désormais Lord Tombes-de-guerre règne sur une organisation où travaillent 700 personnes et dont les ramifications s’étendent à l’Italie, l’Égypte, la Mésopotamie et Salonique. En août 1916, il est promu brigadier-général.

            Le travail du directoire, du comité d’entretien des tombes et de l’armée en général est de plus en plus soumis au regard de la société civile, ce qui n’est pas pour déplaire à Fabian Ware, qui souhaite que les militaires comme les civils s’occupent des morts de la guerre. Pour chaque décision concernant les sépultures, il faut tenir compte de la sphère politique, tout comme de l’opinion publique. C’est ainsi qu’en avril 1916, le ministère de la guerre nomme Sir Lionel Earle à la tête d’un comité international des sépultures militaires. Celui-ci se rend en tournée d’inspection en France. Lors de la visite d’un cimetière près d’Albert, il remarque trois tombes sans nom situées à l’écart des autres. J’ai demandé s’il s’agissait de soldats allemands mais on m’a demandé de ne pas poser trop de questions. J’ai insisté et on m’a dit qu’il s’agissait de soldats ayant été exécutés pour lâcheté. Cette ségrégation me dérangeait. Ces hommes avaient déjà payé le prix fort pour leur lâcheté, qui devait être principalement physique. Il était absolument injuste de signaler leur faute pour l’éternité et d’infliger ainsi  à leurs familles une douleur inutile. Mais je ne crois pas que mon sentiment fût partagé par les militaires. J’ai donc envoyé une note au ministère de la guerre, qui a été approuvée. L’usage des tombes sans nom pour les soldats exécutés a été aboli et leurs tombes sont désormais mêlées aux autres. Si Lionel Earle a eu gain de cause, l’armée a toutefois tenu à infléchir les nouvelles dispositions en exigeant que soit inscrit sur ces tombes MORT AU COMBAT au lieu de TUÉ AU COMBAT, ou éventuellement MORT DE BLESSURES. 346 combattants britanniques ont été exécutés entre 1914 et 1918. En 2006, l’armée britannique accordera le pardon à 306 d’entre eux. Dans le carré militaire du cimetière communal de Berneville, dans le Pas-de-Calais, les trois seules tombes britanniques de la Grande Guerre sont occupées par trois soldats exécutés en mars 1917.

            Le premier juillet 1916 est le jour le plus sanglant dans l’histoire de l’armée britannique. La bataille de la Somme devait être, après l’enlisement de Verdun, la grande offensive qui ferait la décision. Rarement une opération de cette ampleur aura été aussi mal préparée. Pour la seule journée du 1er juillet 1916, on compte 60 000 morts, blessés ou disparus britanniques sur 100 000 engagés. 415 000 soldats seront tués pendant les quatre mois que durera la bataille. La proportion élevée de morts non identifiés pose de nouveaux problèmes. L’inhumation est le plus souvent impossible. Les tombes seraient en effet sous le feu constant de l’ennemi. Un grand nombre de corps ont été détruits à tel point qu’il faut renoncer à toute possibilité d’identification avant l’enterrement. De plus, les traces de tombes ont été pour la plupart effacées. Le paysage a été transformé en profondeur. A l’époque, nombreux sont ceux qui le jugent irrécupérable. Un an après juillet 1916, de nombreux corps sont encore disséminés sur le champ de bataille. Les soldats qui reviennent en permission ne cachent pas leur colère. Les enterrements sont sous la responsabilité de l’armée, mais le directoire sera forcément accusé de ne pas remplir correctement sa mission si le Parlement s’en mêle et qu’un scandale éclate. Conscient du danger, Fabian Ware fait ce qu’il peut mais sa marge d’action est réduite.

            Le public demande que l’on s’occupe aussi des tombes situées en territoire ennemi. Les cimetières de Gallipoli avaient été abandonnés suite à l’évacuation des Britanniques en janvier. Fabian Ware tente de négocier avec les Turcs pour qu’ils prennent les cimetières en charge. Il s’approche de la Croix-Rouge de Genève, du Vatican et du gouvernement américain pour qu’ils lui servent d’intermédiaires.

CHAPITRE 4

           

Méteren

Désormais, Fabian Ware passe autant de temps à l’étranger qu’à Londres. En 1916, il ne prend que quatre jours de permission. Toute son énergie est consacrée à l’œuvre engagée, qu’il faut consolider et étendre. L’objet même de son travail concerne la nation toute entière, ce qui implique d’écouter toutes les suggestions émises de part et d’autre. Si quelques mois auparavant, il a lancé un modeste programme de jardinage, il sent bien qu’il faut faire davantage en la matière. Les familles britanniques sont sensibles au fleurissement des tombes. Durant l’été 1915, des graines d’érable ont été semées autour des tombes canadiennes et quelques plantations effectuées dans un nombre limité de cimetières. Il faut désormais envisager un programme horticole digne de ce nom. Les cimetières militaires sont certes provisoires mais il devient impossible d’attendre la fin de la guerre pour entamer un travail de jardinage digne de ce nom. Au début de 1916, le directeur des Jardins Botaniques Royaux de Kew envoie son assistant, Arthur Hill, en France pour établir un état des lieux. Le spectacle des champs de bataille de la Somme lui laissera une impression pour le moins inattendue :

L’ensemble de cette région meurtrie, ravagée par les trous d’obus, est transfiguré par les coquelicots, qui donnent au paysage une beauté qu’aucun mot ne peut exprimer. Imaginez un immense paysage vallonné, où domine une pourpre éclatante que ne vient interrompre aucun arbre ni aucune haie, avec çà et là de longues traînées de camomille blanche et des taches de moutarde sauvage, le tout ponctué de croix blanches. Le plus beau des cimetières n’arrivera jamais à évoquer la sensation qui vous étreint à la vue de ce paysage. Nulle part, j’imagine, l’ampleur de la lutte ne peut être davantage appréciée que dans ce champ de bataille couvert de coquelicots, sanctifié par toutes ces croix dispersées.

            La vision panthéiste d’Arthur Hill a de quoi séduire mais le sentiment national et les réalités politiques ne permettent d’envisager une solution aussi radicale. Il n’est cependant pas le seul à émettre l’idée de laisser les tombes là où elles sont, disséminées dans l’ensemble du paysage. L’architecte Edwin Lutyens aura un sentiment semblable quand il se rendra en France quelques mois plus tard. Dans Les Silences du Colonel Bramble, le romancier André Maurois, qui avait été officier de liaison après du Corps Expéditionnaire Britannique, écrit : J’espère, dit Aurèle, qui regardait les innombrables petites croix, tantôt groupées en cimetières, tantôt isolées, j’espère que l’on consacrera à ces morts la terre qu’ils ont reconquise et que ce pays restera un immense cimetière champêtre où les enfants viendront apprendre le culte des morts. Conscient que le souhait de ne pas déplacer les tombes est partagé par un nombre non négligeable de Britanniques, Fabian Ware doit expliquer pourquoi il est irréalisable et que le temps venu les tombes seront déplacées dans des cimetières où elles seront honorées comme il se doit. L’autre solution serait de les labourer dans le sol. Mais cette dernière option constituerait une épreuve trop pénible pour les familles, tout comme pour les fermiers français ou belges. Il serait indécent d’infliger à ceux-ci de telles méthodes de gestion des sépultures.

            Arthur Hill visite 37 cimetières, s’entretient longuement avec Fabian Ware et Arthur Messer, et dresse une liste de plantes convenant au sol et au climat du nord de la France. Mais l’argent manque pour un programme horticole d’envergure. La Croix-Rouge accepte de financer l’opération, consciente que le fleurissement des tombes revêt une importance symbolique de premier plan. Des hommes sont recrutés parmi ceux qui ne peuvent pas être incorporés dans l’armée. Le programme initial se concentre sur les pelouses et les plantes annuelles. Si les combattants sont habitués à la vue des cadavres, ils n’en conçoivent pas moins de l’amertume, voire de la colère, quand ceux-ci traînent sur la ligne de front ou sont enterrés à la va-vite dans des conditions précaires. Dans ses mémoires, Edwin Campion Vaughan relate : Les champs étaient parsemés de tombes, auxquelles nous portions un intérêt morbide. Aucune n’avait été creusée profondément. Pour chacune d’entre elles, une partie du corps ou un objet sortait de terre : un crâne poli, des bottes décomposées ou une cartouchière. Parfois, la couche de terre recouvrant les corps était si mince qu’en durcissant elle donnait l’impression d’entourer des momies, sauf aux endroits où les rats avaient dégagé la boue pour laisser apparaître un bout d’uniforme bleu. C’est pour éviter ce spectacle qu’il faut donner aux lieux de sépulture un aspect soigné, qui témoigne du respect que l’on porte à ceux qui ont donné leur vie pour le pays. La présence de fleurs est à ce titre très importante pour les Britanniques. Dans les mémoires de soldats, elles sont régulièrement mentionnées : violettes du bois de Ploegsteert, coquelicots de la Somme ou fleurs sauvages des accotements. Dans ses mémoires, Through a Tent Door, Robert William Mackenna consacre même un court chapitre à quelques fleurs ayant poussé par hasard près de l’entrée de la baraque opératoire. Quand les brancardiers devaient s’arrêter devant l’entrée, les yeux fatigués du blessé contemplaient quelques instants ces fleurs… Elles ne parlaient pas seulement aux yeux mais aussi à l’âme.

Au printemps 1917, quelques arbres et buissons sont plantés. Un contingent supplémentaire de jardiniers arrive en France et quatre pépinières sont créées dès l’automne. A cette époque, le personnel horticole inclut deux sergents et vingt caporaux-jardiniers, recrutés pour la plupart sur les recommandations des Jardins Royaux de Kew. A ceux-ci s’ajoutent des civils non incorporables et une trentaine de femmes du Queen Mary’s Auxiliary Army Corps. Ces corps auxiliaires féminins ont été créés en mars 1917. Ils regroupent des femmes intégrées à l’armée, portant l’uniforme et assignées à des tâches d’intendance : cuisine, travail administratif et travaux d’entretien dans les camps de la base. Pour les populations locales, le fleurissement des cimetières est également bienvenu. Ces lieux indiquent non seulement l’ampleur des pertes humaines mais aussi le sacrifice d’une nation amie. Des Français se proposent même d’entretenir les cimetières si nécessaire.

            En avril 1917, le directoire a enregistré 150 000 tombes en France et en Belgique. Plus de 60 terrains sont en cours d’acquisition, mais six fois ce nombre attendent réquisition. Les procédures sont plus longues que prévu. En mai, l’Adjudant-Général Fowke approuve la réorganisation des unités d’enregistrement des tombes. Les unités mobiles prépareront les cimetières, les secondes les reprendront à leur compte une fois que tous les corps auront été enterrés. Un inspectorat est créé pour coordonner la tâche. Des groupes de travail totalisant 630 hommes s’occupent de la construction préliminaire mais l’entretien reste sous la responsabilité de l’armée.

            Fabian Ware a toujours eu une vision à long terme. Pour pérenniser le travail déjà accompli et préparer les gigantesques chantiers à venir, il envisage une organisation nouvelle qui, contrairement au Comité National pour l’Entretien des Tombes de Soldats présidé par le prince de Galles, serait permanente, exécutive et dotée d’un personnel propre. A cet effet, il fait circuler un mémorandum proposant une “commission impériale pour l’entretien des tombes de soldats”. Il y souligne le besoin de continuité et cite l’exemple de la guerre de Crimée, où les tombes avaient été négligées.

            L’Office of Works, dont le secrétaire permanent, Sir Lionel Earle, fait partie du comité du Prince de Galles, souhaite que son ministère s’en occupe. Fabian Ware a deux objections. La première est que la commémoration de 500 000 soldats est une tâche trop ample pour ce département. Deuxièmement, il veut que la nouvelle structure soit impériale et non nationale. Des représentants des dominions, États autonomes faisant partie de l’Empire, sont à cet effet invités à siéger au comité du prince de Galles.

            Le 27 mars, Lloyd George réunit les parties concernées. Les discussions aboutissent à la création d’une commission impériale. Une charte royale lui octroie tous les pouvoirs nécessaires à son bon fonctionnement. La conférence impériale qui se tient à Londres du 21 mars au 27 avril donne également son accord. Le 21 mai, la Commission Impériale des Sépultures de Guerre voit officiellement le jour. Le Prince de Galles en est le président, le ministre de la guerre le secrétaire général.

C’est une victoire incontestable pour Fabian Ware. Si comme à son habitude, il donne l’impression d’être parvenu à un consensus par son art subtil de la négociation, la réalité atteste d’âpres luttes en coulisses, de lobbying et de manœuvres ministérielles en tous genres. Il a notamment dû s’opposer à Alfred Mond, le directeur de l’Office of Works. Cet éminent personnage, qui s’était bâti un empire industriel avant de se lancer dans la politique, n’est pas du genre à lâcher facilement le morceau. C’est un homme influent et compétent, qui sera très actif au sein du mouvement sioniste des années 20. Il consent à accorder à l’Inde et aux dominions un rôle consultatif dans la future structure mais ne veut pas, contrairement à Fabian Ware, que les  « nations autonomes » de l’Empire soient associées aux prises de décision. La balance penche toutefois en faveur de Fabian Ware, le gouvernement britannique étant soucieux de se montrer conciliant envers les dominions eu égard à leur effort de guerre.

La nouvelle commission aura la charge des sépultures des forces impériales décédées suite à une blessure, un accident ou une maladie survenus pendant le service actif sur terre ou sur mer. Elle peut acquérir des terrains pour les cimetières et les mémoriaux permanents situés en dehors des cimetières. Elle a également le droit d’autoriser ou d’interdire l’érection par une personne extérieure à la Commission de mémoriaux permanents dans ces cimetières, le tout en accord avec la loi française. Une charte définit l’esprit de l’entreprise : honorer et perpétuer la mémoire et le sacrifice des soldats tués, consolider les liens entre les classes sociales et les ethnies des différents dominions.

Par bien des aspects, cette structure est unique en son genre. C’est la première organisation à s’occuper de tous les morts de guerre d’une nation et la première aussi à favoriser un esprit commun à tout l’Empire dans le cadre d’un partenariat égalitaire entre nations.

La première réunion de la Commission impériale se tient le 20 novembre 1917. Seul son président, Lord Derby, qui vient de perdre son beau-fils au front, est absent. La composition de la nouvelle structure reflète la vision impérialiste de Fabian Ware et sa capacité à rassembler des talents complémentaires. Outre Rudyard Kipling, dont la plume peut être une arme redoutable, et le syndicaliste Harry Golsing, qui apporte une caution sociale de poids, la Commission comprend Winston Churchill et Alfred Milner, ainsi que des représentants éminents des dominions, notamment sud-africain. Elle constitue un ensemble représentatif de différents courants d’opinion et classes sociales de la société britanniques et des territoires d’outre-mer.

La structure, centralisée, est à l’image des tendances profondes qui transforment la société. Le gouvernement d’union nationale, dirigé par Lloyd George, recentre ses efforts sur le ministère de la guerre et s’immisce de plus en plus dans la vie privée des citoyens. La conscription, instaurée en janvier 1916, en témoigne. D’une certaine façon, cette tendance arrange Fabian Ware. Au cours de la période agitée qui avait précédé la guerre, il avait souhaité un pouvoir autoritaire, de type cromwellien, pour redonner au pays une direction nouvelle. La guerre, dans sa durée, conduit finalement à un régime de tendance autocratique où la liberté individuelle doit céder le pas face à l’effort de guerre, qui seul peut assurer la survie de la Grande-Bretagne impérialiste. En ce milieu de l’année 1917, la fin du conflit n’est pas en vue. Politiquement, la période est instable. Faut-il lâcher du lest sur les principes démocratiques, pour lesquels les Britanniques sont censés se battre ? Ayant réussi à se rendre incontournable, Fabian Ware pourrait être tenté par une attitude autoritaire, que les circonstances favorisent. Cependant, c’est l’avenir qui le préoccupe avant tout. Il reste fondamentalement un visionnaire et agit en fonction d’un temps où tous les principes démocratiques prévaudront à nouveau. Il est toutefois à noter qu’aucune femme n’assiste aux débats de la Commission, malgré le souhait des organisations féministes, qui considèrent que les femmes peuvent légitimement formuler des idées sur les politiques de commémoration. Mais de l’avis de tous les membres fondateurs, elles ne sont pas considérées comme compétentes dans ce domaine.

La tâche la plus importante et la plus urgente est de forger les principes fondateurs. Il n’existe aucun précédent, du moins de cette ampleur. Quelle forme de commémoration adopter ? Quelle place accorder aux choix individuels ? Quel type d’architecture privilégier ? La commémoration sur un pied d’égalité semble prévaloir mais il faut éviter l’impression d’uniformité absolue, contraire à la tradition britannique de la liberté de choix. Les morts sont tous différents, de par leur classe sociale, leur origine ethnique et leur religion. Doit-on organiser une sorte de concours ou choisir un ou deux architectes réputés ? Les questions sont nombreuses. Il faut y apporter des réponses rapidement tout en évitant la précipitation. Fabian Ware saura trouver le bon tempo. Il commence par envoyer en France Charles Aitken, directeur de la Tate Gallery, accompagné de deux architectes de renom, Edwin Lutyens et Herbert Baker.

Edwyn Lutyens a bâti sa réputation sur les projets imposants, Charles Aitken et Herbert Baker préfèrent des réalisations simples au coût modeste. Edwin Lutyens et Herbert Baker se connaissent et sont rivaux. Si le premier est aujourd’hui considéré comme un des plus grands architectes britanniques, il le doit entre autres à son travail en Inde. En 1911, New Delhi est choisie pour remplacer Calcutta en tant que siège du gouvernement britannique. Edwin Lutyens se distingue en mêlant avec grâce les influences orientales et occidentales dans les bâtiments administratifs de la nouvelle capitale. Herbert Baker, plus connu que lui à l’époque, notamment pour ses réalisations en Afrique du Sud, travaille également à l’aménagement de New Dehli. Les deux hommes sont de tempéraments différents et n’ont pas la même conception de leur art. Fabian Ware a choisi de les associer en raison de leur notoriété mais aussi, peut-être, pour pouvoir utiliser de façon positive leur rivalité. Sur ce point, il n’a pas forcément effectué le bon choix. Envoyé en France, Edwin Lutyens est fasciné, comme l’avait été Arthur Hill, par le spectacle du champ de bataille. Il remarque lui aussi la prépondérance des coquelicots.

Un ruban de tombes isolées comme une voie lactée au milieu d’une vaste région où les hommes sont enterrés là où ils sont tombés. L’espace d’un instant, on considère qu’aucun monument n’est nécessaire. Le moment est évanescent mais sa perfection est presque absolue. Le seul monument qui peut être envisagé, s’il le faut, est un globe de bronze.(…) Les questions soulevées sont si immenses que l’on ne peut pour l’instant que généraliser.

L’idée d’un globe de bronze effraie Herbert Baker et le projet tombera vite à l’eau. A la fin août, dans son rapport à la Commission impériale, Edwin Lutyens conseille vivement qu’il n’y ait qu’un seul type de monument, en Europe comme dans le reste du monde. Très vite, il a l’idée d’un monolithe. Si aujourd’hui, la Pierre du Souvenir présente dans les cimetières britanniques est une évidence, il faut savoir qu’Edwyn Lutyens a dû se battre bec et ongles pour l’imposer. Au début, presque toutes les confessions s’y opposent. Le fait que cette grande pierre puisse évoquer un autel déplaît entre autres aux Presbytériens. Herbert Baker lui oppose le principe de la croix. Il imagine une croix à cinq branches, que son rival n’est pas loin de considérer comme grotesque. 25 ans plus tard, la Croix de Lorraine choisie par la Résistance française prouvera que ce genre d’idée est viable, mais en 1917 elle est loin de faire l’unanimité. Les deux hommes restent campés sur des positions diamétralement opposées. Fabian Ware ne sait que faire et décide de consulter différents personnalités. James Barrie, l’auteur de Peter Pan, propose une structure où des cloches tinteraient chaque soir à la même heure et ce pendant des siècles.

Je ne veux pas qu’elles tintent simultanément mais que chacune d’entre elles en réveille une autre (disons, par exemple du nord au sud). Le message que chaque cloche envoie à la suivante est « Tout va bien ». Ce serait encore plus impressionnant s’il s’agissait de clairons mais quand la paix sera revenue ceux-ci paraîtront peut-être un peu trop militaires.

Chacun a un avis différent. Il existe mille façons d’honorer les morts de la guerre, des plus farfelues aux plus classiques. La fée Clochette en est une. Peu compatible cependant avec ce que recherche la Commission. Fabian Ware invite Reginald Blomfield, architecte et concepteur de jardins renommé, à se joindre à l’aventure. Passionné de botanique, Blomfield a consacré une grande partie de sa vie professionnelle à la conception de parcs et de jardins et a écrit sur ce sujet un livre qui fait autorité. Malgré ces états de service, il s’avère très vite tout aussi ingérable que Baker et Lutyens. Il semblerait que le monde des architectes et des paysagers soit fait d’ego surdimensionnés et de jalousies tenaces. Fabian Ware se sent impuissant à choisir entre les hommes qu’il a sollicités. Plutôt que de jeter l’éponge, ce qu’il n’est pas loin de faire, il se tourne finalement vers Sir Frederic Kenyon, directeur du British Museum, pour tenter de mettre fin aux controverses. Celui-ci consent à piloter un comité de réflexion. Ce sera le début d’un partenariat fructueux entre les deux hommes.

Frederic Kenyon est un érudit de 54 ans, spécialiste en paléographie des papyrus. Le danger d’introduire un arbitre doté des pleins pouvoirs est d’aboutir à une architecture collective. Mais si l’antagonisme entre Lutyens, Baker et Blomfield est bien réel, force est de constater qu’aucun des trois n’est prêt à aboutir à un compromis dont la qualité ne serait pas à la hauteur de leur réputation. Leur honnêteté et leur rectitude professionnelle sont les garanties qui permettront d’aboutir au résultat que nous connaissons.

CHAPITRE 5

Sailly-sur-la-Lys

En janvier 1918, la Commission prend officiellement une de ses décisions les plus importantes : il n’y aura pas de différence de traitement entre officiers et hommes du rang. L’interdiction d’ériger des mémoriaux, datant de mai 1916, est réaffirmée, le principe de l’égalité entre tous les combattants interdisant les initiatives individuelles. Les critères esthétiques sont également prépondérants dans cette interdiction. La présence de mémoriaux individuels aurait vraisemblablement transformé les cimetières en collections de monuments au goût douteux. S’il doit y en avoir, le seul endroit possible est la Grande-Bretagne et non les cimetières militaires situés à l’étranger. Le principe égalitaire, cher à Fabian Ware, est ainsi définitivement acté sur deux points essentiels. Conscient que cette décision suscitera des débats, il n’oublie pas ses réflexes d’ancien journaliste en lui donnant une large diffusion. Il énonce le principe d’égalité comme le seul compatible avec le sacrifice de ces hommes qui se sont battus ensemble pour une même cause.

Frederic Kenyon jouit d’une grande liberté de manoeuvre. Sa mission sera d’étudier les différentes propositions qui lui seront faites et de soumettre ses conclusions à la Commission. Il consultera également les représentants de tous les courants religieux. La seule directive qui lui est imposée est l’absence de distinction entre les officiers et les hommes du rang.

Dans son premier rapport, Kenyon présente deux alternatives : inscrire l’ensemble des noms sur un mur ou un monument du cimetière ou doter chaque tombe d’une stèle personnalisée. Dans la première alternative, le cimetière aura l’aspect d’un parc avec un minimum de référence mortuaire. Dans la seconde, les rangées de stèles seront insérées dans un cadre paysager et le lieu sera clairement identifié en tant que cimetière. C’est ce dernier choix qui sera adopté. Les rangées de stèles auront l’apparence d’un bataillon en marche. De plus, les familles préfèrent les tombes individuelles. Si aujourd’hui, les cimetières militaires britanniques sont souvent considérés comme les meilleurs avocats de la paix, il va de soi qu’au début de l’année 1918, l’état d’esprit n’est pas le même. Tout triomphalisme, ou patriotisme exacerbé, est exclu mais le caractère militaire des cimetières, avec mise en avant des notions de sacrifice et de discipline, est une réalité obligée.

Pour éviter les effets de répétition, il est décidé que les inscriptions sur les stèles seront très variées : emblème national ou insigne du régiment, nom, grade, régiment, symbole religieux, date de naissance, âge, et courte inscription laissée à l’initiative de la famille. Ces épitaphes choisies par les proches peuvent revêtir la forme d’une prière, d’une pensée ou d’une citation, tirée de la Bible ou d’un poème célèbre. Les familles catholiques apprécient particulièrement cette initiative. La Commission exercera naturellement un droit de censure et rejettera les propositions de texte qui ne correspondent pas à l’esprit qui l’anime. Il est à noter que la Nouvelle-Zélande a refusé le principe des épitaphes.

L’emblème national peut être une feuille d’érable pour les Canadiens, un chardon pour les Écossais ou une gazelle pour les Sud-Africains, la plupart du temps sous forme d’écusson. La question des insignes fait quant à elle débat. Certains regrettent que les symboles d’associations comme les scouts ou la Croix de Malte soient rejetés. Seul l’insigne du régiment sera autorisé.

Il est prévu que chaque cimetière possède deux monuments : la Pierre du souvenir et la Croix du sacrifice. Le premier sera dessiné par Edwin Lutyens et le second par Reginald Blomfield. Les stèles et la Pierre du souvenir seront laïques. Seule la Croix du sacrifice, dessinée par Reginald Blomfield, symbolisera la religion de la vaste majorité des combattants. Installée sur une base hexagonale, elle est associée à une épée de bonze, symbolique de la guerre. Blomfield essaie de la rendre la plus abstraite possible, la dégageant de tout style pouvant refléter une tradition catholique ou protestante. On en trouve une dans chaque cimetière contenant plus de 40 tombes. Sa hauteur varie de 4,5 mètres à 9 mètres. La Pierre du Souvenir est quant à elle un ouvrage massif qui suggère un autel, lieu de sacrifice et d’offrande, tout en conservant un caractère abstrait. Elle fait 3,5 mètres de long et 1,5 mètre de haut avec trois marches pour y accéder, la deuxième ayant le double de la largeur de la première et de la troisième. Avec des lignes légèrement courbes, elle donne une impression de majesté et de tranquillité tout en évitant une trop grande austérité. Lutyens est à la recherche d’un symbole universel sans connotation religieuse, inscrit dans une masse de pierre inaltérable, autour duquel s’articuleront les autres monuments du cimetière. Un parallèle avec la religion est toutefois suggéré. La Pierre est prévue pour être positionnée à l’est du cimetière et tournée vers l’ouest, face aux corps, lesquels seront placés vers l’est, d’où vient l’ennemi. Ces dispositions militaires peuvent également avoir une dimension religieuse, les autels des églises étant le plus souvent positionnés vers l’est, en direction de Jérusalem. Ce principe d’orientation des tombes et des principaux monuments sera la plupart du temps respecté. On a commencé à enterrer systématiquement les corps en direction de l’est à partir de 1916. Du point de vue architectural, Baker et Aitkin reprochent à la Pierre son horizontalité, considérant qu’une croix verticale s’intègre davantage dans les paysages français. Lutyens souhaite toutefois que sa pierre horizontale soit flanquée de part et d’autres d’ifs ou de chênes taillés en pyramides. Il est prévu qu’une inscription de caractère sacré soit gravée sur la Pierre du souvenir. Le choix de celle-ci, opéré par Kipling, se portera sur l’Ecclésiaste. Les adversaires du monument sont rassurés. Ils reprochent à Edwin Lutyens d’adhérer à la doctrine théosophique, dont son épouse, Lady Emily Lutyens, née Lytton, est une adepte officielle. La théosophie, d’inspiration bouddhiste et hindouiste, est empreinte d’un mysticisme qui vise à la connaissance de Dieu par l’approfondissement de la vie intérieure. Elle transcende les religions, ce qui est cohérent avec les principes de la Commission mais heurte bon nombre de catholiques et de protestants.

La Pierre du Souvenir et la Croix du sacrifice reflètent les divergences entre Baker le sentimental et Lutyens le puriste. Mais en définitive, la cohabitation de ces deux monuments aboutit à ce qui sera la principale spécificité des cimetières militaires britanniques : une alliance d’éléments classiques, quasi abstraits, et d’influences purement anglaises. La présence de ces deux éléments très différents apportera aux cimetières une complexité bienvenue et permettra, par le jeu des emplacements et des distances, de nombreuses possibilités d’aménagement, qui apporteront à chaque espace funéraire son caractère unique.  Dans ses mémoires, Baker revient sur son amitié avec Lutyens, suivie d’une période de rivalité, entamée à New Dehli et perpétuée à l’occasion de la conception des cimetières. Un cimetière anglais, entouré de murs de pierre, avec un portail, une chapelle et éventuellement une allée couverte évoquant un cloître, telle était mon idée de base. J’estimais que les mémoriaux et cimetières perdraient de leur valeur spirituelle s’ils n’étaient pas situés dans des lieux ayant déjà un caractère sacré. Si ceux-ci n’étaient pas disponibles, nous devions les recréer. Visitant un cimetière isolé près de Péronne avec son épouse, Baker tombe sur une femme qui tremble de froid sous la pluie. Pendant deux ans, elle avait économisé pour pouvoir se rendre sur la tombe de son fils et une fois sur place elle ne pouvait même pas s’abriter. Dès lors, Baker insiste pour que les cimetières possèdent des petits bâtiments pouvant servir d’abris ou de lieu de recueillement. Lutyens n’a pas ce genre de préoccupation. Plus intellectuel, davantage tourné vers le symbolisme, il considère que sa pierre horizontale et les arbres qui la flanquent auront le ciel pour dôme. Une esquisse de Lutyens récemment trouvé par l’architecte Jeroen Geurst montre le projet d’un immense cimetière ayant l’aspect d’une cathédrale en plein air, avec des arbres faisant office de colonnes et le ciel formant le dôme. Certains cimetières conçus par Lutyens, comme ceux d’Hersin, de Warlencourt (Halte cemetery) et de Gézaincourt, font en effet penser à une église, avec les rangées de stèles, divisées par une allée centrale, symbolisant les fidèles face à l’autel, en l’occurrence la Pierre du souvenir. Tout l’art d’Edwyn Luytens est dans cette recherche symbolique, autant architecturale que paysagère, aboutissant à une universalité et une solennité puissamment suggérées. Le modèle idéal de la cathédrale guidera Lutyens pour l’ensemble des cimetières qu’il supervisera. Baker, quant à lui, recréera parfois l’atmosphère traditionnelle des cimetières paroissiaux britanniques, notamment au cimetière du Trou Aid Post de Fleurbaix.

Le respect des différentes religions est un des points fondamentaux de la politique de la Commission. Les juifs se satisfont de la présence de l’étoile de David sur les stèles. Mais les musulmans désapprouvent les exhumations et les hindous sont en faveur de la crémation. Pour satisfaire les hindous, la citation de l’Ecclésiaste est légèrement modifiée. La première phrase sera omise (Leurs corps sont enterrés en paix) et seule la fin (Leur nom vivra à jamais) sera retenue. Une mosquée et un temple sont prévus pour honorer l’ensemble des Indiens tombés en France et en Belgique. Mais quand les Sikhs et les Gurkhas demandent que des monuments spécifiques leur soient attribués, la Commission décide de poser une limite aux demandes religieuses et réaffirme sa volonté d’un monument unique pour les Indiens où apparaîtront des inscriptions relatives à leurs trois principales croyances. Néanmoins, les stèles porteront toutes les mentions appropriées. Les morts chinois auront également droit à des inscriptions en caractères chinois.

Kenyon souhaite que l’ensemble des cimetières soit divisé en groupes, chacun étant associé à une petite équipe de jeunes architectes sous la supervision d’un architecte principal. Ce type de fonctionnement, qui repose sur le principe ancestral du maître et de l’élève, a été préféré à un comité central d’architectes, qui aurait favorisé les dissensions, avec le risque de paralyser le processus de prise de décisions. De cette façon, Lutyens, Baker et Blomfield pourront chacun exercer leurs prérogatives sans se concurrencer directement. Dans l’immédiat, les trois principaux maîtres d’œuvre sont appelés à concevoir chacun un cimetière pour concrétiser les principes définis par la Commission et évaluer les coûts. Ce seront les trois cimetières expérimentaux. Le rapport de Frederic Kenyon, présenté en février 1918 à la Commission, sera publié en novembre de cette même année. Dans sa préface, Fabian Ware stipule que la plupart des recommandations ont été avalisées en cours d’année. Le directeur du British Museum a exercé une influence considérable l’agencement des cimetières. Désigné en tant que médiateur par Fabian Ware, il a accompli un remarquable travail d’évaluation et de synthèse, que son commanditaire a repris à son compte, preuve du sérieux avec lequel la Commission a agi tout au long du difficile processus d’édification des cimetières militaires. 

Fabian Ware veut faire de la Commission un modèle de coopération impériale. En mai et en juin, il insiste une nouvelle fois sur le fait qu’elle doit pouvoir exercer ses fonctions financières en toute indépendance. La contribution de l’État se fera donc sous la forme d’une subvention. Le chiffre de 10 £ par tombe est arrêté, mais il ne s’agit bien sûr que d’une approximation. Les gouvernements des dominions acceptent de partager les coûts à hauteur de leurs pertes respectives.

Des spécialistes des arts plastiques sont consultés pour donner leur avis sur chaque aspect des constructions envisagées. La stèle est ainsi légèrement incurvée sur le dessus, pour des raisons esthétiques mais aussi et surtout pour mieux résister aux intempéries. Pour les registres, on fait appel à Douglas Cockerell, reconnu comme un des meilleurs imprimeurs et relieurs du pays. Des agences de la Commission sont créées à Malte, en Égypte et à Gibraltar pour pouvoir commencer les constructions au plus vite. Dans les dominions, les gouvernements géreront par eux-mêmes les cimetières situés sur leur sol.

Quand Fabian Ware apprend que les Français ont l’intention de créer une nouvelle organisation pour reprendre à leur compte l’ensemble des tombes alliées après la guerre, il s’empresse de demander à Milner, devenu président de la Commission, l’autorisation de traiter directement avec Clémenceau. Les deux hommes créent ensemble une nouvelle organisation qui s’inscrit dans la continuité des comités franco-britanniques existant depuis 1916. Une fois de plus, Fabian Ware a su négocier habilement avec les Français pour préserver son entreprise.

Avec la fin de la guerre, la directive interdisant les exhumations et le rapatriement des corps pendant le conflit prend fin et la Commission doit décider de la pérenniser ou non. Dès leur entrée en guerre, les Américains avaient promis de rapatrier les corps. Mais la Grande-Bretagne ne s’était jamais engagée dans ce sens. Le nombre de morts et le principe d’égalité de traitement entre tous, que la Commission défend depuis le début, entraînent logiquement la poursuite de la politique de non-rapatriement. C’est une décision courageuse, qui déclenche inévitablement de vives critiques.

Dès le lendemain de la guerre, les visiteurs affluent en France et en Belgique. Le principe des tombes individualisées incite les familles à se déplacer. La démarche s’inscrit aussi dans la tradition victorienne des visites de cimetières. Le gouvernement encourage cependant les visiteurs à attendre. Les cimetières de regroupement sont loin d’être achevés et les équipes d’exhumation n’ont aucune envie d’accomplir leur tâche sous le regard de civils endeuillés. De plus, les villes proches du front sont en ruines et ne peuvent décemment offrir un hébergement valable. Mais l’envie de se rendre sur place est trop grande pour de nombreuses familles. Des annonces dans les journaux proposent déjà des visites guidées, à des tarifs parfois élevés. Fondée en 1919 par le révérend anglican Mullineaux, la St Barnabas Society prend en charge les familles pauvres en subventionnant le voyage en France ou en Belgique. Sur une durée de deux jours, dans des conditions de transport et d’hébergement spartiates, ces mini pèlerinages permettent aux familles modestes d’aller se recueillir sur les tombes de leurs morts. La Commission n’avait pas prévu que l’attrait des champs de bataille, des villes dévastées et des cimetières provisoires soit aussi puissant. Dans ces conditions, il devient nécessaire de terminer au plus vite un maximum de cimetières. Fabian Ware souhaiterait héberger et nourrir les visiteurs mais la Commission rejette l’idée. Elle décide toutefois de leur fournir des cartes routières. Comme les bureaux d’enquête de l’armée ont été fermés, la Commission reprend à son propre compte l’aide aux familles qui recherchent la tombe d’un soldat.

Il faut agir vite et prendre des décisions, tout en sachant que chacune d’entre elles peut créer un précédent. Sur de nombreux points, la charte de la Commission impériale reste ouverte aux aménagements. Seuls les principes directeurs sont définis. Un soldat mort des suites de ses blessures de guerre à un moment où il ne faisait plus partie de l’armée a-t-il droit à une sépulture militaire ? En toute logique, non, mais les cas limites sont nombreux. C’est aux questions de ce genre que la Commission doit désormais s’atteler. Elle doit clarifier les moindres détails et savoir composer tout en ne déviant pas de ses principes.

            Le problème des corps non-identifiés est sans conteste le plus complexe de tous. Il faudra des années pour le résoudre. Pour l’instant, il est décidé de leur donner une tombe nominative, contrairement à ce que font les Français et les Allemands, qui regroupent les corps non-identifiés dans des ossuaires ou des fosses communes. Après bien des difficultés, Kipling décide que l’inscription sera : Un soldat de la Grande Guerre connu de Dieu. Toute information sur le régiment, le pays d’origine et le grade peut être ajoutée s’il y a certitude, la Commission préférant ne pas donner de renseignements en cas de doute. C’est ainsi que des inscriptions du genre Connu pour être enterré dans ce cimetière ou Enterré près de cet endroit apparaissent sur certaines stèles. Dans le cas d’une tombe détruite suite à une explosion d’obus, la formule retenue par Kipling est Leur gloire ne s’effacera jamais.

            L’implication de Rudyard Kipling dans la Commission n’est pas seulement idéologique. Les idées patriotiques qu’il a toujours professées sont certes cohérentes avec la commémoration des soldats morts pour le roi et le pays mais elles sont également le reflet de préoccupations personnelles. John, son fils unique, est en effet porté disparu depuis octobre 1915. Il avait d’abord été refusé dans l’armée britannique en raison de sa forte myopie. Mais grâce à l’intervention de son père, il avait fini par être enrôlé dans les Irish Guards. Tué au cours de son premier assaut pendant la bataille de Loos, son corps n’a jamais été retrouvé. Son nom sera gravé sur le mémorial britannique de Loos. Jusqu’à sa mort, en 1936, Rudyard Kipling procédera à des recherches dans le secteur pour retrouver la dépouille de son fils. Il faudra attendre 1991 pour que, grâce à une série de recoupements dans les archives des Irish Guards et un ensemble d’autres documents, des historiens puissent identifier la tombe du lieutenant John Kipling. Il repose dans le cimetière Sainte-Marie de Haisnes-lez-la-Bassée (Lopin 7, rangée D, tombe 2). A l’emplacement de l’ancienne inscription  (Officier non-identifié des Irish Guards), on a gravé Lieutenant John Kipling, des Irish Guards, tué le 27 septembre 1915, à l’âge de 18 ans. Mais plusieurs historiens contestent aujourd’hui le travail de recherche qui a été effectué.

            Au fur et à mesure que les principes d’inhumation se précisent, les critiques émises à l’encontre des choix opérés par la Commission se font de plus en plus nombreuses. Le premier point de litige est celui des mémoriaux privés. Comme l’interdiction de leur érection date de 1916, la Commission n’a aucun contrôle sur ceux antérieurs à cette date. Elle ne peut qu’inciter les familles à lui donner l’autorisation de les enlever. Sur le sol britannique, il est difficile, voire impossible, d’appliquer l’égalité de traitement. Partant de ce constat, des voix s’élèvent pour qu’il en soit de même dans les cimetières situés à l’étranger. La Commission reste ferme sur ce point mais cherche néanmoins à satisfaire les familles, en leur envoyant, si elles le désirent, la croix de bois que remplace la stèle, et en les autorisant à planter des fleurs devant les sépultures.

            La Commission est désormais convaincue de la nécessité de communiquer le plus largement possible sur son travail et ses principes. Elle le fait en décembre 1918 sous la forme d’une brochure intitulée Les tombes des soldats tombés, dont le texte est écrit par Kipling. Les réactions ne se font pas attendre. Une partie des lecteurs estime que les membres de la Commission agissent de façon trop autoritaire et qu’ils n’ont pas le droit de décider de tout. Très vite, l’opposition prend la forme d’une campagne parlementaire, relayée par la presse. Les points de vue énoncés de part et d’autre semblent irréconciliables. La Commission devient aux yeux de ses détracteurs une organisation sans cœur et sans âme, une structure bureaucratique devenue folle qui fait fi des valeurs propres à la civilisation britannique. On lui reproche son « innommable tyrannie ». Comment peut-on vouloir ôter aux familles endeuillées le droit fondamental de décider de la façon d’honorer leurs défunts ? Le déchaînement médiatique est à la hauteur du traumatisme qu’a été la guerre. Les lendemains de guerre sont des périodes obligatoirement confuses, où les passions sont difficiles à canaliser. Le Times publie des lettres de familles scandalisées. Fabian Ware sait que le peuple britannique déteste l’interférence de l’État et défend son projet en avançant que le traitement démocratique des morts de la guerre ne peut que glorifier les soldats et leurs familles. Mais le message est difficile à faire passer après plus de quatre années où l’État s’est de plus en plus immiscé dans la vie privée des citoyens.

            Pourquoi ceux qui ont les moyens de payer ne pourraient-ils pas choisir leur stèle ? Certaines familles répugnent à l’idée de déterrer les corps des tombes isolées pour les regrouper dans des cimetières. Ainsi la veuve du major William Redmond a longtemps mené campagne pour que son mari puisse continuer à reposer dans le jardin du couvent de Locre où il avait été enterré. Elle finira par renoncer à sa requête, consciente que le privilège qui lui serait accordé pourrait nuire au travail de la Commission en entraînant de nombreuses demandes de cette nature. Mais la Commission décide finalement de ne pas déplacer la sépulture du nationaliste irlandais William Redmond. Elle autorisera par la suite au maintien d’autres  tombes isolées. Ainsi la famille du lieutenant Atwood Morris, tombé à Méteren le 13 octobre 1914, obtient l’autorisation de construire un petit mausolée en forme de pagode après avoir acheté à un propriétaire belge la pâture où reposait le corps. Ce genre de cas reste toutefois exceptionnel. D’autres familles souhaitent clairement un rapatriement du corps. Sur ce dernier point, la Commission reste inflexible. Le débat sur ce sujet continuera de faire rage pendant plusieurs années. L’exemple français de la démobilisation des combattants morts pousse un certain nombre de familles britanniques à réitérer leurs demandes en 1920. En septembre de cette même année, le parlement français vote en effet une loi sur la restitution des corps aux familles qui en font la demande. Entre 1921 et 1923, 240 000 dépouilles sont ainsi exhumées et déplacées sur le territoire français, soit 30% des corps identifiés. Cette loi met fin aux rapatriements illégaux, qui avaient engendré un commerce indigne au lendemain de l’Armistice. Les Etats-Unis adoptent une démarche similaire. 70% des familles américaines opteront pour le rapatriement. Ce processus sera coûteux et entraînera des erreurs. En 1920, Stephen Graham, qui voyage dans les régions dévastées pour écrire Challenge of the Dead, témoigne des piles de cercueils qui attendent embarquement sur les quais du port de Calais dans des conditions loin d’être optimales. Plusieurs sammies, rentrés sains et sauf au pays, ont été choqués en recevant la notification les invitant à aller récupérer leur propre corps au dépôt local. Mais quels que soient les ratés, la décision américaine de rapatrier les corps trouve un écho favorable dans une partie de la population britannique. Sur ce point particulier, ainsi que sur d’autres options validées par Fabian Ware et son équipe, le Spectator et le Daily Mail se lancent dans des campagnes visant directement les membres de la Commission. Edmund Turton, député conservateur, résume le point de vue de ceux en faveur du rapatriement : Nombre d’entre nous aurions donné tout ce que nous possédons pour pouvoir faire revenir nos fils en Angleterre et déposer leurs corps dans le cimetière où nous serons nous-mêmes déposés, et où dimanche après dimanche nous pourrions venir nous recueillir sur leurs tombes.

            La seule solution pour mettre un terme à ces récriminations est de terminer au plus vite les cimetières expérimentaux. Mais ils sont loin d’être prêts et les polémiques en tous genres se multiplient. La Commission s’y est préparée. Dans un pays attaché à la notion de débat public, la question des sépultures de guerre, de par son ampleur et la symbolique qui y est associée, ne peut qu’être vivement discutée à tous les échelons de la représentation démocratique.

CHAPITRE 6

           

Souchez

Au printemps 1919, Lady Florence Cecil, épouse de l’évêque d’Exeter, William Cecil, et belle-sœur de Robert Cecil, envoie une pétition au Prince de Galles pour demander que les familles puissent choisir des croix à la place des stèles. Sa voix est de celles que l’on écoute : elle a perdu trois fils pendant la guerre. Un lobby anti-commission se crée au parlement. Robert Cecil, qui avait participé au travail de recherche de tombes au début de la guerre, en fait partie. Cherche-t-il à se venger du fait que son adjoint, Ian Malcolm, ait été écarté par la Croix-Rouge au profit de Fabian Ware dans les premiers mois de 1915 ? On peut le supposer. Mais ses motivations sont avant tout idéologiques et religieuses. Les attaques fusent de toutes parts. On reproche à la Commission d’avoir laissé Kipling, qui n’est pas particulièrement un homme religieux, choisir les inscriptions. Fabian Ware et ses collègues ne souhaitent pas alimenter les controverses en se lançant dans un débat public. Ils préfèrent rencontrer les membres de l’opposition en privé et autorisent Lord Balfour à proposer un projet de croix pour remplacer la stèle. Quand la croix est finalisée, fin août, la Commission la rejette, naturellement. Le déchaînement des passions s’intensifie. Il est trop tard pour les compromis et les arrangements. Au printemps 1920, un débat aura lieu à la chambre des Communes, suivi d’un vote. L’opposition émane principalement de l’Église anglicane.

            La lutte entre les deux camps revêt aussi un caractère religieux, que Fabian Ware met volontiers en avant pour pouvoir en dénoncer les dérives. Le directeur de la Commission avait été élevé dans une tradition évangélique dissidente, de tendance calviniste, qui à l’époque victorienne avait un poids non négligeable dans les affaires publiques. Le courant évangélique a perdu de son importance par la suite mais n’en reste pas moins actif. Si aujourd’hui, les cimetières militaires britanniques nous apparaissent souvent comme la production d’une ère démocratique, égalitaire et agnostique qui serait née des décombres de la Grande Guerre il ne faut pas perdre de vue qu’ils sont aussi, d’une certaine façon, la dernière grande réalisation de l’âge victorien, dédiée à la foi et à l’Empire. Les hommes proches de Ware siégeant au sein de la Commission sont ceux qui ont bâti des monuments officiels en Afrique du Sud, en Inde et en Égypte.

            La croix de Balfour et la stèle de la Commission sont exposées côte à côte dans une des salles du parlement. Un texte vantant les mérites de la stèle est distribué à tous les députés. On peut y lire que celle-ci permet de graver l’écusson du régiment, le grade, le nom, la date de la mort et une inscription personnelle. Elle facilite une certaine standardisation, nécessaire au processus de fabrication, ce qui n’est pas négligeable en ces temps de pénurie de main d’œuvre. La croix a quant à elle le désavantage de ne pas pouvoir être utilisée par les non-chrétiens. En l’autorisant, on aboutirait à un mélange disgracieux de stèles et de croix qui nuirait à l’harmonie recherchée par la Commission. Si ces arguments sont valables, le comité d’appel a un avantage que n’a pas Fabian Ware et ses collègues : il peut librement démarcher auprès des députés pour les rallier à sa cause, faire signer des pétitions et pratiquer du lobbying, choses que ne peut pas faire la Commission en raison de son statut officiel. Winston Churchill approuve le projet officiel mais ne fait pas montre d’un zèle exceptionnel pour le défendre, bien qu’il fasse partie de la Commission. Celle-ci a besoin d’une figure politique indépendante, avec laquelle elle ne peut pas être taxée de collusion, un leader qui défendrait sa cause simplement parce qu’il la trouverait juste. Elle le trouve en la personne de Burdett Coutts, le député de Westminster. Ce n’est pas un orateur né, ni même un homme politique de premier plan, mais il se montre ardent à défendre le projet et les principes de la Commission.

            L’enjeu est de taille. Si l’opposition obtenait gain de cause, des contrats seraient annulés et tout le travail de la Commission tomberait à l’eau. Celle-ci peut compter sur le soutien des syndicats, sensibles au principe d’égalité. Des associations d’anciens combattants envoient des délégués en France pour se faire une idée des projets en cours, et plus particulièrement des trois cimetières expérimentaux qui sont désormais en voie de finalisation. Ils reviennent pleinement satisfaits. Le vent tourne en faveur de la Commission, qui sait se montrer conciliante en envisageant qu’une citation chrétienne accompagne la croix du sacrifice dans chaque cimetière. Hugh Cecil propose : Ô tombe, où est ta victoire ? Remercions Dieu de nous donner la victoire par son fils notre Seigneur Jésus-Christ. Cette proposition n’a aucune chance d’être acceptée mais elle a le mérite d’avoir pu être proposée et de prouver ainsi que Fabian Ware et son équipe agissent dans un esprit démocratique.

            Même si la Commission est confiante, elle n’est pas assurée du succès quand s’ouvrent les débats le 4 mai 1920. Burdett Coutts prend la parole. Il commence par lire une lettre de Kipling, où le célèbre auteur fait référence à son fils tué à la bataille de Loos. Son discours enflammé impressionne l’assemblée. Il évoque le génie de cette guerre qui a réussi à fondre en une seule entité les hommes de l’Empire sans distinction de race, de couleur ou de croyance. L’opposition avance que l’uniformité ne sera jamais l’égalité. Le vicomte Wolmer est particulièrement véhément, clamant qu’il faut penser aux familles endeuillées avant de se soucier d’idéaux et d’abstractions. Robert Cecil clame son opposition à ce qu’il appelle du collectivisme. Il est vrai que le peuple britannique n’est pas porté sur le principe d’uniformité. Sir James Remnant avance qu’en présence de la mort il ne peut pas être question de riches et de pauvres et que les morts ne sont pas la propriété de l’État ou d’un régiment quelconque ; les morts appartiennent à leurs familles. Si le débat est de haute volée et les arguments de la partie adverse parfois très pertinents, la balance penche néanmoins du côté de la Commission. Quand Churchill prend la parole pour clore les débats, il ne fait aucun doute que le principe des stèles est acté de façon définitive. Le comité d’opposition continuera à organiser des meetings et à faire signer des pétitions mais il ne sera jamais plus en mesure de contrecarrer le travail de la Commission. Les tombes des combattants tués au combat seront toutes signalées par une stèle. La couleur prédominante sera le blanc mais certains cimetières auront des stèles crème, grises ou marron clair. En visitant aujourd’hui les lieux de sépultures militaires britanniques – cimetières, carrés militaires dans cimetières civils ou tombes isolées – on peut toutefois remarquer des écarts par rapport à la norme. Ainsi, la tombe isolée de John Redmond, à Locre, possède une croix. Même chose, de façon plus énigmatique au cimetière communal d’Annoeulin, où l’unique sépulture britannique de 14-18 située dans l’extension militaire allemande est surmontée d’une grande croix. Au cimetière d’Estaires, dans le Nord, une croix est étrangement insérée au milieu d’une rangée de stèles. A proximité du cimetière d’Etricourt, dans le Pas-de-Calais, la tombe isolée d’un aviateur a elle aussi une croix. Mais ces cas restent exceptionnels et confirment en quelque sorte la règle.

  Un autre sujet de controverse concerne les épitaphes. La Commission avait envoyé un formulaire aux familles dont elle avait les coordonnées pour leur demander de confirmer les données qu’elle possédait. Celui-ci stipulait qu’un texte personnel (La Commission préfère ne pas utiliser le terme « épitaphe ») était possible. Le choix était libre mais la décision finale incombait à la Commission. Si en Grande-Bretagne, aucun modèle d’épitaphe n’était proposé en annexe du formulaire de vérification des données, les autorités australiennes ont joint quatre citations types, basées à la fois sur une tradition civile standardisée et un idéalisme militaire tout aussi normalisé.  La controverse n’a pas concerné le principe des épitaphes ni le droit de regard de la Commission mais le fait qu’elles étaient payantes. Le formulaire indiquait que chaque lettre gravée serait facturée 31/2 pence, ce tarif pouvant être réévalué par la suite. Décision que l’on peut estimer surprenante car elle déroge au principe d’égalité si cher à la Commission. Mais à l’époque, le chantier entamé – d’une ampleur inédite – dépasse les coûts prévisionnels et il faut recourir au principe d’une contribution financière. Si la somme demandée n’est pas énorme, elle n’est toutefois pas envisageable pour les familles les plus pauvres. En juillet 1919, Winston Churchill a évoqué le problème au parlement et a demandé à la Commission si elle était prête à aider les familles les plus modestes. Lors de la réunion d’octobre, Fabian Ware et Frederic Kenyon, insistent sur la « complexité du problème » et souhaitent que les familles dans le besoin recourent à la « générosité privée » de leur entourage. Ce type d’argument reflète une vision victorienne de la philanthropie. Harry Gosling, membre de la Commission et président d’un des plus influents syndicats britanniques, essaie également de s’opposer aux épitaphes payantes mais Fabian Ware et Frederic Kenyon avanceront à nouveau l’argument de la « philanthropie locale », soulignant d’autre part que traditionnellement les familles modestes économisent en vue des funérailles. Il est certain que la décision de la Commission a contraint plus d’une famille à renoncer à l’inscription personnelle. Les autorités canadiennes ont pour leur part décidé de ne pas faire payer les familles pour l’épitaphe. Par la suite, la Commission reviendra sur sa décision initiale et la contribution demandée pour l’épitaphe deviendra facultative. Ceci dit, encore en 1927, des familles continueront à payer, ne sachant pas qu’elles peuvent désormais bénéficier gratuitement de ce service. Ainsi, le père du poète Isaac Rosenberg versera la somme initialement prévue pour faire graver ARTISTE ET POÈTE sur la tombe de son fils.

            En 1919, le nombre de tombes britanniques en France et en Belgique s’élève à plus de 500 000. La zone de front est dans un état de chaos difficilement imaginable. Les cimetières sont difficiles à trouver, certains ont même été bombardés. Le travail du directoire pendant la guerre n’a pas pu empêcher la dissémination des tombes. Le personnel de la Commission qui débarque en France est atterré par le spectacle des rubans de tombes isolées formant une voie lactée sur des kilomètres. On en voit partout, individuelles ou regroupées, à toutes sortes d’endroits. Dans les cimetières, les corps sont souvent enterrés si près les uns des autres qu’il semble impossible de les laisser à leur emplacement initial. Les croix de bois sont inclinées dans tous les sens. Il faudrait agir vite pour épargner ce spectacle aux familles. Mais les conditions sont des plus difficiles. Les régions sont sinistrées, des centaines de villes et de villages en ruines, de nombreuses routes impraticables. La Commission doit commencer par trouver de la nourriture, des logements et des moyens de transport pour ceux qui participeront à l’aménagement des nouveaux cimetières. Pendant ce temps, les évacués reviennent petit à petit dans les villes et villages détruits. Des logements provisoires, baraques et huttes, leur sont attribués en priorité. Plus grave encore pour les équipes chargées de l’exhumation des corps, les fermiers qui reviennent sont impatients de récupérer leurs terres pour les déblayer et démarrer de nouvelles cultures. Le problème des exhumations concerne davantage le directoire de l’armée que la Commission mais les deux instances sont liées. Dès 1917, Fabian Ware avait pointé le problème. A cette époque, les combattants revenus en permission se plaignaient du nombre de corps laissés sans sépulture sur les champs de bataille de la Somme. Mais le War Office avait rejeté l’idée d’un organisme spécialisé dans les inhumations. Quatre ans plus tard, la Commission n’a toujours pas directement la charge des inhumations, mais aux yeux du public elle sera malgré tout tenue pour responsable de toute négligence.

            Dès la fin des combats, l’armée entame le processus d’exhumation des tombes isolées et la recherche des milliers de corps sans sépulture. 500 volontaires s’attellent à la tâche mais il en faudrait beaucoup plus. Les corps sont déplacés vers les nouveaux cimetières de regroupement. La Commission ne peut pas envisager de conserver tous les cimetières créés pendant la guerre. Leur nombre est trop important. Les plus petits seront donc vidés de leurs tombes et les corps transférés dans de nouveaux cimetières, dits de regroupement ou de concentration. Ainsi, les cimetières que l’on peut visiter aujourd’hui correspondent soit à des aménagements créés pendant la guerre et pérennisés par la suite, soit à de nouvelles structures, créés à partir de 1919, regroupant d’anciens petits cimetières de guerre et des tombes isolées.

            Face à l’ampleur de la tâche, les autorités militaires décident de recruter 15000 hommes. En juin 1919, plus de 4000 d’entre eux sont à pied d’oeuvre. Des prisonniers allemands sont également mis à disposition. Des aumôniers et des membres des services sanitaires de l’armée supervisent la tâche. Un an plus tard, tous les secteurs du front ont été couverts, à l’exception de Passchendaele. 130 000 corps ont été déplacés. Mais de nombreux autres corps seront retrouvés par la suite, obligeant la Commission à changer régulièrement ses plans. Chaque champ de bataille aura en tout été fouillé un minimum de six fois en 1919-1920. Certains l’auront même été une vingtaine de fois.

            Tant qu’elle sera en France, l’armée s’occupera des exhumations. Comme la démobilisation prend du temps, elle sera en mesure de mener cette tâche à bien. Le processus de démobilisation a été établi de longue date mais sa mise en place ne va sans quelques incidents. 26 dépôts spéciaux, appelés centres de dispersion, sont créés pour renvoyer petit à petit les soldats au pays, selon un ordre de priorité tenant compte des professions jugées les plus nécessaires à la vie économique du pays, des états de service et d’autres facteurs, que les combattants ne comprennent pas toujours. La lenteur et la complexité du processus génèrent du mécontentement, lequel se manifeste parfois sous la forme de manifestations. Le personnel soignant et les volontaires des corps auxiliaires féminins connaîtront une « démobilisation » tout aussi lente et laborieuse.

Le quartier général de la Commission, basé dans une forêt près d’Hesdin, ne comprend que huit membres. En mai 1919, six jardiniers seulement sont salariés. Il faut se débrouiller pour trouver des outils et récupérer du matériel aux unités militaires qui quittent le pays. La Commission s’installe ensuite à Longuenesse, près de Saint-Omer, jusqu’en 1929. Des baraquements sont érigés à la hâte. Certains d’entre eux sont parfois livrés sans toit. Il faut alors faire avec les moyens du bord et trouver des solutions au niveau local sans demander l’aval de Londres. Dans la capitale, les bureaux de la Commission sont dispersés en trois endroits, dont une série de baraques à St James Park. En 1920, ils seront regroupés à Baker Street.

            La Commission n’a pas compétence pour s’occuper directement du recrutement des maçons et ouvriers spécialisés. Elle doit donc sous-traiter mais exige que les sociétés prestataires soient britanniques, ainsi que les jardiniers. Le ministère des finances s’y oppose pour des questions de coût, préférant que l’on emploie une main d’œuvre française. Mais Fabian Ware n’en démord pas : ce sont les Britanniques qui construiront et entretiendront les cimetières.

            En mai 1920, plus de 400 jardiniers, presque tous anciens combattants, travaillent en France et en Belgique. Mais cela ne suffit pas pour les 750 cimetières. A certains endroits, un seul jardinier a la charge de plus de huit cimetières. On songe à recruter des femmes, mais le projet est vite abandonné, les conditions de vie dans la France de l’après-guerre étant jugées trop difficiles. Finalement, la Commission doit battre en retraite et engager de la main d’œuvre locale pour s’occuper d’un certain nombre de cimetières.

            Malgré les lenteurs de l’administration et les obstructions du ministère des finances, la Commission met en place, jour après jour, une organisation complexe et efficace. En 1920, elle possède 150 véhicules motorisés, 250 vélos, une section administrative, des départements médicaux et sociaux, ainsi que quatre bureaux de renseignements, placés à des endroits stratégiques pour venir en aide aux visiteurs. Tant du point logistique qu’administratif, l’organisation est impressionnante. En mars 1921, le nombre de jardiniers s’élève à 1360. Tous ont fait la guerre. Au début, ils vivent dans des camps, des baraquements, des hôpitaux abandonnés mais par la suite ils seront cantonnés chez l’habitant. Certains se marieront avec des Françaises ou des Belges mais la plupart continueront à vivre dans la solitude. Si l’été, il faut renseigner les visiteurs, et parfois les réconforter, l’hiver le paysage, désert et désolé, renforce le sentiment d’isolement. Seules d’occasionnelles équipes de fossoyeurs accompagnées d’un aumônier viennent dans les cimetières pour enterrer des corps prélevés à des tombes isolées. Comme rien n’est officiellement organisé pour leurs loisirs, les jardiniers doivent les prendre en charge eux-mêmes. Ils se réunissent parfois le week-end pour des banquets improvisés ou assistent à des concerts. A Ypres, une équipe de foot voit le jour. Elle sera intégrée au championnat belge et s’y distinguera.

            Les jardiniers doivent parfois parcourir de nombreux kilomètres à pied, avec leurs outils, pour se rendre dans les cimetières. Les plus chanceux disposent d’abris pour leur matériel de jardinage, qu’ils peuvent laisser sur place, et de vélos fournis par l’armée. Des équipes mobiles sont créées pour l’entretien des cimetières les plus éloignés. Chacune comprend un chauffeur, un cuisinier, six jardiniers et un chien. Le lundi, elles partent du camp avec un camion ou deux remplis de tentes, de literies, d’ustensiles de cuisine, de quelques plantes et d’outils de jardinage. La plupart de ces travailleurs itinérants ont un fusil pour abattre le gibier qui a envahi les champs de bataille. Quand en fin de semaine les hommes reviennent de ces régions dévastées pour retrouver leur camp, il n’est pas rare qu’en route ils s’arrêtent dans chaque estaminet et se laissent aller à quelques débordements. Ces « cirques ambulants », comme on les appelait, ont accompli leur mission. En l’espace d’un an, 1375 cimetières ou carrés militaires provisoires ont été remis en état. Le travail accompli n’a en fait que peu à voir avec le jardinage proprement dit. A cette époque, les jardiniers sont avant tout des terrassiers. Ils manient plus souvent la pelle et la pioche que la binette ou le râteau. Avant de pouvoir semer quoi que ce soit, il faut d’abord niveler le terrain, enlever les racines et les souches d’arbres.

CHAPITRE 7

       

Wulvergem

     Les procédures à suivre entre la prise en charge d’un cimetière et son achèvement sont complexes. Dans le cas d’un nouvel emplacement ou d’une extension, il n’est pas toujours facile d’obtenir des maires des concessions perpétuelles. Pour les négociations, Fabian Ware envoie des hommes ayant un sens éprouvé de la diplomatie. Même s’il faut vaincre certaines réticences, ces missions diplomatiques sont toujours couronnées de succès, les autorités locales ne pouvant pas s’opposer longtemps à l’octroi de parcelles pour les sépultures des Alliés. Une fois le terrain acquis, une visite préliminaire du site permet de vérifier les niveaux, prendre des photos et dessiner quelques esquisses. Le compte-rendu est envoyé au directeur des travaux en France et à l’architecte principal à Londres, lequel correspond avec l’architecte basé en France. Des plans détaillés sont ensuite élaborés en collaboration avec le chef horticulteur, puis envoyés au conseiller légal, au directeur des travaux en France, au directeur des travaux à Londres et aux conseillers horticoles et financiers. Frederic Kenyon les vérifie ensuite pour s’assurer que les principes de la Commission ont été respectés. C’est à ce stade que les matériaux peuvent être commandés et les contrats signés.

            Vu le nombre de cimetières et de carrés militaires pris en charge, près de mille à la fin de 1920, il n’est pas toujours possible de suivre la procédure à la lettre. Pour ne pas perdre une saison de plantation, les horticulteurs consultent les architectes au stade du projet non encore finalisé. La coopération  entre les deux professions s’étend aux quartiers généraux de Londres, où le colonel Durham, directeur des travaux, est lui-même un jardinier émérite. Il deviendra par la suite secrétaire général de la Société Horticole Royale.

            Les trois cimetières expérimentaux du Tréport, de Louvencourt et de Forceville, finalement tous conçus par Blomfield, prennent du retard. Quand ils sont achevés au printemps 1920, le correspondant du Times venu les visiter ne tarit pas d’éloges : Parfaits, nobles, d’une grande beauté classique, ces lieux de mémoire sont ce qu’une nation peut espérer de mieux pour honorer ses soldats tombés en terre étrangère. Les rangées de stèles blanches ressemblent à un régiment en ordre de marche sans pourtant suggérer une masse indifférenciée. Chaque stèle a ses fleurs et porte son ombre sur un gracieux carré d’herbe. L’austérité de leur aspect est contrebalancée par la richesse de leur surface, avec l’emblème du régiment finement gravé au-dessus de noms à la lisibilité parfaite. La Commission estime que le cimetière de Forceville est le plus réussi. Les murs entourant les cimetières du Tréport et de Louvencourt sont jugés trop imposants et trop chers. La mauvaise surprise vient du coût, qui dans les trois cas excède largement les prévisions. Il n’est pas facile de demander aux artistes de modifier leurs créations. La Pierre du souvenir a un aspect trop massif dans les petits cimetières mais Lutyens refuse d’en réduire la taille. Blomfield, au contraire, consent à ce que sa Croix du sacrifice soit réduite en fonction de la surface du cimetière.

            Pour minimiser les coûts, les architectes sont tenus de respecter le budget défini au départ. Il est décidé de regrouper les contrats. Le plus souvent, un seul sera établi pour un ensemble de cinq-six cimetières. Dans ceux abritant moins de 200 tombes, il n’y aura pas d’abri et le registre sera logé dans le mur d’enceinte. Dans les plus petits cimetières, on décide de ne pas ériger de Pierre du souvenir. Lutyens a fini par céder sur ce point : la Pierre sera réservée aux cimetières abritant 1000 sépultures ou plus. Mais ces concessions ne suffisent pas à équilibrer les budgets prévisionnels. On envisage alors de réduire la taille des stèles et de renoncer à certaines inscriptions mais les architectes s’y opposent et obtiennent gain de cause. Les stèles de tous les cimetières ont une hauteur de 76 centimètres sur 37,5 de large et 7,5 d’épaisseur. Les caractères gravés, de type romain, sont lisibles sous les tous les angles.

En définitive, l’ampleur même de l’ensemble du projet résoudra les problèmes financiers. Les coûts se verront réduits de par la répétition des procédures et la quantité de matériaux utilisés. Les très grands cimetières font baisser le prix de revient des stèles, qui constituent le budget principal. La Fédération des maçons d’ouvrages d’art s’estime capable d’en produire 500 000 en six ans. Mais elle ne peut pas prendre en charge la gravure des insignes. Chacun d’entre eux nécessite une semaine de travail pour un graveur. Pour résoudre le problème, on tente alors des expériences avec de nouveaux matériaux, dont le béton et le plâtre, mais ces tentatives ne sont pas concluantes, ces matériaux ne garantissant pas la pérennité des stèles. Plus pragmatiques, les Français optent pendant ce temps pour le ciment armé, matériau moderne et peu onéreux. Mais il s’est avéré par la suite plus vulnérable aux intempéries. Les Britanniques sont convaincus, avec raison, qu’il faut s’en tenir à la pierre naturelle. Celles de Portland et de Hopton Wood sont retenues car elles sont bon marché, résistantes et surtout britanniques. Environ dix millions de mètres cubes seront extraits des carrières. Aujourd’hui, en raison de l’épuisement des carrières anglaises, c’est surtout la pierre de Botticino et de Nabresina, en provenance d’Italie, qui est utilisée pour le remplacement des stèles endommagées. L’idée d’un médaillon de bronze est émise mais aussitôt rejetée. Une des solutions qui retient le plus l’attention vient d’un des officiers du directoire, le lieutenant Berrington, qui met au point un procédé de gravure à l’acide. La Commission l’encourage à poursuivre ses expérimentations et très vite se montre intéressée. Le procédé permettrait en effet une production automatisée. Mais ce projet sera lui aussi abandonné, et ce pour deux raisons. La première est que la technique envisagée ne fonctionne correctement qu’avec un certain type de pierre française. La seconde est qu’elle nécessite la construction d’une immense usine. La concentration du travail de gravure en un seul endroit pourrait susciter les mouvements de grève bloquant toute la production. Il faut savoir que le climat social est instable dans les années d’après-guerre. On en revient donc une nouvelle fois à la gravure à la main. Pas moins de neuf entreprises sont sollicitées. Il n’est pas question pour la Commission d’être dépendante d’un seul fournisseur. De plus, l’ensemble du territoire britannique sera ainsi impliqué, ce qui correspond aux principes énoncés par la Commission. Si au tout début, une pénurie de main d’œuvre spécialisée est à déplorer, les choses iront en s’améliorant avec la démobilisation. 70 entreprises différentes seront sollicitées au fil des années. L’exigence de qualité est très forte de la part de la Commission, avec des inspecteurs contrôlant toutes les étapes du travail. Entre 1920 et 1923, 4000 stèles sont expédiées en France chaque semaine.

Les milliers de croix de bois qui avaient été plantées pendant la guerre sont naturellement détruites. Certaines, cependant, seront restituées aux familles. Dans son autobiographie, Vera Brittain relate la restitution de celle de son frère. La Commission avait écrit aux parents d’Edward Brittain pour leur demander l’autorisation de remplacer la croix par une stèle et proposé l’envoi de la croix. S’agissait-il d’une procédure habituelle, notamment pour les officiers, ou Vera Brittain se méprend-elle sur le contenu de ce courrier ? La décision de remplacer les croix par des stèles ne pouvait pas, en toute logique, être remise en cause par les familles. Quoi qu’il en soit, Mrs Brittain demande qu’on lui envoie la croix, ce qui sera fait. La Commission tient à ce que les relations avec les familles des soldats tués soient les meilleures possibles. C’est étrange d’avoir cette croix chez nous, commente Vera Brittain, mais nous vivons dans un monde étrange où les symboles comptent énormément parce qu’ils sont la seule chose qui nous reste de ceux que nous avons aimés

            Un premier programme prioritaire de 31 cimetières est lancé, comprenant notamment l’immense cimetière d’Étaples et ses 11 000 sépultures. Les cimetières situés dans les zones en arrière de l’ancien front ont la priorité car les routes sont restées intactes et l’éventualité d’extension est minime. La taille des cimetières est très variable. A Poperinge, où plusieurs cimetières sont aménagés, le plus grand abrite 10 000 tombes, le plus petit 248. A la fin de 1921, 132 cimetières sont terminés et 285 en chantier. A cela viennent s’ajouter les 231 carrés militaires présents dans des cimetières communaux français et pour lesquels des concessions permanentes ont été signées. Le rythme s’accélère mais ce qui reste à accomplir est encore immense.

            Une des autres tâches qui incombe à la Commission est la tenue de registres. Ce travail avait commencé pendant la guerre. Un service du directoire s’y attelait sous les ordres du capitaine Chettle. Toutes les informations étaient envoyées à Londres, où pouvait alors commencer un travail complexe d’archivage et de comparaisons. Les employés ne ménageaient pas leur peine et consultaient patiemment tous les documents à leur disposition, notamment les journaux de régiments, pour savoir ce qui s’était passé à tel moment et à tel lieu afin de donner un nom à un soldat retrouvé sans plaque d’identification ou de résoudre le mystère de tel autre soldat enterré, selon les dossiers, à deux endroits différents. En novembre 1918, Chettle, qui était un proche collaborateur de Fabian Ware depuis le début de la guerre, intègre la Commission en tant que directeur des registres au Département des Enquêtes. La centaine d’employés qui y travaille au lendemain de la guerre accomplit essentiellement un travail de vérification et de recoupement d’informations. Des formulaires sont envoyés à la famille proche du soldat défunt, qui les retourne en confirmant le détail des inscriptions à porter sur la stèle et en suggérant une inscription personnelle. Le département répond aux demandes d’enquête des familles mais pour l’instant aucun document n’est consultable par le public. Il est donc décidé de créer un registre pour chaque cimetière, qui sera présent sur les lieux d’inhumation mais également sur le sol britannique, le plus souvent dans des bibliothèques. La réalisation des registres regroupant les 700 000 noms répertoriés est une tâche colossale, qui prendra une dizaine d’années. De cinq à six registres sont établis chaque semaine. Si ce rythme peut paraître lent, il faut savoir que le but de la Commission est l’infaillibilité des registres. Pour mener à bien cette tâche, Chettle et ses collègues créent un système d’indexation triple – ordre alphabétique par nom, ordre alphabétique par lieu et classement régimentaire – sur un ensemble de fiches nécessitant pour les loger plus de 3000 tiroirs. Le premier registre, réalisé pour le cimetière de Forceville, en 1920, est jugé satisfaisant. Mais les nombreux visiteurs qui se rendent dans les cimetières français et belges en 1919 et 1920 n’ont accès qu’à un nombre limité de registres. Si la plupart d’entre eux sont admiratifs du travail en cours dans les cimetières et peuvent attester de l’ampleur des chantiers, ils sont frustrés du manque de renseignements dont ils peuvent disposer. Rudyard Kipling, qui se rend régulièrement en France à la recherche de la tombe de son fils, fait le même constat. Pendant l’été 1920, il visite une trentaine de cimetières et estime qu’il faut davantage mettre l’accent sur l’information donnée aux visiteurs. Il propose que soient créés des bureaux de renseignements locaux. En septembre 1920, la Commission consacre un budget de 4500 £ à cet effet.

            Avec l’achèvement des premiers programmes prioritaires et l’ouverture de centaines de chantiers, l’activité horticole prend également sa vitesse de croisière. Dans un premier temps, les plantes vivaces sont privilégiées. Le souci est alors prépondérant. Mais petit à petit, apparaissent aussi des lupins, des capucines, des linaires et des pavots. Un rosier est planté entre chaque groupe de deux tombes afin que tous les noms puissent recevoir l’ombre d’une rose. Les haies entourant les cimetières sont constituées d’aubépine, de hêtres ou de charmes. On plante aussi des arbres pour ajouter de la perspective aux rangées de tombes, donner de la couleur en automne et de l’ombre en été. Conifères, ifs d’Irlande et cèdres sont à l’honneur. L’ensemble de la végétation donne aux cimetières un aspect de jardin sans pour autant masquer leur fonction première. Il n’est pas toujours facile d’obtenir le bon effet. La loi française autorise un maximum de quatre mètres carrés pour chaque tombe, avec des règles strictes pour les haies et les arbres. Les petits cimetières sont les plus difficiles à aménager. A chaque fois que la chose est possible, on plante des variétés propres aux pays d’où sont originaires les soldats enterrés dans le cimetière. Les Indiens affectionnent par exemple les iris, les soucis et les cyprès. On tente de planter des érables canadiens ou des essences australiennes et néo-zélandaises. Dans certains cimetières, les arbres peuvent avoir une importance symbolique de premier plan. Au cimetière chinois de Noyelles-sur-mer (62), un grand pin est mis en évidence pour remplacer la Croix du sacrifice, inadaptée aux croyances des coolies enterrés dans ce lieu. Pour donner une touche britannique, la pelouse de certains cimetières est agrémentée de jonquilles, de crocus et de perce-neige. Les plantes d’origine antillaise, africaine ou malayse sont écartées pour des raisons climatiques évidentes. Les pépinières initiées en 1917 avaient dû être abandonnées suite à l’avance allemande de 1918. Il faut désormais en créer d’autres, capables de fournir des millions de plantes. Même si la région où sont concentrés la plupart des cimetières, de la Somme à la côte belge, est restreinte, les sols peuvent être très différents d’un endroit à l’autre. La craie de la Picardie et l’argile de la Flandre entraînent des choix différents, sans parler des cimetières de dunes, comme celui de Coxyde. Pour éviter les différends entre architectes et horticulteurs, un certain degré de décentralisation est recommandé. C’est sur le terrain que certaines décisions doivent être prises. Au printemps 1921, des centaines de cimetières ont été fleuris et sept pépinières aménagées.

            L’importance donnée à la végétation dans les cimetières britanniques s’inscrit dans le principe des « jardins à l’anglaise », qui, contrairement aux « jardins à la française » qui ont servi de modèle aux nécropoles françaises et américaines, reposent sur un principe d’imitation de la nature. Le plan favorise le trait irrégulier et s’oppose aux symétries rigoureuses. Les murets d’enceinte ne font pas plus de 80 centimètres de hauteur pour que le visiteur puisse communiquer avec le paysage environnant. Il a parfois été dit que les cimetières militaires britanniques évoquent le paradis perdu de la Genèse et l’harmonie mythifiée entre l’homme et la nature. Ceci exclut toute intention dramatique dans l’architecture paysagère. Les architectes américains privilégient les figures parfaites, les parallèles, l’exactitude mathématique pour aboutir à une sensation d’infini. Les Britanniques ont une démarche inverse. C’est l’intime qui est mis à l’honneur, avec pour alliée obligée la richesse botanique.

En mai 1922, le roi George V et la reine Mary se rendent en France et en Belgique pour un pèlerinage sur les tombes des soldats britanniques. Le général Haig et quelques autres chefs militaires les accompagnent mais la visite se veut malgré tout informelle. George V avait perdu des membres de sa famille à la guerre et souhaitait se rendre compte par lui-même de l’œuvre entreprise par la Commission. Il avait approuvé quelques-unes des objections soulevées à l’encontre de Fabian Ware, regrettant notamment que le principe d’égalité interfère avec l’expression de la liberté individuelle. Mais au terme de son voyage, il sera pleinement convaincu du bien-fondé des choix effectués. Au cimetière de Tyne Cot, près d’Ypres, il suggère que la Croix du sacrifice soit construite sur les vestiges d’un blockhaus allemand. Son souhait sera exaucé. Au centre de cet impressionnant cimetière, qui témoigne de la terrible hécatombe de Passchendaele, on peut aujourd’hui voir la croix surgir du blockhaus, symbole évocateur s’il en est. Après la visite d’autres cimetières en Flandre belge, le roi poursuit son voyage en France, accompagné par le maréchal Foch. Au cimetière d’Étaples, George V sort de sa poche un sachet contenant un bouquet de muguet et donne le nom d’un soldat à un jardinier, lequel le conduit devant sa sépulture. La reine avait récemment reçu une lettre de la mère du soldat en question. Celle-ci souhaitait qu’un petit bouquet de muguet soit placé sur sa tombe. Il ne s’agit que d’une anecdote royale, typique des cérémonies et déplacements de la famille régnante, mais ce geste confirme que le roi a définitivement adopté les cimetières construits par la commission de Fabian Ware. C’est dans le cimetière côtier de Terlincthun, à Boulogne, dernière étape du voyage royal, que George V prononce un discours où il rend hommage à la France : Dans ce beau pays de France qui a subi le déchaînement le plus furieux de la longue lutte, nos frères se comptent, hélas par centaines de milliers. Ils sont sous la protection d’un ami éprouvé et généreux, d’un camarade d’armes vaillant et chevaleresque qui, dans un sentiment de sympathie spontanée, leur a attribué pour toujours le sol dans lequel ils dorment. Avec des mots simples, il résume l’esprit avec lequel Fabian Ware et ses collègues ont œuvré : Au cours de mon pèlerinage, je me suis souvent demandé s’il pouvait y avoir de meilleurs avocats pour la paix que cette multitude de témoins silencieux. Tant que nous aurons foi dans les desseins de Dieu, nous voulons croire que l’existence de ces mémoriaux contribuera un jour à l’union de tous les peuples en leur montrant la voie de la raison. Le succès du livre consacré au pèlerinage royal, incluant un poème inédit de Kipling, démontre l’intérêt du public britannique pour les cimetières construits en France et en Belgique.

                                                           CHAPITRE 8

La Gorgue – Pont de Hem

Les nouveaux cimetières sont en cours de construction et la plupart des problèmes structurels ont été résolus. La Commission peut désormais s’atteler à l’épineuse question des disparus. Que faire des centaines de milliers de combattants ayant une tombe anonyme et de ceux dont le corps n’a pas été retrouvé ? Les possibilités sont nombreuses mais aucune n’est satisfaisante. Quel type de commémoration adopter ? A n’en pas douter, les critiques seront nombreuses. En décembre 1918, Kenyon avait proposé que les noms des disparus soient gravés sur des tablettes que l’on fixerait dans le cimetière le plus proche de l’endroit où ils étaient tombés. Pour les aviateurs, ce serait le terrain d’où ils avaient décollé. Les familles écrivent de nombreuses lettres à la Commission pour savoir de quelle façon leurs disparus seront honorés. Le sujet est délicat. On sent parfois poindre dans ces lettres une forme de panique. Certains parents se déclarent prêts à payer pour que leur fils ait une tombe à son nom. Chacun a son idée sur la meilleure façon de rendre hommage aux disparus. L’équipe de Fabian Ware est consciente de la portée symbolique de ses décisions en la matière. Tout un pays en deuil attend que les bons choix soient adoptés, autant pour des raisons nationales qu’intimes. Nombreux sont ceux qui souhaitent de « fausses tombes », y compris le premier ministre australien. Celui-ci veut que chaque soldat australien ait une tombe personnelle avec son nom, sans mention du fait que le corps n’a en fait pas été retrouvé. Fabian Ware s’y oppose. Il faudrait acquérir de nouveaux terrains, ce qui serait demander beaucoup à la France, occupée à reconstruire des régions entières et empêtrée dans ses propres projets de commémoration. De toute façon, il faut attendre que le War Office ait terminé les listes régimentaires de pertes, pour déterminer entre autres le nombre de ceux qui sont décédés en étant prisonniers. Des enquêtes sont également en cours sur un certain nombre de corps porteurs d’indices autorisant l’espoir d’une identification. Combien encore seront prochainement retrouvés par les agriculteurs ? Autant d’obstacles qui freinent les nécessaires prises de décision. La controverse sur les « fausses tombes » sera finalement résolue par Kipling, qui s’oppose formellement à ce principe. Ce n’est pas la voix du grand auteur qui sera entendue mais celle d’un père qui souffre de ne pas pouvoir se recueillir sur la tombe de son fils.

            La proposition initiale de Kenyon, qui va dans le sens de ce que souhaitent les familles, implique de connaître et de localiser exactement les actions des soldats le jour de leur mort. Mais la tâche est gigantesque, voire irréalisable. L’idée de mémoriaux dans chaque cimetière est rejetée car elle implique de changer les plans de bon nombre d’entre eux. Frank Durham propose alors une solution plus réaliste : les abris de registres de chaque cimetière peuvent être utilisés pour commémorer les disparus, ce qui éviterait la construction de toute nouvelle structure. La Commission pourrait dès lors informer les familles de l’endroit où sont gravés les noms. Mais ce projet implique une commémoration sur une base régimentaire et non géographique. Beaucoup sont contre, y compris Kipling. Pour les familles, l’appartenance à un régiment revêt beaucoup moins d’importance que la géographie. Les noms des villes et villages du Nord de la France et la Flandre belge leur sont devenus familiers. Tous sont capables de situer Ypres, Arras, Neuve-Chapelle ou Ploegsteert sur une carte. Connaître le dernier lieu de vie du défunt, l’endroit où il est tombé, est essentiel pour les familles, qui ne supporteraient pas que le nom de leur défunt soit honoré dans la Somme alors qu’il se battait à Ypres au moment de sa mort ou vice-versa. La petite parcelle de France ou de Flandre belge où est tombé l’être cher revêt un caractère sacré et toute dissociation entre cet endroit et le lieu de commémoration n’est pas acceptable. La Commission partage cette préoccupation et nomme un comité, piloté par Chettle, pour étudier la faisabilité d’une commémoration géographique.

            Le comité Chettle rend compte de ses difficultés : la recherche de la date et du lieu de la mort de chaque soldat prendrait au minimum cinq années. Chaque demande d’enquête implique un travail dont personne ne semble estimer l’ampleur, y compris au sein du comité. En janvier 1921, le général James Edward Edmunds, de la section historique du comité de défense impériale, se plaint des 78 demandes d’enquête envoyées récemment par Fabian Ware : Pour y répondre, deux experts en classification d’archives ont dû travailler trois jours entiers. Ma section a pour objectif d’écrire une histoire de la guerre. Je dois à partir de maintenant décliner toute autre demande d’enquête, sauf si vous m’envoyez du personnel supplémentaire compétent. Pour illustrer son propos, Edmunds explique à Fabian Ware ce qu’implique par exemple de répondre à la question suivante : « Où opérait le 10e bataillon des Argyll et Sutherland Highlanders le 10 octobre 1915 ? » : Le journal du bataillon pour cette date indique : 10/10/15 (aucune mention de lieu) Le bataillon vient d’occuper la tranchée 29 en plus des tranchées 27 et 28. Pour une description de la tranchée 29, voir l’appendice 2 ci-après (Mais IL N’Y A PAS d’appendice 2). Le journal de la brigade d’infanterie est ensuite consulté mais le seul indice trouvé est « près d’Ypres ». Le journal de la division est également consulté aussitôt après. (Temps approximatif : une demi-heure). Le travail effectué par James Edmunds et son souci d’entreprendre une enquête approfondie pour chaque cas n’est pas sans rappeler le personnage du commandant Dellaplane dans le film de Bertrand Tavernier, La vie et rien d’autre  : même obsession pour le classement et l’archivage, avec le souci d’attribuer un nom à un maximum de corps non identifiés et de retrouver la trace du plus grand nombre possible de combattants portés disparus. Il s’agit d’un travail de fourmi, rébarbatif par plus d’un aspect, mais indispensable au regard de l’avenir. Les familles endeuillées attendent dans l’angoisse les résultats de ces recherches.

            La commémoration des disparus sur les sols belge et français nécessite forcément le recours à un compromis. Il est désormais envisagé de répartir leurs noms sur 85 cimetières, au lieu des 300 initialement prévus. Ces cimetières, choisis en fonction de leur localisation, pourraient ainsi centraliser tous les soldats non identifiés tombés dans les différents secteurs. Ces 85 cimetières correspondent aux zones de bataille telles qu’elles avaient été définies dans un rapport du comité de nomenclature des batailles établi par le gouvernement. Cette idée est provisoirement retenue mais aucune décision définitive ne pourra être prise tant que ne sera pas résolue une autre question : celle des mémoriaux de bataille.

            Mais avant que les mémoriaux ne soient construits, un autre type de commémoration attire toutes les attentions. En août 1920, le révérend David Railton, ancien aumônier de l’armée, émet une idée qui aboutira trois mois plus tard à l’entrée solennelle du soldat inconnu dans l’abbaye de Westminster. Le cabinet de Lloyd George crée un comité sous la supervision de Lord Curzon, ministre des affaires étrangères, pour mener à bien cette cérémonie. Le 7 novembre 1920, quatre groupes équipés de pelles et de sacs quittent le Q.G. de l’armée, à Saint-Pol, et se dirigent vers les quatre grands champs de bataille du front occidental – Ypres, la Somme, l’Aisne et Arras – pour y exhumer des ossements et les rapatrier dans une chapelle temporaire érigée pour l’occasion. L’opération se fait dans le plus grand secret. Le même jour, à minuit, le général Wyatt entre dans la chapelle et désigne au hasard un des sacs. Le squelette est placé dans un cercueil et la chapelle fermée à clé. Le 10 novembre à 10 h 30, les cloches des églises de Boulogne retentissent pour l’embarquement en grande pompe du soldat inconnu. Six chevaux noirs tirent le char funéraire le long du quai Gambetta, sous l’escorte du 60e régiment de chasseurs de Lille. Des dignitaires français, dont le maréchal Foch, assistent à l’événement. Le même faste est déployé le lendemain à Londres. Le cortège funéraire se rend de la gare de Victoria à l’abbaye de Westminster, suivi par l’État-major au son de la marche funèbre de Chopin. Après une halte au cénotaphe de Lutyens, inauguré également ce jour-là, la cérémonie d’inhumation, présidée par George V, se déroule dans une atmosphère caractérisée par sa sobriété et sa dignité. Le cercueil entre par le portail du transept nord et passe devant cent récipiendaires de la Croix de Victoria alignés le long de la nef latérale. La congrégation est composée de mille veuves et mères ayant perdu leurs fils. L’État britannique n’a pas lésiné sur les effets de dramatisation, appuyés par un symbolisme puissant. De toute évidence, la cérémonie trouve un écho immédiat dans la population. Pendant la semaine qui suit, plus de 700 000 personnes passent devant la tombe laissée ouverte. Le 18 novembre, le cercueil est recouvert de terre en provenance de France avant d’être scellé. L’opération soldat inconnu est une réussite au-delà de toutes les espérances. Au départ, le roi était réticent et le public ne semblait pas manifester un grand intérêt pour le concept, mais force est de constater que le soldat inconnu de Westminster a produit d’emblée un effet cathartique à tous les niveaux de la nation.

            L’histoire officielle de la Commission Impériale des Sépultures de Guerre ne fait pas mention du soldat inconnu. Elle n’a en effet pas participé à l’opération, qui était contraire à sa politique de non-rapatriement des corps. Le lieu d’inhumation, religieux, les inscriptions en lettres gothiques, le choix de l’épée des croisés, tout concourt à opposer en apparence le soldat inconnu aux choix effectués par la Commission pour les cimetières et le cénotaphe de Whitehall. S’il existe effectivement une rivalité entre la Commission d’une part et l’Office of Works, ainsi que l’Église anglicane, d’autre part, celle-ci n’est toutefois pas frontale. Le soldat inconnu et l’œuvre de Fabian Ware offrent finalement deux types de consolation complémentaires. La principale controverse se fera à propos des inscriptions choisies par le doyen de Westminster un an plus tard. Pour le premier anniversaire de la sépulture, le 11 novembre 1921, il fait en effet installer une nouvelle plaque de marbre, où une des inscriptions fait référence au Christ. La communauté juive s’en indigne à juste titre. L’attitude quelque peu arrogante du doyen rappelle la controverse parlementaire entre les partisans des croix et ceux défendant le principe des stèles, et prouve que les choix opérés par la Commission sont justifiés. La présence d’un anonyme, dont on ignore le rang militaire, l’origine géographique, le statut social et la religion, aux côtés des rois et reines de Grande-Bretagne, s’inscrit dans la droite lignée des principes pour lesquels s’est battu Fabian Ware.

            Le point de vue de l’Église anglicane a nettement évolué depuis les années 20. Aujourd’hui, elle n’hésite pas à afficher régulièrement des opinions fortement teintées de pacifisme et se heurte parfois aux gardiens de la mémoire que sont la Légion britannique et autres associations d’anciens combattants. Sur le plan local, les controverses ne sont pas rares, certains pasteurs refusant par exemple que le drapeau national et les différentes bannières associatives continuent d’être placés dans le périmètre sacré de l’autel lors des cérémonies du souvenir. Le choix des chants est également sujet à débat. Mais en 1920, les enjeux ne sont pas les mêmes. Après avoir perdu la bataille des croix en 1919, l’Église anglicane veut reprendre la main à l’occasion de la cérémonie du soldat inconnu et fait montre d’un excès de zèle certain. Le soldat inconnu français est également inhumé le 11 novembre 1920 sous l’Arc de Triomphe. 80 ans plus tard, plusieurs pays du Commonwealth décideront que le soldat inconnu de Westminster ne suffit plus à les représenter. L’Australie, le Canada et la Nouvelle-Zélande, font ainsi le choix en 1993, 2000 et 2004 de faire rapatrier les ossements d’un de leurs compatriotes.

            Si la Commission Impériale des Sépultures de Guerre a la charge de la commémoration des soldats non identifiés, un autre comité, créé en 1918, étudie les prétentions de l’armée britannique à ériger des monuments sur les anciens champs de bataille. Cet organe, appelé le Comité national pour les mémoriaux de bataille (National Battlefield Memorial Committee), est le seul intermédiaire habilité à traiter avec le gouvernement français. Toutefois, la Commission souhaite avoir droit au chapitre. Elle estime que ces mémoriaux doivent rester en nombre limité, considérant que quelques grands mémoriaux de victoire sont préférables à une multitude de monuments insignifiants. Churchill est en faveur d’un grand mémorial à Ypres. Il souhaite même que l’État britannique rachète la ville pour laisser les ruines telles quelles et faire de celles-ci un lieu de témoignage pour les générations futures. Mais les Belges s’opposent à l’idée. Edmund Blunden, cite, dans la préface qu’il a écrite pour The Immortal Heritage, l’autobiographie de Fabian Ware, les mots d’un combattant, Douglas Gillespie, mort en 1915, qui déjà à l’époque émettait une idée semblable : Ces champs sont sacrés et je souhaiterais que lorsque la paix sera revenue notre gouvernement trouve un accord avec l’État français pour construire une longue avenue entre les Vosges et la mer, ou du moins, entre La Bassée et Ypres, à l’emplacement du no man’s land. Cette Via Sacra serait un lieu de pèlerinage. Dans les lettres que reçoit la Commission, les familles de défunts ont des idées tout aussi précises sur la commémoration des disparus. Toutes sortes de monuments sont évoqués, avec ou sans anges, incluant des sculptures plus ou moins abstraites où seraient symbolisés des fragments de corps, ou encore un écran solaire sculpté dans des pierres de la Chaussée des Géants, avec au-dessous l’effigie du roi et la célèbre inscription des gladiateurs romains : Morituri te Salutant (Ceux qui vont mourir te saluent). Le débat sur la façon de commémorer les disparus anime les familles. Les centaines de milliers de corps non indentifiables parlent d’une guerre dont la démesure continue d’effrayer. La Commission est à l’écoute de toute proposition et cherche des solutions en cohérence avec sa philosophie.

            La fièvre commémorative qui s’est emparé aussi bien de la France que de la Grande-Bretagne est telle que l’on peut craindre une surenchère de projets, ce qui nuirait à l’œuvre entamée par la Commission : ancrer sur les sols français et belges une présence mémorielle ample mais discrète. En 1915, Fabian Ware avait déjà dû se battre contre l’érection de mémoriaux privés. Il faut aujourd’hui repartir au combat. Il n’est pas question de transformer les anciens champs de bataille en un vaste parc à thème en l’honneur de l’armée britannique. Mais les généraux, avides de reconnaissance et de gloire officialisée, veulent que leurs victoires soient honorées dans la pierre à tout jamais. Des magnats de la presse s’en mêlent et font pression pour que des monuments imposants frappant l’imagination du public voient le jour aussi bien en Grande-Bretagne que de l’autre côté de la Manche. Des démarches sont effectuées auprès des communes françaises par l’armée britannique. Ainsi, la 25e division qui avait tenu le front des monts de Flandre au prix de lourdes pertes obtiendra du conseil municipal de Bailleul l’autorisation d’ériger un obélisque à sa gloire. Ce genre d’initiative se multiplie. La frénésie commémorative n’est pas loin d’atteindre le stade de la saturation. Conscient de ce problème, le gouvernement agit avec sagesse en décidant d’associer le comité Middleton à la Commission Impériale des Sépultures de Guerre. En fait, il s’agit ni plus ni moins d’une intégration de facto du comité Middleton au sein de la Commission. Les impératifs budgétaires ont naturellement une importance de premier plan dans cette volonté d’unifier l’ensemble des projets. La ville d’Ypres, par exemple, n’a pas besoin de deux grands mémoriaux. Le projet de monument de victoire, prévu par le comité Middleton, et celui de la Commission, dont la vocation est d’honorer les soldats non identifiés, sont donc appelés à se fondre. La Commission sera obligée de réviser ses plans pour aboutir à un compromis entre les commémorations géographique et historique des disparus. Par d’habiles négociations et des tractations efficaces en coulisses, Fabian Ware a une fois de plus remporté la bataille. Le risque est toutefois grand pour la Commission. En reprenant plus ou moins à son compte l’édification des mémoriaux de victoire, ne va-t-elle s’éloigner de son objectif premier : la commémoration des morts ?

            Les dominions, notamment l’Australie, la Nouvelle-Zélande, le Canada et l’Afrique du Sud, ne souhaitent cependant pas s’inclure dans le programme de la Commission. Ils ont déjà élaboré des projets de monuments spécifiques. Comme ces monuments ont été conçus à la fois pour honorer leurs morts et rendre compte de l’importance de leur effort militaire, ils sont réticents à l’idée d’une commémoration conjointe pour honorer l’ensemble des disparus. Fabian Ware, qui tient à l’esprit de coopération impériale, insiste pour que les noms d’une partie de leurs disparus puissent apparaître sur la Porte de Menin à Ypres. Le Canada et l’Australie répondent favorablement, et ceci uniquement pour la Porte de Menin, mais pas la Nouvelle-Zélande. Celle-ci pouvait se le permettre car elle était la seule nation dont les soldats avaient toujours combattu ensemble au sein d’unités nationales. De ce fait, il était possible pour les autorités néo-zélandaises de savoir dans quels secteurs étaient tombés les disparus.

            Si avant guerre, Fabian Ware avait prévu que les différents dominions jouent un rôle prépondérant au sein de l’Empire britannique, il ne s’attendait pas de leur part à une telle volonté d’affranchissement moins de dix ans plus tard. On peut avancer que symboliquement l’Australie et la Nouvelle-Zélande se sont constituées en tant que nations dans les Dardanelles, le même phénomène pouvant être évoqué pour le Canada à Vimy. La volonté des dominions d’ériger des mémoriaux distincts atteste que la Grande Guerre les a libérés un peu plus de la tutelle de Londres.

CHAPITRE 9

           

La Chapelle d’Armentières – Ration farm

Au printemps 1922, la Commission entame sa recherche de sites. Les préfets français sont interrogés pour savoir s’ils préfèrent des mémoriaux qui auraient également une utilité publique – ce pouvait être un parc ou un bâtiment administratif –  ou des monuments purement symboliques. Blomfield aura la charge du mémorial d’Ypres. Les trois autres architectes de renom auront chacun la possibilité de construire un monument important. Pour tous les autres mémoriaux, des concours seront organisés. La marine royale décide d’en ériger trois en l’honneur de ses disparus, à Portsmouth, Plymouth et Chatham.

            En juin 1923 débute la construction de la Porte de Menin, à Ypres. Dès le travail d’excavation pour les fondations, il faut résoudre les problèmes d’instabilité du sous-sol, premier aléa d’un projet d’une ampleur inédite. A ce stade, personne ne connaît le nombre de noms qui seront inscrits sur l’édifice. Les vérifications effectuées par le comité Chettle dureront jusqu’à la fin de l’année 1924. Du personnel supplémentaire a été engagé mais les listes sont difficiles à établir. Les archives de l’armée indienne sont notamment dans un état déplorable. Les noms seront gravés sur des panneaux de pierre que l’on fixera sur le bâtiment une fois celui-ci terminé. 1200 panneaux seront nécessaires, en trente dimensions différentes, pour couvrir l’arche principale, les escaliers et les loggias. Un projet sur plan ne suffit pas et il faut procéder à des essais grandeur nature. Pour ce faire, des échafaudages sont érigés à Londres, au 82 Baker Street. Afin d’économiser de la place, les noms sont gravés par régiment, année de décès et grade. Cette façon de procéder sera reprise pour tous les mémoriaux dédiés aux disparus.

            La Porte de Menin est un monument classique, d’aspect formel, qui s’intègre harmonieusement dans les fortifications de Vauban datant du XVIIe siècle. Blomfield a essentiellement puisé son inspiration dans la Porte de la Citadelle à Nancy. Malgré sa taille imposante, la Porte de Menin ne peut pas accueillir plus de 60 000 noms. Les noms des 34 863 soldats portés disparus après la bataille de Messines (juin 1917) seront honorés au cimetière de Tyne Cot, à Zonnebeke, sur un mur-mémorial longeant l’arrière de la nécropole. Au centre du mur, une abside en cercle commémore 663 Néo-Zélandais, tous tués le 12 octobre 1917 à un endroit que l’on peut voir du cimetière. Tandis qu’ils progressaient dans la boue pour apporter leur renfort aux troupes australiennes, ils furent pris dans les fils barbelés allemands et massacrés. 63% des disparus néo-zélandais ont péri lors de cette seule journée, véritable tragédie nationale, que raconte, au milieu des suites de noms gravés, le mur de Tyne Cot. Mais ce cimetière ne sera pas suffisant pour éponger l’excédent n’ayant pas pu être inscrit sur la Porte de Menin. La Commission décide de réserver un autre site pour les noms restants. Ce sera finalement à Ploegsteert que les derniers disparus du front des Flandres auront leurs noms gravés.

            Des voix s’élèvent pour demander qu’un honneur similaire soit rendu aux hommes et aux femmes ayant péri dans le cadre de l’effort de guerre. Sont entre autres concernées la Croix-Rouge et la marine marchande. Les syndicats de marins souhaitent un mémorial à Londres qui abriterait une organisation caritative mais la Commission n’est pas favorable aux bâtiments ayant une vocation utilitaire. Elle fera toutefois une exception pour l’Égypte. Le mémorial érigé à Gizeh à la gloire des combattants égyptiens sera en fait un institut ophtalmologique. Le choix de l’emplacement londonien se fait dans la difficulté. Les tensions virent à la controverse, comme c’est souvent le cas pour ce genre de projet, chaque partie concernée ayant une idée précise de l’emplacement et de l’aspect du monument à construire. Les initiateurs du projet doivent tenir compte des avis du Trésor, de l’Office of Works, des Parcs Royaux, du Conseil de Londres et de la commission royale des beaux-arts. A l’étranger, la Commission rencontre certes des difficultés mais elles sont minimes comparées aux complexités administratives auquel doit faire face tout projet sur le sol britannique.

            Pendant ce temps, le comité Middleton œuvre à un autre aspect de la commémoration. Il entreprend de fixer des panneaux commémoratifs dans les cathédrales et églises françaises et belges. L’architecte Cart de Lafontaine a la charge de les concevoir et de négocier avec les autorités religieuses. 300 panneaux de gesso sont ainsi apposés pour rappeler aux fidèles français et belges les pertes de l’armée britannique dans la défense de leurs pays.

            Il n’existe jusqu’à présent aucun mémorial célébrant la coopération franco-britannique pendant la guerre. Les deux nations s’occupent séparément de leurs morts. Depuis 1919, chaque commune française a entrepris de dresser un monument aux morts sur la grand-place, devant la mairie ou près de l’église. Au milieu de la décennie, la majeure partie des 36 000 communes du territoire français auront leur poilu, leur ange de la victoire ou leur veuve éplorée figés dans la pierre face à la mairie ou dans le cimetière. La réussite esthétique ne sera pas toujours au rendez-vous mais l’exaltation commémorative qui saisit de la France au lendemain de l’Armistice est difficile à canaliser et l’État a décidé de limiter son intervention à un simple droit de regard sur les choix adoptés. Les soldats français tués au combat sont pour la plupart enterrés dans les cimetières civils. De grandes nécropoles militaires rassemblent ceux dont les corps n’ont pas été rapatriés. L’idée de mémoriaux anglo-français n’est pas une priorité. En 1923, la France invite cependant la Grande-Bretagne à prend part à un mémorial national français près d’Arras. Peu intéressés, les Britanniques font une contre-proposition : un mémorial franco-britannique à proximité d’Amiens. Aucun des deux projets n’aboutira. Il faut attendre 1929 pour que des vitraux britanniques ornent la chapelle du site français de Lorette, inauguré trois ans plus tôt. Il est à noter qu’un certain nombre de cimetières britanniques contiennent des carrés militaires français, lesquels sont entretenus par le personnel de la Commission. Tout comme des sépultures britanniques sont présentes dans de nombreux cimetières français civils. Cette cohabitation de tombes revêt une signification bien plus importante que le symbole des vitraux de Notre-Dame de Lorette.

Le parc-mémorial terre-neuvien de Beaumont-Hamel, inauguré en 1925, est aujourd’hui l’un des plus visités en France. Aménagé par l’architecte-paysagiste Rodolphe Cochius, il a conservé des tranchées et des trous d’obus pour témoigner des combats. Le mémorial en lui-même consiste en une butte au sommet de laquelle trône une statue de caribou en bronze. A sa base, un mur déploie les noms des disparus sur trois plaques. Deux autres mémoriaux anglais et écossais sont également présents dans le parc et indiquent une lutte d’influence quant aux revendications mémorielles liées à cet endroit fortement symbolique du front. Au début du siècle, Terre-Neuve est un dominion, c’est-à-dire un État autonome au sein de l’Empire britannique. Le premier juillet 1916, le Royal Newfoundland Regiment a été presque entièrement décimé pendant les trente premières minutes de la bataille de la Somme. En 1921, le gouvernement de Terre-Neuve achète des terres pour aménager un parc-mémorial sur les lieux mêmes où est tombé le régiment. Quand Terre-Neuve perd son statut de dominion avant d’être intégré au Canada en 1949, la gestion du parc est reprise par l’État canadien. L’impact de ce genre de lieu de mémoire, qui allie des monuments à un espace de front préservé – quoiqu’en partie reconstruit, ou en tout cas réaménagé pour plus de lisibilité – semble plus fort aujourd’hui que celui des édifices mémoriaux classiques. Mais à l’époque, la tendance n’est pas à la préservation de paysages de guerre. La mémoire monumentalisée prédomine largement.

            En 1926, la Commission avait mené à bien la construction de treize mémoriaux. D’autres étaient en voie d’achèvement. A l’extrémité sud du canal de Suez, un monument orné de majestueuses statues de tigres rend hommage aux Indiens. A l’extrémité de la péninsule de Gallipoli se dresse une colonne où sont gravés 20 000 noms. En Macédoine, le mémorial dessiné par Lorimer se détache sur le bleu intense du lac Doïran. Les projets concernant Soissons, Cambrai, Lille sont finalisés et des négociations sont en cours pour les sites de sept autres mémoriaux en France et en Belgique. Mais les autorités françaises commencent à s’inquiéter du nombre et de l’ampleur des monuments britanniques. Suite à une réunion du comité franco-britannique, la Commission accepte de ne construire que quatre mémoriaux sur les douze prévus. Le terrain prévu pour les sites des mémoriaux de La Ferté, Soissons et Neuve-Chapelle a déjà été acheté. Le quatrième sera obligatoirement situé dans la Somme. Il faut donc  abandonner les projets de Cambrai, Saint-Quentin, Lille, Béthune et Pozières. Les noms qui devaient être gravés sur ces mémoriaux le seront dans les cimetières de Louveral, Loos, Pozières, Le Touret et Vis-en-Artois. La Commission acquiert du terrain dans la ville belge de Ploegsteert, près le la frontière, pour graver les noms initialement prévus à Lille.

            Herbert Baker réussit un travail remarquable au mémorial indien de Neuve-Chapelle. Ayant déjà travaillé en Inde avec Edwin Lutyens pour l’aménagement de New Delhi, il peut à nouveau mêler les influences orientale et occidentale. Le mémorial est un espace ouvert entouré en façade par un mur quadrillé et à l’arrière par un mur plein où sont inscrits les noms des disparus. On entre dans l’enclos par un chattri, petit dôme caractéristique de l’art funéraire indien. Une colonne complète l’ensemble architectural tandis qu’une pelouse où sont plantés des saules pleureurs descend vers de larges fossés où poussent des iris et des nénuphars. Le mémorial de Neuve-Chapelle distille une sensation de paix et d’intimité typiquement indienne. Une vraie réussite, parmi tant d’autres. Comme Baker avait travaillé en Afrique du Sud avant la guerre, il est choisi pour créer le mémorial de Delville Wood en l’honneur des soldats sud-africains tombés au combat. Là aussi, la réussite est au rendez-vous avec une alliance de différents styles aboutissant à une sensation de sérénité empreinte de noblesse. Tout l’art de Baker consiste à dissimiler la brutalité de la guerre, ou du moins à la fondre dans un récit architectural séduisant. Quand il avait travaillé sur le cimetière de Tyne Cot, il avait incorporé un blockhaus allemand pour répondre à une suggestion de George V mais au bout du compte il avait réussi à masquer le plus possible l’ouvrage ennemi. Son monument sud-africain de Delville Wood est couronné par des statues de Castor et Pollux symbolisant l’union pacifique des Anglais et des Afrikaners, idée qui aurait pu aboutir à un résultat maladroit, proche de la caricature, mais il parvient, comme dans chacune de ses réalisations, à ne pas trop verser dans le sentimentalisme. La référence à Rome est significative et ne peut que plaire à Fabian Ware.

            En France et en Belgique, les années 20 sont celles de la pierre. Les architectes connaissent un véritable âge d’or. La reconstruction des villes et villages bombardés, l’érection des édifices de commémoration, dont les nombreux monuments aux morts, occupent toute une armada d’architectes, de géomètres, de maçons, de charpentiers et bien d’autres corps de métiers. L’ampleur des chantiers est difficilement imaginable aujourd’hui. La France du Nord-Est et la Belgique flamande renaissent de leurs ruines et ce en un temps relativement court.

            A la fin de l’année 1925, les premiers panneaux de pierre arrivent à Ypres pour être fixés sur la Porte de Menin. 54 896 noms y sont gravés. Il n’y aura qu’une petite centaine d’erreurs, dont 78 d’orthographe. Des milliers d’invitations ont été envoyées pour l’inauguration. Des barricades sont installées, des tribunes dressées, avec haut-parleurs, et des mâts érigés pour y fixer les drapeaux des Alliés. La B.B.C. a même sa guérite pour la retransmission de l’événement. Le 24 juillet 1927, le roi des Belges arrive en procession suivi par un impressionnant aréopage de généraux, d’ambassadeurs, de ministres et de préfets. Un groupe d’aumôniers ayant officié dans le saillant d’Ypres bénit le monument. Chants, discours, hymnes nationaux se succèdent. Lord Plumer déclare : « Il n’est pas porté disparu : il est ici. » La Commission a jugé que l’hommage aux disparus nécessitait un tel déploiement de faste. L’événement se veut à la hauteur de la plus grande hécatombe qu’ait connue l’humanité. Toutes les personnes présentes se prennent à espérer que cette démesure cérémonielle annonce une ère de paix éternelle.

            Le monument a cependant ses détracteurs. Certains critiquent son manque d’originalité. Aux yeux de nombreux commentateurs, la Porte de Menin s’apparente plus à un monument impérial qu’à un mémorial en l’honneur des morts. Malgré ces critiques, elle restera le symbole le plus éclatant de l’art britannique de commémorer les morts. Les mémoriaux britanniques peuvent parfois être d’une solennité un peu appuyée mais les pires excès ont toujours été évités. Conscient du risque, Reginald Blomfield déclarait : Nous avions en tête le terrible exemple des monuments aux morts français et étions hantés par la peur de voir nos mémoriaux ornés d’anges à ailes déployés. La vue de toutes ces colonnes de noms gravés est quoiqu’il en soit édifiante et peut même s’avérer hypnotique. Siegfried Sassoon, un des plus célèbres auteurs britanniques de la Grande Guerre, parlera de longues listes intolérables de noms. Celles-ci peuvent au choix faire l’effet d’une vaine litanie qui peine à rendre compte de la réalité sanglante de la guerre ou au contraire réussir à la suggérer par leur sobriété même. Elles évoquent le deuil collectif. L’individualisation n’est pas de mise ici. La Grande Guerre fut à bien des égards une industrie de la mort, ce qu’évoquent avec force les 50 000 noms de disparus de la Porte de Menin.

Le sentiment de Stephan Zweig en visitant la Porte de Menin est bien différent de celui de Sassoon : Ici, il n’y a aucune représentation du roi, aucune mention de victoire, aucune génuflexion devant de grands et glorieux généraux, aucun palabre sur les archiducs et les princes, mais seulement une inscription, laconique et sobre : Pro Rege Pro Patria. Dans sa simplicité romaine, ce monument est plus impressionnant que n’importe quel arc de triomphe ou monument de victoire qu’il m’ait été donné de voir.

L’inscription choisie par Kipling se veut sobre et sans emphase : Ici sont gravés les noms des officiers et soldats tombés dans le saillant d’Ypres mais auxquels le hasard de la guerre a nié le droit à la sépulture nominative dont ont pu bénéficier nombre de leurs camarades dans la mort.

            Si l’absence se vit dans le silence, car il convient de penser au lendemain et de montrer un visage volontaire, l’inscription de la perte dans la pierre permet toutefois d’évoquer collectivement la douleur. Les vertus consolatrices des mémoriaux ne sont pas à négliger. Ces monuments permettent de renforcer le sentiment national et de donner un sens sinon à la guerre du moins à la perte individuelle. Les deuils de guerre sont parfois d’une durée exceptionnelle. Ceci s’explique en partie par l’écart entre le discours officiel, volontiers glorificateur, et la peine individuelle privée, de nature très différente, voire par certains aspects opposée. Les mémoriaux, cénotaphes, cimetières et toutes autres déclinaisons de la pierre funéraire sont alors bienvenus. Ils extériorisent la douleur et lui donnent une réalité tangible.

Dans Testament de la jeunesse, Vera Brittain dépeint une société d’après-guerre qui refuse de reconnaître l’ampleur de la perte. De retour à Oxford après trois ans de service en tant qu’infirmière bénévole, ayant perdu son fiancé et son frère, elle se sent rejetée par les autres étudiantes, qui non seulement refusent d’entendre ses doléances mais considèrent également qu’il n’est pas séant de se laisser ronger par le deuil. Elle ne comprend pas cette attitude et vit mal le rejet dont elle est l’objet. Bon nombre de fiancées, de sœurs et de parents ont dû vivre cette situation et ont certainement vu dans le travail de la commission des sépultures de guerre un dérivatif plus ou moins efficace à leur douleur. Cependant, pour certains, l’hommage officiel rendu aux morts ne suffit pas. Relégué à des endroits précis, associé à des rituels codifiés, cet hommage dispense la société de prendre en compte les deuils individuels dans ce qu’ils ont de plus douloureux. La pierre témoigne mais se révèle le plus souvent impuissante à consoler.

Pendant les années qui suivront, les pèlerinages de guerre feront affluer des milliers de visiteurs à la porte de Menin. Ypres deviendra pour toujours la ville la plus emblématique de la participation britannique à la Première Guerre mondiale. Un garde spécial, assigné au monument, a pour fonction d’aider les familles à trouver le ou les noms qu’elles recherchent. Chaque soir, on y joue The Last Post, l’air militaire traditionnel qu’utilise l’armée britannique pour rendre hommage à ses morts. Cette tradition perdure encore de nos jours. Le tourisme de guerre est toujours très actif à Ypres, avec un musée dédié à la Grande Guerre, des visites guidées de cimetières et la tenue de manifestations régulières ayant trait aux forces britanniques. Mais pendant l’entre-deux guerre, ce tourisme ne concernait que les citoyens britanniques les plus aisés. Paradoxalement, Fabian Ware a échoué sur un des aspects de son œuvre qui lui tenait le plus à cœur. En interdisant les exhumations et les rapatriements de corps pendant la guerre et au lendemain de cette-ci, il avait voulu garantir l’égalité de traitement entre pauvres et riches. Mais quinze ans plus tard, cette égalité est mise à mal. Les classes aisées peuvent régulièrement venir se recueillir sur les tombes de leurs morts tandis que les classes populaires n’ont pas les moyens de le faire. Elles devront souvent se contenter d’une photo de tombe prise par un tiers.

CHAPITRE 10

           

Haines – Saint-Mary

La Commission supervise l’ensemble des cimetières quel que soit leur emplacement. Si les tombes militaires britanniques sont réparties dans une centaine de pays, la France et la Belgique en accueillent toutefois les deux-tiers. Le modèle de référence pour le monde entier est celui choisi pour le front occidental mais certaines différences sont notables d’un pays à l’autre. Les données climatiques, topographiques et sociales obligent à certaines adaptations. En Italie, l’architecte référant est Robert Lorimer. Le gazon est remplacé par des plantes basses qui recouvrent le sol. Fabian Ware est particulièrement satisfait du résultat et considère même que les cimetières italiens de la Commission sont les plus réussis. En Macédoine, par peur d’actes sacrilèges, la croix de Blomfield est remplacée par un cairn surmonté d’une petite croix. Dans cette région, la haine entre chrétiens et musulmans est en effet très active. En Turquie, les problèmes sont particulièrement épineux. Le site de Gallipoli reste un territoire ennemi jusqu’au traité de Lausanne, en 1923. La Commission a pourtant décidé de commencer des travaux avant cette date. Les risques de séisme et de glissements de terrain l’incitent à regrouper les tombes à des endroits sûrs. Les stèles habituelles sont remplacées par des blocs de béton coulés sur place, comme en Macédoine, pour éviter que la population locale, particulièrement pauvre, ne s’empare des matériaux. Soucieuses de rendre hommage à leurs compatriotes tués sur la péninsule, les troupes australiennes et néo-zélandaises encore basées en Égypte se proposent d’aménager ces cimetières. La Commission ne peut envisager meilleure solution. Il est en effet impossible d’employer de la main d’œuvre locale en Turquie. Les familles des victimes ne toléreraient pas que les ennemis participent à l’aménagement des cimetières. Les anciens combattants ne s’y opposeraient probablement pas mais il faut tenir compte de l’opinion publique. Étant donné que les deux-tiers des corps n’ont pas été identifiés, la construction d’un mémorial revêt une signification encore plus grande que sur le front occidental. Comme peu de visiteurs sont attendus à Gallipoli, le mémorial du cap Helles est construit sur une falaise de telle sorte à ce qu’il puisse être vu des navires longeant la côte. L’Australie et la Nouvelle-Zélande s’y associent mais les deux nations érigent également chacune leur propre mémorial.

            Les difficultés rencontrées en Irak, en Palestine, au Soudan, au Kenya, pour ne citer que quelques-uns des pays du Moyen-Orient et de l’Afrique où l’ont aménage des cimetières, sont nombreuses et de nature très différentes. Il faut commencer par localiser les tombes isolées, puis adapter les constructions au terrain, opérer des choix horticoles spécifiques et à tous les stades de l’aménagement faire preuve d’improvisation. Mais la Commission réussit à vaincre les problèmes un à un. Il n’est pas question d’adopter des critères moins exigeants qu’en Europe, même si les conditions de travail pourraient le justifier. Au Japon et en Indochine française, une seule tombe britannique est répertoriée mais la Commission veille à ce qu’elle soit soigneusement entretenue. Dans les pays du sud de l’Afrique, les travaux sont confiés aux autorités locales. La Commission procède par délégation dans de nombreux autres pays. Certains dominions prennent en charge des territoires proches : l’Inde s’occupe d’Aden, le Canada des États-Unis et de la Sibérie, l’Afrique du sud des pays de l’Est africain. Dans un même souci de partage des tâches et de coopération au niveau des prises de décisions, il n’est pas rare qu’un Canadien soit nommé responsable de la France et de la Belgique ou qu’un Néo-Zélandais occupe un poste similaire pour le Moyen-Orient. En Australie et en Nouvelle-Zélande, les gouvernements sont autorisés à étendre les critères d’octroi. Les sépultures militaires sont ainsi également attribuées aux soldats décédés après 1921 suite à leurs blessures de guerre. De 1925 à 1933, le nombre de tombes militaires passe ainsi de 600 à 2700 sur le sol néo-zélandais.

            L’opinion publique britannique est réticente à l’idée que des soldats britanniques soient enterrés en Allemagne mais la Commission refuse tout rapatriement. Elle regroupe les corps de façon à créer des cimetières dont la taille justifie la présence d’un personnel britannique à temps complet. Les stèles sont fabriquées sur place mais avec de la main-d’œuvre britannique. Les croix du sacrifice et les pierres du souvenir proviennent de France. Dans les autres pays européens, les corps diplomatiques et consulaires britanniques veillent à ce que la Commission puisse exercer le maximum de contrôle sur les cimetières. En Union Soviétique, la situation est plus complexe. Le gouvernement de Moscou n’autorise pas la Commission à prendre en charge les tombes britanniques. Il faudra attendre plusieurs années pour que les relations se normalisent entre les deux pays et qu’une coopération soit possible pour l’aménagement et l’entretien des espaces funéraires.

            Ce sera finalement sur le sol britannique que les problèmes seront les plus difficiles à résoudre. Aucune législation ne permet d’autoriser la Commission à ériger des stèles. La faute lui en incombe en partie, car pendant la guerre elle avait encouragé la construction de mémoriaux privés pour satisfaire ceux qui s’opposaient au principe d’égalité appliqué aux cimetières basés à l’étranger. Les dizaines de milliers de mémoriaux érigés en Grande-Bretagne attestent de la ferveur commémorative qui sévit dans le pays. Ce besoin de monuments sur le sol de la patrie, dont la présence contrebalance le travail de la Commission à l’étranger, et d’une certaine façon s’y oppose, atteint son apogée avec l’inauguration du cénotaphe de Whitehall un an après l’Armistice. En juillet 1919, une parade militaire est organisée pour célébrer la signature du traité de paix de Versailles. A cette occasion, Edwyn Lutyens conçoit un cénotaphe de bois et de plâtre, qui n’était pas appelé à durer. Mais le public en décide autrement. Dans un élan spontané, des milliers de femmes viennent déposer des fleurs et des couronnes autour de la structure, qui devient du jour au lendemain le symbole du deuil de toute une nation. Le gouvernement se voit dès lors contraint à pérenniser le cénotaphe. On le reconstruit en pierre de Portland, avec une inauguration solennelle le 11 novembre 1920. Dans la foulée, dans tout le pays, des régiments, des associations de toutes tendances, songent à ériger leurs mémoriaux sur l’ensemble du territoire national. Tout au long des années 20, des dizaines de milliers de cairns, colonnes, croix, tours, arches, fontaines, plaques et jardins commémoratifs voient le jour. Ces monuments et espaces de commémoration auraient-ils été si nombreux s’il y avait eu rapatriement des corps ? Vraisemblablement non. S’ils ne constituent pas une opposition frontale à l’œuvre de la Commission Impériale des Sépultures de Guerre, ils témoignent néanmoins de la volonté populaire, ancrée dans le tissu social et les traditions, de s’approprier de manière moins formelle et plus diversifiée la mémoire des 885 000 combattants britanniques ayant perdu la vie entre 1914 et 1918. Le mémorial situé sur le sol britannique joue le rôle d’une sépulture de substitution. Si la Commission avait établi qu’un combattant ne pouvait être commémoré qu’à un seul endroit, ce principe ne s’applique pas en Grande-Bretagne, où les noms des morts peuvent apparaître plusieurs fois, par exemple sur un monument municipal, au fronton d’une école et sur une plaque apposée dans une usine. Contrairement à ce qui a été fait en France sur les monuments aux morts, le nom des survivants est inscrit à côté de celui des morts.

            En 1923, le personnel travaillant en France et en Belgique s’élève à 2000 hommes. Dès 1925, le principe de centralisation des décisions laisse place à davantage d’autonomie au niveau local. En 1927, 500 cimetières sont achevés, ce qui correspond à 400 000 stèles, cent kilomètres de haies et 270 hectares de pelouse. Un guide des cimetières du front occidental est publié. Commence alors l’époque des inaugurations de mémoriaux : Neuve-Chapelle, Nieuport, Soissons et La Ferté. En août 1930, le même jour et à la même heure, sont inaugurés les mémoriaux à la mémoire des disparus du Touret, de Vis-en-Artois, de Pozières et de Cambrai. Ne reste plus que celui de Thiepval.

            Comme à Ypres, le mémorial de Thiepval remplit la double fonction de commémorer une bataille, en l’occurrence celle de la Somme, et d’honorer les disparus de cette région. 74 000 noms y sont gravés. Commencé en 1928 et terminé en 1932, il est constitué d’un ensemble d’arches reposant sur seize piliers carrés. Avec ses 45 mètres de haut, il s’agit du plus grand mémorial britannique au monde.  Il est inauguré le 31 juillet 1932 en présence du prince de Galles et du président de la République française Albert Lebrun. Le mémorial de Thiepval est en effet officiellement dédié aux armées britannique et française. Il constitue en quelque sorte l’apothéose de plus de dix années de construction de cimetières et de mémoriaux en France et en Belgique. La différence de style avec la Porte de Menin est frappante. Le langage architectural, l’atmosphère générale, le message délivré sur la guerre, tout les oppose. Entre les deux inaugurations, cinq ans se sont écoulés. Le discours sur la guerre a évolué à la fin des années 20. C’est pendant cette période que paraissent les témoignages les plus marquants. Entre 1928 et 1932, Robert Graves, Edmund Blunden et Siegfried Sassoon et quelques autres ont publié, sous forme de semi-fiction ou d’autobiographie, des œuvres majeures sur la guerre. Si la littérature britannique de témoignage a été abondante pendant le conflit et au début des années 20, il a fallu attendre dix ans pour que des récits d’une valeur littéraire incontestable voient le jour. Ces oeuvres ont pour point commun une amertume qu’ont ne trouvait pas avec autant de force dans les mémoires publiés quelques années auparavant. Le monument de Thiepval reflète ce changement de regard sur la guerre. Pourtant Edwyn Lutyens a dessiné les premières esquisses en 1924, anticipant ainsi l’évolution dans la perception de la guerre et la façon de commémorer ses victimes.

            Dans son autobiographie, publiée en 1937, Fabian Ware mentionne à peine le monument de Thiepval. Lors de l’inauguration, en 1932, les commentaires sont peu nombreux. Le monument ne correspond pas aux principes de retenue et de discrétion édictés par la Commission. Sa taille imposante n’est pas seule en cause. Contrairement à la Porte de Menin, où le monument s’efface devant les noms qu’il porte, à Thiepval c’est le monument lui-même qui attire l’attention. Fruit d’un travail complexe sur l’abstraction, ce mémorial peut être considéré comme un chef-d’œuvre d’ambiguïté. Ceci explique pourquoi il n’a pas été  apprécié à l’époque et qu’aujourd’hui beaucoup lui préfèrent des monuments plus classiques. En fait, l’impression qu’il laisse est très différente selon les observateurs. En l’approchant par l’est, l’immense arche centrale s’ouvre sur le ciel picard, puis le monument semble se refermer sur lui-même tandis qu’on le contourne, avant de s’ouvrir à nouveau sur la crête désolée où tant d’hommes sont tombés. L’historien américain Vincent Scully s’enthousiasme sur sa portée symbolique : La grande arche crie… C’est un monstre énorme… la gueule ouverte de la mort. Il n’est que vide, absence de sens, le couple insatiable formé par la guerre et la mort. Il n’y a aucune victoire pour les morts. Tout ce courage qui a été gâché… C’est insupportable. David Crane, auteur d’une étude sur les cimetières et mémoriaux britanniques, fait également l’éloge du monument de Thiepval, dans lequel il voit une expression abstraite de la pitié et de l’horreur de la guerre, du vide et de l’espoir, du triomphe de l’esprit et de l’annihilation de toute humanité.

            Avec la grande arche de Thiepval s’achève la phase de construction de la plus vaste entreprise commémorative de tous les temps. Le mémorial australien de Villers-Bretonneux ne sera inauguré qu’en 1938 mais c’est le seul monument notable à avoir été érigé à une date aussi tardive. De Verdun à la côte normande, de la Marne à la Mer du Nord, le nombre de mémoriaux, monuments aux morts, cimetières, majoritairement français, belges et britanniques, se comptent en milliers et quadrillent avec une densité impressionnante l’ensemble du territoire.

            Maintenant que l’œuvre est terminée, un bilan peut être tiré et des jugements généraux émis sur le travail réalisé. Volontiers emphatique, Kipling estime que l’ensemble des réalisations de la Commission est la plus grande œuvre depuis les pyramides des Pharaons. La comparaison peut paraître audacieuse mais les chiffres la corroborent. Pour le front occidental : 940 cimetières, entourés de 75 kilomètres de murets, abritant un total de 600 000 stèles ancrées dans le sous-sol sur 375 kilomètres de semelle de béton. Avec un sens certain de la formule, Kipling qualifie les cimetières de citadelles du silence, expression qui sera souvent reprise par la suite.

            Rudyard Kipling est présent à toutes les étapes de l’édification de l’œuvre funéraire. Sa notoriété a toujours apporté à Fabian Ware une caution symbolique de poids. Ceci dit, son rôle n’est pas toujours exempt d’ambiguïté. En fait, on peut même considérer qu’une organisation dédiée à l’égalité et la réconciliation ne pouvait pas trouver un porte-parole plus éloigné de ses idées que Kipling, qui s’est toujours distingué par ses haines. Il haïssait les Allemands, les hommes politiques, les curés, les Irlandais, les démocrates, les grévistes… La liste est longue. Mais le chantre de l’impérialisme était indispensable à Fabian Ware. Ils partageaient peu ou prou la même vision, quasi mythologique, de l’Empire britannique. Quand l’auteur du Livre de la Jungle perd son fils unique à la bataille de Loos, il devient plus facile de séparer l’écrivain aux idées nationalistes parfois trop affirmées du père endeuillé. C’est finalement ce dernier qui prendra le dessus aux yeux de public. Les célèbres vers de Kipling – Si on vous demande pourquoi nous sommes morts / Dites simplement que nos pères ont menti – ont souvent été mal interprétés. Celui qui avait célébré la brutalité de la guerre ne se repentait pas en écrivant ces vers. Sa colère s’adressait en fait aux dirigeants qu’il jugeait trop timorés ou à ceux qui s’opposaient à la conscription. Les cimetières de la Commission ne condamnent pas la guerre ni ne remettent en question la juste cause et l’élan patriotique qui a animéles combattants en 1914. Du moins, ne sont-ils pas ouvertement militaristes.

            Après avoir effectué un voyage d’inspection dans le monde entier, Frank Durham, désormais secrétaire de la Société Royale Horticole, déclare à Fabian Ware : « Vous avez créé un nouvel empire à l’intérieur et à l’extérieur de l’Empire britannique, l’empire de la mort silencieuse. » La sobriété des choix architecturaux est pour beaucoup dans la sensation de sérénité qui se dégage de l’oeuvre funéraire. Composée de formes simples et répétitives, l’architecture paysagère est immédiatement reconnaissable. Répondant tous aux mêmes critères rigoureux, conçus et façonnés selon des principes similaires, les cimetières sont toutefois très variés, de par leur taille, leur emplacement ou les choix de végétation. La disposition des stèles n’est pas toujours identique : rangées doubles, tombes réparties sur différents niveaux, en éventail, ou disposées autour des ruines d’un château comme au cimetière de Bedford House, près d’Ypres. Le petit cimetière indien de Neuville-sous-Montreuil, niché sur un coteau verdoyant, est bien différent de celui d’Étaples, lequel impressionne par sa démesure. Pour ce dernier, Fabian Ware avait obtenu que les trains qui le longent ralentissent une minute ou deux pour que les passagers puissent observer les longues rangées de stèles qui s’élèvent avec grâce vers le sommet d’une colline. Pour obtenir l’accord des sociétés françaises de chemin de fer, Fabian Ware avait dû user de toute son influence et de sa détermination. Cette demande en dit long sur le personnage, volontaire, opiniâtre et perfectionniste.

            Parfois, le nom même singularise le cimetière. Sanctuary Wood (bois du sanctuaire), Maple Copse (bosquet d’érables), Le Trou Aid Post (Poste de secours du Trou), Le Cabaret Rouge, Pigeon Ravine, Owl trench (tranchée de la chouette), Carterpillar Valley (vallée de la chenille), Cuckoo passage (Passage du coucou), Rossignol Wood, Nine elms (Neuf ormes), Bleuet Farm et Sucrerie Cemetery évoquent des lieux associés à des circonstances précises de la guerre. Dozinghem et Mendinghem sont par exemple des noms créés pendant le conflit pour désigner des hôpitaux de campagne ou des postes de secours. Le cimetière de Tyne Cot, qui avec ses 11956 tombes est le plus grand cimetière militaire du Commonwealth dans le monde, doit son nom à une grange située à proximité que les soldats avaient baptisée Tyne Cot (Tyne, rivière d’Angleterre ; Cot, abréviation de Cottage). Certaines appellations sont toutefois plus étranges, comme le Quietiste Cemetery (Le Cateau, Nord). Ce nom est associé à Fénelon, évêque de Cambrai, dont la résidence de campagne se situait à proximité. Le célèbre évêque et écrivain français était en effet adepte d’une doctrine mystique appelée le quiétisme. Il est à noter que les troupes britanniques donnaient aussi des noms aux tranchées, aux boyaux de communication et aux différents aménagements du front. Ces noms, parfois teintés d’humour, transformaient les régions du front en un petit territoire britannique hors des frontières de la mère patrie, ce que, ironiquement, feront aussi les cimetières. La déformation des noms de villes et villages était également fréquente, Ploegsteert devenant Plugstreet, Étaples se transformant en Eat-apples. Sur le territoire britannique, certaines familles baptiseront même leur demeure de noms évocateurs du front en l’honneur d’un fils tué au combat, comme par exemple Cambrai et Zonnebeke.

            Un des premiers devoirs de la Commission est d’être au service des familles de défunts. Pendant les mois d’été, les jardiniers travaillent aussi le week-end pour guider les visiteurs. La Commission n’a pas autorité pour faire venir un parent de défunt, mais use de son influence pour inciter le gouvernement à aider les familles, en leur fournissant notamment des passeports, devenus obligatoires depuis la guerre. Des centaines de poteaux indicateurs sont plantés sur le bord des routes et des cartes sont éditées. Mais la principale aide que peut apporter la Commission se fera par l’intermédiaire des registres. Après une dizaine d’années de travail, ceux-ci sont quasiment achevés. A partir de 1925, des impressions sont proposées à la vente. De nombreuses familles en achètent. Ces registres peuvent faire office de mémoriaux en eux-mêmes pour ceux qui ne peuvent pas se permettre le voyage en France ou en Belgique. En 1930, 735 registres, répertoriant près de 800 000 noms, sont à la disposition des visiteurs. Pour les finaliser au plus vite, la Commission avait récemment doublé la récompense de cinq francs accordée aux fermiers et aux nombreux chercheurs de métaux qui exploraient les anciens champs de bataille pour qu’ils signalent les corps retrouvés. Mais à un moment donné il faut arrêter le travail sur les registres, qui pourrait durer indéfiniment. On peut considérer qu’ils sont complets dès 1932, même si plusieurs milliers de corps seront encore découverts sur le seul sol français.

            Sous le portique d’entrée de la plupart des cimetières ou dans l’un des abris, un casier est prévu pour le registre. Celui-ci contient les noms de tous les soldats enterrés dans le cimetière, ainsi que leurs données militaires, la date de leur décès, leur âge et des repères sous forme de lettres et de chiffres indiquant l’endroit où ils sont enterrés. Un plan permet de localiser l’emplacement de chaque tombe. Au début du registre, on trouve également un résumé de l’histoire du cimetière, ainsi que le nombre de soldats qui y sont enterrés et leur nationalité. Les registres peuvent aujourd’hui être consultés sur le site internet de la Commonwealth War Graves Commission.

            Loin d’être de simples listes de noms et de données civiles ou militaires, les registres peuvent s’avérer d’une lecture passionnante. Quand la Commission avait envoyé ses formulaires de vérification aux familles, elle avait pu recueillir des informations qui n’entraient pas dans le cadre de la gravure d’inscriptions sur les stèles. Elle a reporté ces données sur les registres, qui de fait forment un complément aux inscriptions funéraires. Les circonstances de la mort peuvent donner lieu à un récit assez long, avec mise en avant de hauts faits militaires. Dans ce cas, les familles ont le plus souvent retranscrit un extrait de The London Gazette, le journal officiel britannique, qui répertoriait systématiquement les récipiendaires de médailles, croix et citations. Le texte du registre peut également prendre la forme d’une mini-biographie familiale.

            L’absence de tombes sur le sol britannique a renforcé l’importance de l’écrit dans les rituels de deuil. Il a pris différentes formes : épitaphes gravées sur les stèles, entrées d’informations dans les registres, avis de décès et in memoriam publiés dans les journaux à l’occasion de l’anniversaire de la mort, sans oublier les lettres de condoléances. Les in memoriam ont particulièrement concerné les combattants disparus n’ayant pas de sépulture nominative. L’écriture du deuil a ainsi compensé l’impossibilité des rites funéraires habituels. L’ensemble de ces textes courts constitue l’hommage polyphoniques que les proches ont rendu au soldat tué. Il ne faut pas oublier finalement les commentaires laissés dans les livres des visiteurs dès 1919. La Commission ne les a pas conservés, faute d »espace de stockage suffisant dans ses locaux. On peut le regretter, car ces commentaires de proches complèteraient la panoplie des « hommages » en apportant un nouvel éclairage, qui mis en parallèles avec les épitaphes, entrées de registre et in memoriam apporterait un point de vue plus ou moins rétrospectifs, selon la date à laquelle la visite a eu lieu. Si l’on considère que les commentaires actuels faisant état du « gâchis de toutes ces morts », relayés par des propos plus généraux et plus nuancés du genre « plus jamais la guerre » reflètent une vision contemporaine de la guerre, on ne peut exclure la possibilité que de tels propos aient trouvé leur place dans les livres des visiteurs au cours des années 20 dans le but de contrebalancer le choix plus codifié des épitaphes.

            La littérature de témoignage, la poésie des tranchées et les lettres constituent un domaine d’une ampleur inédite. Jamais une guerre n’a généré une production littéraire de cette ampleur. Si cette littérature n’entre pas dans le cadre d’une étude des cimetières, il convient toutefois d’évoquer les livres-hommages, qui font partie du processus de deuil. Pour un nombre non négligeable de combattants morts au combat, en particulier les sous-officiers, la famille a publié, peu de temps après la mort de leur défunt, un livre rassemblant les poèmes que le défunt avait écrits, ses lettres, ainsi que les messages de condoléances reçus au moment de sa mort. Ces ouvrages contenaient également une brève biographie vantant les mérites du disparu. Ce souci d’honorer la mémoire du combattant par l’écrit peut être mis en parallèle avec celui de la Commission. Les informations gravées sur les stèles, les épitaphes et les registres font partie d’un ensemble cohérent d’hommage où l’écrit, à des degrés divers, a la prépondérance.

CHAPITRE 11

           

Mametz – Devonshire

A la fin des années 20, les attributions de la Commission commencent à changer de nature. Il faut désormais entretenir les cimetières. Le travail de maintenance nécessite moins de main d’oeuvre que la construction et l’aménagement des sites, avec pour conséquence obligée la diminution des effectifs. En 1922, plus de 2600 personnes travaillaient pour la Commission, dont la moitié de jardiniers. En 1933, elles ne sont plus que 660, dont 600 en France et en Belgique. Un comité de retour à l’emploi est créé pour persuader les employeurs de faire preuve de patriotisme en engageant les anciens jardiniers et maçons des cimetières militaires. Pour ceux qui sont restés en France, une politique sociale est mise en œuvre. Toute une série d’actions vise à améliorer leurs conditions de vie. On fait venir régulièrement des livres et des journaux de Grande-Bretagne. Le révérend Keymer a la charge de célébrer des messes pour le personnel des cimetières. Chaque mois, il entame un circuit qui le fait passer par Saint-Omer, Arras, Albert, Ypres et Armentières. Nombreux sont ceux qui se marient avec une Française mais l’isolement reste un problème majeur pour beaucoup. En 1930, il n’est pas rare que des employés travaillant dans le même secteur administratif ne se soient pas vus depuis plus de cinq ans. Pour palier à ce déficit de contacts, des clubs sont créés afin de faciliter les rencontres et les activités en commun. Une école est créée à Arras pour les enfants des employés mais elle doit fermer en 1933. Contrairement à la Belgique, où les cimetières sont concentrés sur un territoire restreint, le déploiement des sépultures sur le sol français constitue un frein à bien des actions, éducatives ou autres.

Au début des années 30, la notion de perpétuité est soumise à l’épreuve des faits. A certains endroits, la pierre s’effrite déjà. La hâte avec laquelle certaines constructions ont été réalisées, le choix des matériaux, sur des critères parfois uniquement esthétiques, l’inexpérience, tout cela a abouti à des dégradations plus rapides et plus nombreuses que prévu. Sur la Porte de Menin, des noms commencent à s’effacer et il faut réaliser des tests pour trouver des solutions. Aux yeux de la Commission, un nom effacé ou une stèle endommagée signifie l’oubli d’un soldat, ce qui est intolérable. L’entretien nécessite un budget conséquent mais le ministère des finances renâcle à débloquer des fonds. Une fois de plus, les talents de négociateur de Ware finissent par l’emporter.

            Le nouvel accent porté sur la maintenance nécessite une réorganisation des services. La plupart des bureaux sont déplacés. Le Q.G. administratif basé à Saint-Omer est transféré à Arras, localisation plus centrale par rapport à l’ensemble des cimetières. Les bâtiments temporaires situés à la périphérie de Soissons, Béthune et Albert sont abandonnés pour des sites dans les centres-villes. Une brigade d’intervention spécialisée dans les réparations est créée, avec cinq artisans graveurs et quatre inspecteurs. Mais ceci est insuffisant. Les jardiniers doivent s’occuper des travaux de peinture et d’entretien des stèles. Dès 1925, il est décidé de badigeonner celles-ci avec une solution à base de silicium et de fluorine. C’est la première étape d’un programme de préservation, qui ne sera terminé qu’en 1946 mais qui fera baisser considérablement le nombre de réparations à effectuer par la suite. Le travail sur les plantations s’avère également plus ample que prévu. Chaque année, il faut que les cimetières soient impeccables pour accueillir les visiteurs de l’été, quelles que soient les conditions météorologiques. L’excellence horticole sera toujours une des priorités des équipes travaillant dans les cimetières.

            La Commission a pour charge de s’occuper de chaque tombe, même des plus isolées. Quand un entretien horticole s’avère trop onéreux, on remplace le gazon et les fleurs par du gravier. Il arrive aussi que les autorités locales compétentes soient sollicitées pour ces tombes, notamment l’État-Civil en France et l’association Nos Tombes en Belgique. Dans le monde entier, des personnes extérieures à Commission aident celle-ci pour l’entretien d’un certain nombre de sépultures. Sur le sol britannique, la Légion britannique et des associations féminines viennent en aide aux inspecteurs de la Commission pour les 7000 emplacements concernés. En Italie, en Turquie et en Macédoine, il faut faire face à des tempêtes, des inondations et autres calamités naturelles. Au Moyen-Orient, le manque d’eau est un problème récurrent. En Irak, particulièrement, les architectes peinent à trouver le matériau le plus résistant pour les stèles.

            Dès les années 20, Fabian Ware voyage dans le monde entier, non seulement pour inspecter les travaux mais aussi pour expliquer l’importance du travail de la Commission, aussi bien aux autorités locales qu’aux populations. En Grande-Bretagne, il ne perd jamais une occasion d’attirer l’attention du public sur l’œuvre accomplie et organise notamment des conférences et des expositions de photographies dans tout le pays. Le onze novembre de chaque année, il prononce un discours à la radio. Fabian Ware invite régulièrement des jardiniers à prendre la parole, à la radio ou dans diverses manifestations, considérant qu’ils sont les premiers représentants de la Commission auprès du public. En 1938, un film documentaire est tourné pour montrer à l’ensemble de la population l’ampleur de la tâche qui  a été réalisée.

            L’impact sur le public peut être mesuré grâce aux livres des visiteurs, ou livres d’or, présents dans tous les cimetières. Entre 1927 et 1931, le nombre de visiteurs ne cesse d’augmenter. Les meilleures années, on atteint 140 000 signatures dans les livres d’or. En juillet et août 1928, ceux de la Porte de Menin font état de 23 000 signatures avec commentaires. En 1929, la France accueille deux millions de touristes étrangers. Si le nombre de visiteurs britanniques baisse en 1933, en raison d’une dévaluation de la livre qui n’incite pas les Britanniques à se rendre à l’étranger, il augmente à nouveau régulièrement dans les années qui suivent. En 1939, 160 000 visiteurs ont signé les livres d’or en France et en Belgique. Les commentaires laissés dans ces livres sont unanimes pour louer le travail accompli par la Commission.

            Dans les années 30, l’équipe de la Commission reçoit les honneurs de la nation. Fabian Ware est fait chevalier et son travail officiellement loué de toutes parts. Mais les principaux collaborateurs du début disparaissent petit à petit. Kipling, qui était conseiller littéraire, s’éteint en 1936. Edmund Blunden lui succède. Le choix ne peut être plus judicieux. Auteur d’un des meilleurs témoignages sur la guerre, Undertones of War (1928), Blunden fait partie de ces écrivains-combattants qui ne cesseront jamais de revenir dans leurs écrits sur le traumatisme de la Grande Guerre. En cela, il est emblématique d’une mémoire dont la force ne diminue pas avec les années et s’inscrit parfaitement dans la philosophie de la Commission. Les choses changent également au sommet de la Commission, tout comme sur le terrain. Si les jardiniers bénéficient de la sécurité de l’emploi et d’avantages sociaux, la dévaluation de la livre et d’autres facteurs aboutissent à une baisse du niveau de vie. Un syndicat se crée à l’initiative de Jim Hal, un des nombreux jardiniers travaillant en France. La première réunion du syndicat a lieu à Lille en février 1937. La Commission accepte certaines revendications mais pour ce qui y est de l’augmentation des salaires elle a les mains liées par le Trésor public. La seule solution est de réaliser des économies. L’introduction de tondeuses en 1926 pour les grands cimetières avait déjà fait baisser les coûts de main d’œuvre. Dorénavant, les économies supplémentaires ne peuvent se faire qu’au détriment de la qualité du travail, chose inenvisageable pour Fabian Ware. Pour résoudre le problème, il demande à ce qu’une commission d’enquête évalue les coûts et réfléchisse aux économies possibles. Ses conclusions sont favorables à la Commission. Mais le Trésor public refuse d’augmenter le budget pour les cimetières. Il est donc décidé de remplacer les jardiniers démissionnaires, retraités ou décédés, par une main d’œuvre locale saisonnière moins chère. Mais la Seconde Guerre mondiale ne permettra pas l’application de ce programme.

            Fabian Ware a toujours été soucieux de collaborer avec les pays européens, non seulement pour garantir la préservation des cimetières et mémoriaux mais aussi dans le but d’établir des relations cordiales s’inscrivant dans la continuité symbolique de son œuvre. Il est persuadé que des structures telles que le Comité Mixte Anglo-Français peuvent avoir une influence bénéfique sur les relations internationales. Quand en 1936 le général Ugo Cei est nommé responsable des sépultures militaires situées sur le sol italien et ignore de ce fait le Comité Mixte Anglo-Italien, Chettle et Ware se rendent à Rome et réussissent à rétablir le comité sur la base d’une coopération amicale et bienveillante. Une réunion du comité est organisée en Grande-Bretagne en octobre 1937. Les délégués présents réaffirment que des réunions régulières ne peuvent que contribuer au rapprochement et à la bonne entente entre les peuples britannique et italien.

            Fabian Ware tisse également des liens avec l’Allemagne. La Commission avait toujours estimé que les tombes allemandes présentes dans les cimetières britanniques devaient recevoir le même traitement que les autres. Mais il faut attendre novembre 1935 pour qu’un accord anglo-germano-français sur les sépultures de guerre soit signé à Berlin. Il confirme que la Grande-Bretagne est autorisée à s’occuper de ses tombes militaires en Allemagne et permet aux Allemands d’acquérir du terrain en Grande-Bretagne pour des cimetières militaires allemands. Suite à l’accord, un comité est créé avec six Britanniques, six Allemands et deux Français. Fabian Ware avait réussi à persuader les Français d’y participer, ce qui n’était pas loin d’être un exploit. La porte est désormais ouverte pour la création d’un accord similaire incluant la Belgique. Ce premier comité mixte avec un ancien pays ennemi a aussi valeur d’exemple pour la création d’autres comités avec d’ex-ennemis. Le comité anglo-germano-français tient sa première réunion à Londres en juin 1936. L’atmosphère est quelque peu tendue, le général français Guillaumat et son homologue allemand acceptant tous deux de déposer une gerbe au cénotaphe de Whitehall mais à des moments différents. Quoi qu’il en soit, l’événement s’inscrit dans un climat que l’on peut qualifier de pacifique. Convaincu de son importance politique, Fabian Ware en fait la publicité. Disposant de soutiens importants dans la presse, il entend peser sur les relations internationales. Se rappelant les paroles de George V au cimetière de Terlincthun en 1922  – Nous voulons croire que l’existence de ces mémoriaux contribuera un jour à l’union de tous les peuples en leur montrant la voie de la raison – , il estime que la Commission Impériale des Sépultures de Guerre peut rapprocher la France, l’Allemagne et les nations de l’empire britannique. Mais la situation internationale contredit cet espoir. Invité à la conférence nationale du V.D.K. (Volksbund Deutsche Kriegsgraberfursorge) à Cologne, il réitère son propos, dont la presse se fait largement l’écho. Mais en définitive, les Allemands ne voient dans l’évocation des cimetières que prétexte à  exalter un héroïsme associé à un désir de vengeance. En 1938, Fabian Ware redouble d’efforts, prend à nouveau la parole en Allemagne et dépose une gerbe sur la tombe du soldat inconnu allemand. Si rétrospectivement, on peut estimer que l’action politique de Fabian Ware était vouée à l’échec, il ne faut pas pour autant lui refuser un certain impact. Les comités internationaux ayant pour objet la gestion des sépultures militaires ont eu le mérite de multiplier les contacts entre nations. La commémoration conjointe des morts est la seule chose qui peut rapprocher les peuples et favoriser l’amitié entre toutes les nations, ne cesse d’affirmer Fabian Ware, persuadé que la guerre peut encore être évitée. En 1939, il entre en contact avec l’U.R.S.S. pour la création d’un comité anglo-russe. Des négociations sont entamées mais prennent fin au moment de la signature du pacte de non-agression entre Hitler et Staline.

            Le but de Fabian Ware est d’utiliser la Commission comme une sorte de S.D.N. bis qui favoriserait l’entente entre les nations. Si le culte funéraire peut renforcer une identité collective aux niveaux local et national, le même phénomène est-il possible à l’échelon international ? Fabian Ware en est persuadé. Dès 1930, il déclarait lors d’une allocution radiophonique : Il existe dans la Ligue des Morts une force basée sur des réalités et des finalités qu’aucune union de vivants ne peut égaler ni en foi ni en courage.  Quelques années plus tard, il réitère son propos : Le véritable héritage commun de la guerre – les morts – rassemble les peuples comme rien d’autre ne peut le faire… et sans esprit de rivalité militaire… Ce témoignage physique du prix de la guerre rappelle avec force les conséquences funestes des conditions politiques qui prévalaient avant 1914.

Fabian Ware ne voit pas, ou ne veut pas voir, que les nazis utilisent les cérémonies autour des mémoriaux et cimetières pour glorifier des sentiments nationaux. Son discours de réconciliation par le biais des morts de 14-18 ne semble être entendu que par une minorité. Dans l’esprit de beaucoup, un mort allié et un mort ennemi ne se valent pas. Pour la Grande-Bretagne, il est peut-être plus facile, pour de multiples raisons, dont l’absence d’occupation ennemie et de destructions sur son sol, de pardonner à l’ancien ennemi. En France et en Belgique, le pardon est plus difficile.

Même au sein des nations autonomes de l’Empire, la commémoration des morts de la Grande Guerre ne se fait pas toujours dans un esprit d’unité. Des dissensions apparaissent dans des pays comme l’Australie et l’Irlande. Si la mémoire collective et les représentations habituelles des récits nationaux font de Gallipoli une sorte de terre sacrée où se serait symboliquement fondée la notion de nation australienne, la réalité est plus complexe. En fait, le pays est resté divisé entre ceux qui se sont portés volontaires et ceux qui ont décidé de rester au pays. Pendant la guerre, deux plébiscites sur la conscription se sont soldés par une courte victoire du non. Ces lignes de fracture se retrouvent par la suite dans les politiques de commémoration des soldats tués en Europe. En Irlande, la division est nettement plus prononcée, mais pour des raisons historiques très différentes. En 1914, le gouvernement britannique a promis aux nationalistes d’envisager une certaine forme d’autonomie pour l’île. Mais la guerre porte un coup d’arrêt aux perspectives de négociation. Les deux camps, républicain et loyaliste, s’engagent aux côtés de la Grande-Bretagne. Les premiers pour montrer leur bonne volonté vis-à-vis de Londres, les seconds par fidélité naturelle. Mais en avril 1916, l’insurrection de Dublin, connue sous le nom des Pâques Sanglantes, voit les nationalistes essayer d’imposer l’indépendance de l’Irlande par un coup de force. S’ensuivent deux ans plus tard la guerre d’indépendance et la guerre civile, qui laisseront des marques profondes dans le pays, aussi bien dans la nouvelle République qu’en Ulster. Pendant plusieurs décennies la mémoire de la Grande Guerre sera célébrée de façon très différente au Nord et au Sud. Pour les républicains, 1916 est l’année de l’insurrection de Pâques, pour les loyalistes l’année de la Somme. Il faut attendre les années 1990 pour qu’une mémoire plus ou moins unifiée du conflit voie le jour. Le 11 novembre 1998 est inauguré à Messine, en Belgique, le Parc de Paix de l’Île d’Irlande, dominé par une réplique de tour ronde irlandaise, en présence de la présidente irlandaise Mary McAleese, de la reine Elizabeth II et du roi des Belges, Albert II. Ce mémorial unique en son genre est dédié à tous les Irlandais, quelles que soient leur appartenance politique ou leur religion.

Mais Fabian Ware ne prête attention ni aux attitudes ambiguës des anciens ennemis ni aux dissensions qui agitent les communautés anglo-saxonnes. S’il y a naïveté de sa part, celle-ci a toutefois fière allure et part d’une évidence qu’il serait condamnable de ne pas revendiquer haut et fort : la plupart de ces soldats ont à un moment donné combattu avec l’idée que cette guerre serait celle qui mettrait fin à toutes les guerres. L’expression La der des ders n’est pas qu’une image d’Épinal associée à la Grande Guerre, que l’avenir invalidera, c’est aussi un espoir, un rêve, une utopie qui traverse les époques et dont la portée ne doit jamais perdre de sa force. Le célèbre discours qu’a prononcé George V au cimetière de Terlincthun à Boulogne en 1922 est resté dans toutes les mémoires. Le pouvoir curatif des morts doit rester intact. La phrase d’Albert Schweitzer est également passée à la postérité. Les cimetières militaires sont les plus grands prédicateurs de la paix et leur importance ne fera que grandir, a-t-il écrit dans Stimme und Weg. La première partie de cette citation est d’ailleurs inscrite à l’entrée de la nécropole allemande d’Andilly (Meurthe-et-Moselle). Qu’ils soient britanniques, français ou allemands, les cimetières militaires ne peuvent que susciter un désir de paix, au-delà des réalités politiques du moment.

Parmi les survivants, nombreux sont ceux qui se sont tournés vers le pacifisme. De Siegfried Sassoon, à Max Plowman, en passant par Vera Brittain, ou Jean Giono en France, la liste est longue de ceux qui ont milité pour la cause pacifiste. En Grande-Bretagne, la Peace Pledge Union, dirigée par le charismatique révérend Dick Sheppard, est un mouvement pacifiste qui rencontre un large succès. Si Fabian Ware ne peut adhérer officiellement à ces vues, il ne considère pas moins que les cimetières et les mémoriaux témoignent d’une volonté de pacification dont le monde a un besoin urgent à la fin des années 30.

                                                           CHAPITRE 12

            Quand la menace de guerre devient imminente, le quartier général de la Commission est transféré d’Arras à Wimereux, sur la côte. La gestion des cimetières situés en Allemagne se fera désormais depuis Londres, les employés de la Commission étant invités à quitter le sol allemand, mais il n’est pas question de suspendre l’entretien des cimetières français. Fabian Ware réintègre le War Office en tant que directeur de l’enregistrement et des enquêtes sur les sépultures tout en restant à la tête de la Commission. Le nouveau directoire s’occupe de l’achat de terrains en France pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale. La Commission décide de conserver le même style de stèle et d’obéir aux mêmes principes que ceux élaborés entre 1917 et 1920.

            En mai 1940, un programme d’évacuation est mis en place pour les familles des jardiniers mais les jardiniers eux-mêmes en sont exclus, sauf si le maire de la commune les oblige à partir dans le cadre d’un programme d’évacuation civile. Mais pendant l’exode, quelques semaines plus tard, de nombreux jardiniers ne suivront pas la consigne et tenteront de regagner la Grande-Bretagne. Sur les 540 employés de la Commission, un peu plus de 200 n’atteindront pas la Grande-Bretagne. 160 d’entre eux seront faits prisonniers. 36 seront laissés libres, principalement des Irlandais, ceux-ci étant considérés comme neutres, et onze seront tués.

            Pendant l’occupation, les cimetières britanniques sont respectés par les forces allemandes. De son côté, la Commission s’occupe des quelques cimetières allemands basés en Grande-Bretagne. En Belgique, l’association Nos Tombes et la Croix-Rouge s’occupent de l’entretien des tombes. En France, le gouvernement de Vichy donne l’ordre aux communes d’apporter autant de soins aux tombes militaires françaises que britanniques.

            Dès le printemps 1945, des jardiniers reviennent en France et en Belgique. A la fin de l’année, ils seront 245. Nombre d’entre eux sont impatients de retrouver leurs familles françaises et leurs amis. Comparée à la Première, la Seconde Guerre mondiale a entraîné moins de victimes militaires sur le front occidental. Le nombre de disparus est également nettement inférieur. Si les cimetières n’ont subi que peu de dégâts, les travaux à effectuer pour qu’ils retrouvent leur aspect d’avant guerre sont tout de même nombreux. La principale difficulté est l’état d’abandon des pelouses et plantations. Comme au début des années 20, il faut créer des équipes ambulantes. Plusieurs années seront nécessaires pour retrouver l’excellence horticole d’avant guerre. A ces problèmes s’ajoute celui du vieillissement des jardiniers, lesquels subissent les pénuries de nourriture et de biens de première nécessité propres à l’après-guerre. La hausse des prix n’arrange rien. Beaucoup se plaignent de ne plus pouvoir vivre décemment de leur salaire. De difficiles négociations salariales sont entamées. Mais le Trésor public n’envisage aucun effort financier supplémentaire pour la Commission. En ce lendemain de guerre, l’intérêt national implique des contraintes budgétaires drastiques.

Âgé, souffrant de phlébite, Fabian Ware quitte son poste et meurt en 1949. De sa vie privée, on ne sait presque rien. Marié, père de deux enfants, il faisait partie du conseil pour la préservation de l’Angleterre rurale et du conseil de communauté rural du Gloucestershire. A un journaliste venu l’interroger au début des années 50, son épouse répond : sa vie entière est dans son œuvre. C’est bien l’image qu’il convient de retenir de lui : une vie dédiée à une œuvre ample, inscrite dans les paysages du monde entier, à la fois discrète et audacieuse. Peu se doutent que cette œuvre architecturale et paysagère a trouvé son style et son unité dans la vision d’un seul individu, qui par la médiation et l’obstination a réussi là où d’autres pays se sont contentés d’un travail collectif plus impersonnel. Fabian Ware est enterré à Amberley, dans le Gloucestershire. La stèle qui orne sa sépulture est identique aux centaines de milliers sous lesquelles reposent les combattants britanniques de la Grande Guerre dans les cimetières français et belges. La Commission des Sépultures de Guerre du Commonwealth se charge aujourd’hui de son entretien.

La succession d’un homme de cette envergure n’est pas aisée. L’époque a changé et les schémas de prise de décision ont évolué. Sous impulsion de Higginson, le nouveau directeur, l’accent sera désormais mis sur le partage des responsabilités. Mais les principes sur lesquels a été fondée la Commission ne sont pas pour autant remis en cause.

Il faut produire 350 000 nouvelles stèles pour les soldats tombés pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour des raisons économiques, seul un achat centralisé est envisageable. Mais les entreprises souffrent d’une pénurie de main d’œuvre. La gravure des stèles se fera sur plusieurs années. Les pantographes qui avaient permis vingt ans auparavant d’accélérer la cadence de production ont été vendus. Un exemplaire est toutefois retrouvé et adapté à la production de masse. Équipée d’un burin à grande vitesse, la machine peut graver quatre stèles par jour. Un premier atelier ouvre en 1947, puis un second en 1950. A cette époque, le rythme de production est de 600 stèles par semaine. En 1956, 90% des besoins ont été couverts. Comme la Normandie a la priorité, un nouveau centre administratif est créé à Bayeux.

Les 559 nouveaux cimetières et 36 mémoriaux consacrés aux morts de la Seconde Guerre mondiale sont terminés en 1961. La tâche a été particulièrement difficile sur le sol britannique, où il a fallu aménager 170 000 tombes dans 13 000 lieux différents. Les sépultures de la Grande Guerre situées sur le sol britannique n’ont jamais reçu le même soin que celles situées à l’étranger. La Commission essaie de changer cet état de fait mais la dispersion des lieux ne facilite pas la tâche.

Avant même leur achèvement, les cimetières situés en France attirent un grand nombre de visiteurs. La Légion britannique, la R.A.F. et d’autres associations aident financièrement ceux qui souhaitent se rendre sur les tombes des soldats. Le gouvernement offre le prix du passage vers le continent. Sur le sol britannique, l’accent est mis sur les inaugurations, dans la continuité de la politique de Fabian Ware. Les cérémonies se veulent grandioses, avec la présence de membres de la famille royale. La Commission est soucieuse que son œuvre reçoive la publicité qu’elle mérite. Son travail concerne l’ensemble de la nation et à ce titre doit être connu du plus grand nombre.

Après 1945, le nombre de pays hors Commonwealth abritant des tombes de soldats britanniques augmente. Il faut étendre et actualiser le système des accords et partenariats. Le processus de décolonisation et d’indépendance dans le tiers-monde génère parfois une instabilité qui entrave le travail de la Commission. En Inde et au Pakistan, il est par exemple impossible de séparer les morts selon leur religion. Ils s’étaient battus dans le cadre d’une Inde unifiée mais la Partition de 1947 change la donne. La seule solution est de dupliquer les tableaux d’honneur à New Dehli et Karachi. Si la Commission laisse parfois les bureaux locaux prendre des décisions d’ordre pratique, le principe de centralisation reste la norme. Il permet aux employés locaux de ne pas douter de la politique à mener et favorise une standardisation associée à un niveau de qualité élevé. Le fait que chaque cimetière décline le même thème architectural et horticole, sans pour autant gommer les particularités locales, garantit le principe d’égalité cher à la Commission créée par Fabian Ware. Dans l’idéal, il n’y a pas de différence de traitement entre un cimetière situé en France et un petit groupe de tombes isolées perdu dans une région désertique d’Afrique.

A la fin des années 40, les relations avec le Trésor public s’améliorent. Sous l’administration de Fabian Ware, elles avaient toujours été tendues, avec de part et d’autre beaucoup de suspicion. Pour contrer les décisions du Trésor public ou obtenir plus d’argent, Ware n’hésitait pas à convoquer la presse pour alerter l’opinion publique. Il jouait de ses influences et utilisait les dominions pour parvenir à ses fins. La nouvelle administration préfère des relations plus apaisées et y gagne souvent en liberté d’action.

Dans les années 50 et 60, la mécanisation change les méthodes de travail. L’arrivée de petites fourgonnettes permet au personnel de se rendre plus facilement d’un cimetière à l’autre. C’est en quelque sorte un retour aux équipes mobiles des années 20. Mais un certain nombre de jardiniers âgés rechignent à changer leur façon de travailler. Il leur est difficile de renoncer au lien étroit qui les unit à leur cimetière. A chaque fois que la chose a été possible, la Commission les a laissés en place jusqu’à leur retraite sans les obliger à rejoindre une équipe itinérante. Grâce à la motorisation, il a été possible de supprimer 80 jardiniers en France et en Belgique.

Les fils de jardiniers sont encouragés à reprendre le poste de leurs pères. Ces garçons, qui pour la plupart parlent français ou flamand, suivent une formation horticole à Kew et servent trois ans sous le drapeau britannique pour améliorer leur connaissance de la langue anglaise et assurer la continuité du lien militaire entre les tombes et ceux qui s’en occupent. A la fin des années 60, plus de cinquante fils et petits-fils de jardiniers travaillent dans les cimetières militaires. Toutefois, la main d’œuvre locale, française ou belge, est de plus en plus sollicitée. Elle coûte moins cher car il ne faut pas lui verser de primes d’expatriation. Le territoire est divisé en secteurs. A titre d’exemple, celui d’Armentières s’occupe de 40 cimetières et des tombes réparties dans les cimetières communaux français, soit 20 000 sépultures sur plus de huit hectares. Le groupe est composé d’une dizaine de jardiniers, aussi bien britanniques que français.

De nombreuses nations ont été influencées par le travail de la Commission. Mais la sérénité qui se dégage d’un cimetière militaire britannique et l’équilibre subtil entre l’égalité de traitement et le respect de l’individualité, si caractéristique des Britanniques, ne se retrouve nulle part ailleurs. Cette identité culturelle forte, inscrite dans l’architecture paysagère, crée un particularisme immédiatement identifiable. Généralement, les Russes ont opté pour d’immenses mémoriaux sans noms. A Naples, les Français ont regroupé les tombes en fonction de la religion. L’atmosphère des cimetières allemands est souvent austère, avec des cyprès et des regroupements de croix basses. Les Américains se sont largement inspirés de l’exemple britannique mais leurs cimetières n’ont toutefois pas la sobriété et le cachet particulier de ceux de la Commission des Sépultures de Guerre du Commonwealth. Ils ont opté pour de vastes regroupements, à l’image des nécropoles françaises. Le cimetière de Meuse-Argonne, avec ses 14 200 sépultures, est la plus grande nécropole américaine d’Europe. Cette politique de regroupement en vastes unités a deux raisons. La première est la longue tradition des parcs-cimetières propre aux États-Unis, laquelle a eu une influence majeure sur l’ensemble des cimetières militaires de la Grande Guerre, toutes nations confondues. La seconde est la volonté de compenser la faiblesse relative des pertes, due à l’entrée tardive du pays dans la guerre, par un effet de nombre. L’inverse du modèle choisi par les Britanniques, qui ont préféré la dissémination extrême dans le paysage, au plus près des lieux de combat.

La Grande Guerre a aujourd’hui plus de cent ans et les cimetières britanniques ont conservé leur aspect initial. Les stèles blanches, le gazon régulièrement tondu à 2,5 cm de hauteur et les impeccables massifs floraux continuent de témoigner du prix payé en termes de vies humaines par la Grande-Bretagne et l’Empire britannique au cours de la Première Guerre mondiale. Leur histoire n’est pas figée. Les livres des visiteurs rendent compte d’une fréquentation régulière. La rédaction d’un commentaire n’est cependant pas la seule façon de laisser une trace : il n’est pas rare de trouver au pied d’une stèle, un petit bouquet, une croix de papier ou une photo laissés par les descendants d’un soldat, actions interdites dans les cimetières militaires français, suite à un arrêté de janvier 1979.

Régulièrement, des corps retrouvés dans un champ, parfois identifiés, rejoignent ceux qui reposent en ces lieux depuis un siècle. En 2002, une cérémonie de ré-inhumation particulièrement émouvante a eu lieu au cimetière du Point-du-Jour d’Athies. Retrouvée à l’occasion de fouilles archéologiques préventives, la dépouille d’Archibald Mac Millan, des Royal Scots, a pu être identifiée et sa famille contactée. Son fils, né en 1916, a assisté à la cérémonie. Lors de ces fouilles, une tombe commune regroupant vingt corps a été mise à jour. La disposition des corps a frappé les archéologues : avant-bras pliés, mains jointives, le coude droit de chaque soldat recouvrant le coude gauche de son voisin de droite. Comme l’inhumation a été faite en première ligne, pendant une offensive, il est certain que les corps ont été enterrés par les camarades du régiment. Ceux-ci n’auraient pas pris un tel risque pour des inconnus. Cette volonté de donner une sépulture digne aux leurs, en dépit du danger, prouve mieux qu’aucun discours ce qu’a pu être la camaraderie au front. Les hommes de ce régiment provenaient pour la plupart d’une même localité : Grimsby. On a observé sur les crânes de trois d’entre eux une suture identique, ce qui laisse à penser qu’ils étaient parents. L’archéologie de la Première Guerre mondiale est une discipline récente qui permet d’une part d’enrichir les connaissances historiques sur la Grande Guerre et d’autre part d’identifier les corps retrouvés dans les profondeurs de la terre, ou si ceci n’est pas possible, de déterminer les circonstances de la mort.

Fait plus rare, un nouveau cimetière peut également voir le jour, comme ce fut le cas à Fromelles, commune située à seize kilomètres de Lille, en 2010. La découverte de 250 soldats australiens et britanniques enterrés dans des fosses communes en 1916 a entraîné la création d’un nouveau cimetière avec ré-inhumations individuelles. Quasiment chaque année, on procède à de nouvelles inhumations ou identifications. En avril 2013, neuf Britanniques, morts à Bullecourt, dont deux ont pu être identifiés, ont été inhumés au cimetière d’Écoust-Saint-Mein. Au cours de l’été 2013, cinq soldats britanniques ont également été inhumés aux cimetières de Vendresse (02), Villers-Plouich (59) et Cuinchy (62). En octobre 2014, c’est à Bois-Grenier (59) qu’ont été enterrés quinze combattants qui jusqu’à présent étaient commémorés sur le mémorial de Ploegsteert.  A chacune des inhumations étaient présents des membres des régiments concernés, un attaché de l’ambassade britannique à Paris et un officier de liaison de la Défense française. Dans le cas où un corps est identifié, des membres de la famille sont contactés et invités à la cérémonie. La Commission des Sépultures de Guerre du Commonwealth recourt désormais aux tests ADN pour comparer les profils d’un corps retrouvé avec ceux des descendants.

Les sites britanniques dédiés à la Grande Guerre, et plus particulièrement aux sépultures de soldats, constituent des outils permettant d’avoir une idée de l’ampleur et de la diversité des cimetières et mémoriaux britanniques. Celui de la Commonwealth War Graves Commission permet de consulter les plans de chaque cimetière, avec la liste des combattants qui y sont enterrés.

CONCLUSION

Les commentaires laissés par les visiteurs dans les Visitors’ books prouvent amplement que l’oeuvre de Fabian Ware et de la Commission est appréciée à sa juste valeur. S’ils sont souvent laconiques, ils n’en disent pas moins avec force que ces cimetières continuent d’engager l’avenir. Leur simplicité et le message d’espoir qu’ils délivrent dépassent les considérations purement historiques. Les Plus jamais la guerre et autres appels à la paix répètent inlassablement un espoir que partageaient ceux qui sont tombés au cours de la Première Guerre mondiale. Si le temps des controverses sur la manière d’honorer les soldats tués à la guerre est révolu et si les louanges sur le travail d’entretien réalisé quotidiennement par la Commission sont unanimes, les impressions que produisent les cimetières restent toutefois multiples. Le consensus en la matière n’est pas possible. L’historien Modris Ekstein n’hésite pas à les juger indiciblement tristes. Il estime que les visiteurs actuels les trouveront forcément d’une beauté extraordinaire mais que celle-ci est sans rapport avec l’horreur vécue, même si quelques-uns seront peut-être capables de la lier à la cause qui les a engendrés. Luc Capdevila et Danièle Voldman, auteurs de Nos morts – Les sociétés occidentales face aux tués de la guerre (XIXe-XXe siècles), parlent de la solitude glacée qui flotte sur les alignements de tombes.

 Les cimetières militaires ne sont pas officiellement considérés comme des monuments historiques. Ils ne rentrent pas non plus dans le cadre de la loi de protection des sites. Mais ce flou juridique ne les menace pas pour autant. Quand en 2002, le gouvernement français avait étudié la possibilité de construire un grand aéroport dans la Somme, ce qui nécessitait le déplacement de huit cimetières, aussi bien britanniques que français, la réaction de la Grande-Bretagne, de l’Australie et du Canada avait été si vive que le projet avait été immédiatement abandonné. L’attachement symbolique des pays anglo-saxons à ces parcelles de territoire français où reposent leurs compatriotes est d’une force qui ne s’estompe pas avec le temps. Dans les années 90, la D.D.E. du Pas-de-Calais, soucieuse de préserver ce patrimoine historique unique en son genre, a établi le principe d’un périmètre autour des cimetières britanniques à l’intérieur duquel tout projet immobilier ou nouvelle infrastructure routière est impossible.

Une autre menace existe cependant. S’ils restent exceptionnels, les actes de profanation n’en sont pas moins une réalité devenue inquiétante depuis quelques années. En 1996, plus de cent stèles sont renversées et brisées aux cimetières de Vieux-Berquin, Tilloy-les-Mofflaines et Feuchy. En mars 2003, le cimetière d’Étaples subit d’importantes dégradations, qui soulèvent une vague d’indignation en Grande-Bretagne. En juin 2010, des inscriptions nazies souillent des tombes du cimetière de Loos-en-Gohelle. En mars 2012, le cimetière de Benghazi, en Lybie, est saccagé. A chaque fois, les États et la population sont unanimes pour condamner ce genre d’action. Les tags de caractère non idéologique apparaissent également de temps à autre. En janvier 2011, le cimetière de Savy, dans l’Aisne, est dégradé suite à une partie de paint-ball. Les nécropoles françaises rencontrent le même problème. Les tombes musulmanes de Notre-Dame de Lorette, dans le Pas-de-Calais, ont été plusieurs fois profanées. Ces actes restent cependant isolés et ne remettent pas en question le principe de libre accès aux cimetières.

Le siège français de la Commission des Sépultures de Guerre du Commonwealth, situé à Beaurains, près d’Arras, emploie 430 personnes. Chaque année, plus de 5000 stèles restaurées partent de France à destination de 150 pays. Il faut savoir que les stèles ont une durée de vie limitée : une trentaine d’années. Le travail de maintenance des cimetières est une lutte quotidienne pour que les soldats britanniques reposant en terre étrangère continuent de bénéficier de la même attention qu’au début des années 20.

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Myth and monument – Memory of the Great War in Great-Britain and Germany, Jonathan Harwell, thèse

Memorial Text Narratives in Britain 1890-1930, Sonia Letitia Batten, thèse universitaire, 2011

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A passionate prodigality, Guy Chapman  1933

Complete Memoirs of George Sherston (3 volumes) Siegfried Sassoon (premier volume traduit en français : Mémoires d’un chasseur de renards, Ed. Phébus, 1995)

Autres mémoires, romans et poèmes de combattants britanniques : Wilfred Owen, Isaac Rosenberg, Ford Madox Ford, Patrick McGill, Henry Williamson, John Lucy, Richard Aldington, Frederic Manning, Edwin Campion Vaughan, etc.

Guides Michelin des champs de bataille – Ypres, 1919

Presse locale : Voix du Nord, Indicateur des Flandres

http://hansard.millbanksystems.com/index.html (Compte-rendu des débats du parlement britannique)

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Témoins (1929, réédition de 1993), Jean-Norton Cru, Presses Universitaires de Nancy

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Quand les morts divisent les vivants, Josiane Massard-Vincent, essai

TOMMIES 14-18

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