La poésie des tranchées

Rupert Brooke

Nombreux sont les auteurs britanniques qui ont choisi la forme poétique pour écrire sur la guerre. Kipling, Yeats, D.H. Lawrence, Hardy, presque tous les grands noms de la littérature britannique ont composé un ou plusieurs poèmes sur le conflit. Mais c’est parmi les jeunes poètes-combattants qu’il faut chercher les oeuvres les plus originales. Ils ont essayé, par le biais de la poésie, de rendre compte de la réalité inédite et sanglante de la guerre. Si l’ensemble de leur production n’a pas abouti à un renouvellement des formes poétiques et si certains de leurs poèmes possèdent d’évidentes maladresses, il se dégage néanmoins de leurs oeuvres une sensibilité spécifique dont la force dépasse largement le contexte historique qui les a fait naître.

   Pour les conflits antérieurs, la « poésie de guerre » était le fait d’auteurs qui ne combattaient pas et exaltaient les vertus guerrières et patriotiques sans avoir connu dans leur chair la réalité des combats. Mais tout a changé en 1914, avec la présence massive au front d’une génération qui avait bénéficié d’une éducation où la littérature faisait l’objet d’un véritable culte. Nombreux étaient les soldats britanniques de la Première Guerre mondiale qui avaient une anthologie de poésie dans leur barda. Face à l’horreur de la guerre et à l’incompréhension de l’arrière, la lecture de poèmes offrait une évasion et un repère nécessaires dans un monde devenu barbare.

  De la lecture à l’écriture, beaucoup ont franchi le pas. La bibliographie de Catherine Reilly, publiée en 1978, dénombre plus de 2000 poètes, en incluant les civils. Si on retire ces derniers pour ne prendre en compte que les combattants et le personnel soignant, le chiffre reste élevé et atteste d’un phénomène d’une ampleur surprenante. Les raisons qui ont poussé tant de combattants à s’exprimer en vers sont de différents ordres. Dans des conditions extrêmes où le temps imparti à l’écriture est forcément réduit, la forme courte est naturellement privilégiée. Le poème peut être écrit en un temps limité et surtout aboutir à une forme ne nécessitant pas obligatoirement d’être insérée dans un ensemble plus long. La prose, sous la forme essentiellement de journaux de bord, exige une certaine longueur. Cette raison pragmatique de la préférence poétique peut paraître anecdotique mais on ne saurait trop insister sur son importance dans le contexte de la guerre. On peut supposer que la grande majorité des auteurs occasionnels – ceux ayant écrit quelques poèmes isolés, qui ne seront jamais regroupés en recueil – n’auraient pas laissé de trace littéraire, mis à part leurs lettres, s’ils n’avaient pas fait le choix de la poésie. De plus, la publication dans un journal ou une revue pouvait se faire rapidement. Les quelques sonnets écrits par Rupert Brooke, associés à sa mort précoce, ont créé instantanément le mythe dès le printemps 1915. Quand le docteur canadien John McRae a écrit Dans les champs de Flandre, il ne se doutait pas que son poème deviendrait connu du monde entier en quelques mois. Julian Grenfell et Noel Hodgson, respectivement tués en mai 1915 et juillet 1916, connaîtront une gloire posthume de poète des tranchées sur la base d’un seul poème. La perspective d’une reconnaissance littéraire rapide  ne peut pas être négligée. Dans un univers sordide, où la mort est une éventualité qui se mesure parfois en heures, l’idée d’une renommée posthume autre que militaire peut s’avérer rassurante, avec à la clé une ironie que plus d’un combattant britannique devait apprécier.

  Si le choix de la poésie par défaut est une réalité, l’opposé est également vrai. Chez bon nombre de combattants-poètes, l’écriture poétique procède d’une nécessité intérieure qui ne dépend pas de la guerre. Les deux aspects peuvent d’ailleurs cohabiter, ou se succéder dans certains cas. Sitôt arrivé au front, Osbert Sitwell écrit pour la première fois des poèmes et déclare : Un instinct et une combinaison de sensations dont je n’avais jamais fait l’expérience m’ont poussé à écrire. Ce qui au départ n’est que le fruit des circonstances se transforme ensuite en une quête et un besoin que seule la forme poétique peut combler.

  Parmi les officiers et sous-officiers, en grande partie issus de prestigieuses écoles privées, les public schools, la poésie fait l’objet d’un véritable culte. Elle symbolise ce qu’il y a de plus noble et de plus élevé dans l’ensemble des productions intellectuelles. En écrire dans un contexte brutal et déshumanisé, c’est s’élever vers ce monde où l’art continue d’être une valeur prédominante. Ceux que l’on considère aujourd’hui comme les grands noms de la littérature britannique de la Grande Guerre – Owen, Sassoon, Graves, Blunden et Rosenberg – ont tous écrit des poèmes dès leur arrivée au front parce que leur milieu, leur éducation et leur vision de monde les y poussaient. Ceux d’entre eux qui ont survécu ont pour la plupart poursuivi une carrière d’écrivain. Ils ont saisi l’opportunité de la vogue poétique combattante pour espérer démarrer une carrière littéraire. Les taxer d’opportunisme serait cependant une erreur. Pour eux aussi, la poésie était avant tout un univers où ils ont puisé la force nécessaire pour survivre. 

 Le choix de la poésie, comparée aux autres formes d’écriture, permet également d’exprimer davantage que des opinions ou des idées. La poésie évite la sécheresse ou la supposée objectivité du compte-rendu sous la forme de journal. L’image poétique admet la contradiction, la dualité et la multiplicité des sens. Nombre de poèmes écrits au front ont valeur de tableaux. Ils rendent comptent d’un moment, d’une situation, d’une rencontre et ne se soucient pas de délivrer obligatoirement un message. Dans le monde de la guerre, constitué de moments opposés, où le combattant ne perçoit pas toujours une continuité, voire une logique, l’instant poétique répond à un besoin de vérité particulière. Si le poème porte en lui un sens précis, s’il vise expressément à dénoncer ou à glorifier la guerre, sa forme n’en porte pas moins une richesse que n’a pas le pamphlet ou le commentaire inséré dans un journal de bord.

  Une approche globale des poèmes écrits durant le conflit fait apparaître une nette évolution entre 1914 et 1918. Le schéma type qui se dégage est celui de la radicalisation dans l’attitude vis-à-vis de la guerre. La poésie de Rupert Brooke, un des poètes emblématiques de la génération qui s’engage dès 1914, a très vite acquis une immense popularité parce qu’elle exprimait avec une certaine flamboyance, et un classicisme rassurant, l’idéalisme qui prédominait au début du conflit. Sa mort en 1915 le fait accéder immédiatement au rang de figure mythique. De la même façon, Sassoon écrit juste après être arrivé en France, en avril 1915 : La guerre est notre fléau, mais elle nous rend sages, Combattant pour notre liberté, nous sommes libres. Mais l’expérience du front fera très vite de lui un des poètes les plus virulents dans la dénonciation de l’inutile boucherie. L’exaltation de l’héroïsme, de la gloire qu’il y a à combattre, les images conventionnelles du soldat-chevalier se sacrifiant avec enthousiasme pour son pays, tout cela s’avère très vite hors de propos, en décalage complet avec le vécu des combattants. La poésie d’exaltation guerrière disparaît quasiment des champs de bataille dès la fin de 1915, mais elle connaît encore de beaux jours dans la presse car elle fait partie de la propagande, qu’on appelle aussi, du côté des tranchées, le bourrage de crâne. Ceci a pour conséquence le mauvais accueil fait aux premiers poèmes de combattants dénonçant ouvertement la guerre. On peut estimer qu’après la grande offensive de 1916 dans la Somme le ton devient quasi exclusivement celui de l’amertume et la désillusion. Ce qui ne veut pas dire pour autant pacifisme ou antipatriotisme. La dénonciation de la guerre revêt chez chaque poète un aspect différent.

  Le regard rétrospectif sur l’aspect dénonciation ne doit pas nous conduire, comme cela a souvent été le cas, à attribuer une plus grande valeur aux poètes les plus virulents. La réalité est plus complexe. La condamnation de la guerre en elle-même ne concerne de toute façon qu’un nombre très réduit de poètes. La réponse à une guerre qu’ils trouvaient de moins en moins justifiée a été multiple et rarement structurée. La perte des illusions n’a quasiment jamais conduit à une idéologie pacifiste de type militant. Il s’agit plutôt de dégoût, de colère et de désespoir. Pour bien comprendre l’attitude des poètes-combattants, il faut tenir compte d’une réalité majeure, celle du fossé qui s’est creusé entre eux et le reste de la nation, avec pour corollaire obligé la camaraderie qui existe au front. La dénonciation de la guerre et la solidarité instinctive avec les camarades se présentent souvent de façon conflictuelle chez le combattant. Le recours à un type d’ironie typiquement britannique permet de dénoncer la guerre tout en célébrant le courage et la noblesse du combattant. De même, le recours parfois un peu facile à des images de la tradition pastorale permet d’exprimer la dualité d’un monde où les repères ne sont plus définissables. Le poète-combattant essaie de rendre compte d’une expérience qui est difficilement communicable à ceux qui ne la vivent pas. Leur poésie reflète ces contradictions et y gagne une richesse que l’on ne décèle pas toujours de prime abord.

  Le point commun entre tous les poètes-combattants, quelles que soient leurs tendances ou écoles poétiques (georgiens, imagistes, fabiens, etc ) est la volonté de témoigner. La censure imposée par le gouvernement dictait à leur conscience de rétablir la vérité. Du point de vue purement historique, on peut considérer l’ensemble de la production poétique engendrée par la guerre comme un témoignage collectif aussi précieux que celui émanant des mémoires et journaux de combattants. Cet aspect témoignage, voire documentaire, des poèmes de guerre n’entre pas forcément en contradiction avec leur valeur littéraire. N’oublions pas qu’il s’agit d’une poésie du réel, qui nomme les choses autant qu’elle les suggère. Comment pourrait-il d’ailleurs en être autrement ? Quand on vit dans un univers de fer et de sang, il y a bien souvent impossibilité de recourir à des métaphores élaborées, qui paraîtraient vite ridicules, ou en tout cas déplacées. La réalité quotidienne du combattant n’en est pas moins transcendée. Elle n’enferme pas le poème dans la littéralité. La lecture de nombreux poèmes de guerre nous prouve que l’authenticité factuelle ne nuit ni l’élévation poétique ni au désir d’universalité.

  Mais hormis ce besoin de témoigner, les différences entre les poètes l’emportent sur les similitudes. Chacun avait sa personnalité, sa sensibilité et ses opinions. L’erreur, souvent commise, de parler collectivement des « poètes des tranchées » comme s’ils formaient une confrérie aux aspirations poétiques identiques, a caché la diversité des approches et des styles. C’est cette diversité qui donne tout son intérêt aux oeuvres des poètes-combattants.

 

Isaac Rosenberg

De nombreux poètes-combattants ont été tués sur le front. Beaucoup d’entre eux appartenaient à la catégorie qui subissait le plus de pertes : celle des jeunes officiers. Sassoon et Graves ont survécu et sont devenus des écrivains importants. Rosenberg et Owen auraient certainement suivi un chemin identique. Mais il ne faut pas négliger les poètes-combattants de moindre valeur littéraire. Leur voix était celle de la sincérité. A travers leurs mots, nous pouvons entrevoir la réalité sanglante et absurde vécue par des millions de combattants pendant plus de quatre années.

TOMMIES 14-18

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