
Pendant plus de quatre ans, Kate Luard a soigné les blessés en France et en Belgique. Elle a publié deux témoignages. Le second, publié en 1930, ne souffre pas de la retenue dont faisait preuve celui publié pendant la guerre. |
Le transport des blessés
Née en 1872, Katherine Evelyn Luard est la dixième des treize enfants du révérend Bixby Luard et de Clara Sandford. De 1887 à 1890, elle est scolarisée à l’institut pour jeunes filles de Croydon, où elle sera fortement influencée par la directrice, Dorinda Neligan, suffragette qui avait été infirmière pendant la guerre franco-prussienne. Après avoir quitté les bancs de l’école, elle trouve un emploi de gouvernante et économise pour pouvoir s’inscrire à la prestigieuse école d’infirmières du Kings College Hospital de Londres.
En 1900, elle se porte volontaire pour devenir infirmière en Afrique du Sud, où vient d’éclater la seconde guerre des Boers. Sa mission sanitaire auprès de l’armée durera deux ans.
Le 6 août 1914, elle rejoint les rangs du Service infirmier de la reine Alexandra, structure officielle qui regroupe une partie du contingent d’infirmières professionnelles mises à disposition de l’armée. Jusqu’en décembre 1918, elle soigne des blessés en France et en Belgique, dans les trains-ambulances et les hôpitaux d’évacuation, et obtient une citation à l’ordre de l’armée pour l’excellence de son action. Kate Luard écrit de nombreuses lettres à sa famille. Une partie servira de base à un ouvrage qu’elle publie de façon anonyme en 1915 : Diary of a Nursing Sister on the Western Front 1914-1915. Cet ouvrage nous permet de découvrir la dure réalité des trains-ambulances qui font la navette entre le front et les hôpitaux de la côte. L’autre partie de sa correspondance sera publiée en 1930, cette fois sous son nom : Unknown Warriors: The Letters of Kate Luard, RRC and Bar, Nursing Sister in France 1914-1918. On peut y lire des descriptions qui auraient certainement choqué les lecteurs si les lettres avaient été publiées pendant la guerre. En 1930, il n’est plus question d’autocensure. Les lettres de Kate Luard ont le mérite d’être sans concession. Les infirmières ont vécu au quotidien les conséquences les plus immédiates et les plus insupportables des combats. Après guerre, la reconnaissance de la nation ne sera toutefois pas à la hauteur de l’action qu’elles ont menée.
Extraits :
Lettre :
Lundi 22 mai 1916, journée noire. Les Allemands ont pilonné nos lignes sans relâche et ont réussi à occuper nos tranchées à Vimy. Malgré nos tentatives désespérées, nous n’avons pas pu les en déloger. Ces combats ont rempli les hôpitaux d’évacuation. L’hôpital réservé aux blessures de l’abdomen et de la poitrine ne désemplit pas. Tous les cas graves y ont été envoyés. Je viens de terminer mon service en salle d’opération et il est déjà minuit. Six blessés sont morts et d’autres suivront, et on continue de nous en amener davantage, des Anglais et des Français.
Ce sont tous des anges de patience et de silence, qui ne nous sollicitent que s’ils y sont obligés. Ils osent à peine nous demander à boire. Un de ceux qui viennent de mourir m’a dit hier : « Je n’ai aucune raison de me plaindre », comme s’il craignait qu’il puisse être une nuisance pour nous ! Nous avons soigné trois officiers, dont un a failli mourir quand on lui a amputé le pied. Un autre, auquel il manquait un bras, avait été pris au piège d’un abri qui s’était effondré, et il avait fallu deux heures pour l’en extirper. C’était le plus jovial d’entre tous. Un autre encore avait été recouvert de terre pendant quinze heures, incapable de se dégager : il est mort ce soir. Un garçon qu’on a trépané samedi – il a perdu un oeil et l’autre est recouvert de bandages – ne parle jamais et enlève systématiquement ses vêtements quand il chante à tue-tête Conduis-moi, douce lumière ou God save the king. Ce soir, un Français délirait dans le lit d’à côté. Il murmurait de sa voix la plus douce : Que ton règne arrive, Ô Seigneur !
Extrait de Diary of a Nursing Sister on the Western Front :
Vendredi 30 octobre 1914, Boulogne. Après avoir récupéré des blessés à Nieppe, nous sommes revenus sur Bailleul où un aéroplane allemand venait de larguer une bombe. Nous y avons embarqué 238 Indiens, dont la plupart avaient le bras gauche abîmé par des tirs de mitrailleuse. Ces doux agneaux faisaient presque tous partie du 47e Sikhs. Ils soulevaient leurs bras et leurs mains pour nous les montrer comme des bébés et insistaient pour qu’on leur fasse un pansement même si on leur en avait déjà fait un récemment. Ils se comportaient comme des gentlemen et nous saluaient après les soins. Sous leurs turbans, ils avaient de longs cheveux soyeux attachés avec des peignes jaunes. Ils avaient aussi des dents admirables et d’irrésistibles yeux noirs. L’un d’entre eux est mort pendant que nous le transportions dans le train. Les plus jeunes avaient de beaux visages classiques, comme les Italiens, et les autres portaient de féroces barbes noires qu’ils enroulaient autour de leurs oreilles.
Nous avons transporté 387 blessés aujourd’hui.
Même jour. Plus tard. Le débarquement des blessés s’est fait beaucoup plus rapidement que d’habitude et j’ai pu me reposer toute l’après-midi. J’ai dormi de trois à huit heures. La tâche avait été relativement facile : la plupart de nos Indiens étaient des blessés légers. Dans le train, un certain nombre avait dû dormir dans le couloir, les autres les ayant écartés car ils appartenaient à une caste inférieure. D’un compartiment de quatre blessés graves nous parvenaient des cris de douleur : Aïe, Aïe Aïe ! Les pauvres poètes ! On leur a donné de la morphine et ils se sont calmés. Un soldat britannique m’a dit le plus sérieusement du monde : « Faites pas attention à la saleté sur ma blessure. J’ai pas vraiment eu le temps de me laver. »
Un autre devait être pansé. Je lui ai dit : « Je ne vous ferai pas mal. » Il m’a répondu sur un ton un peu désespéré : « Ce n’est pas grave si vous me faites mal. » Il en avait déjà tant vu !
Les journaux clament haut et fort que les Britanniques ne laisseront jamais les Allemands s’emparer de Calais. Ils tiennent le même discours que le gouvernement et les généraux. C’est pour cette raison que nous avons eu des milliers de blessés depuis une semaine à Boulogne. Il est difficile de soigner les Allemands. Nous ne pouvons pas aimer nos ennemis. Il y en a toujours quelques-uns dans le train. Un des blessés les plus graves avait été charcuté à la baïonnette à trois endroits après avoir été grièvement blessé au bras par une balle dum-dum (projectile expansif qui explose le membre). L’homme qui l’a embroché à la baïonnette est mort hier matin dans le lit à côté de lui. On sent bien que ce genre d’action n’est pas rare et qu’il y en a de pires. Les officiers et les hommes nous racontent des cas précis que l’on ne peut pas relater dans un livre tant l’horreur est insoutenable.