
Les mémoires de guerre de John Lucy, There’s a devil in the drum, se concentrent sur les premiers mois de la guerre et constituent à ce titre un document précieux. |
L’apprentissage de la tranchée
John Lucy publie There’s a Devil in the Drum en 1938. A plusieurs titres, ces mémoires sont d’un grand intérêt documentaire. Les récits des soldats du Corps Expéditionnaire ayant participé à la guerre de mouvement d’août-octobre 1914 sont en effet assez rares. Les mémoires de combattants irlandais sont également peu nombreux. Si on ajoute à cela une réelle qualité d’écriture, tout concourt à faire de cet ouvrage un incontournable de la littérature britannique de la Grande Guerre, injustement méconnu.
John Lucy et son frère Denis, nés à Cork, s’engagent dans un régiment d’Ulster, les Royal Irish Rifles, en 1912. Ayant perdu leur mère, lassés des petits boulots sans lendemain, ils choisissent l’armée pour le King’s shilling et aussi pour s’extraire d’un milieu qui ne leur offre aucune perspective d’avenir. Ils font partie du Corps Expéditionnaire Britannique qui débarque en France à la mi-août 1914 et participent aux premières batailles de la guerre : Mons, Le Cateau, la Marne et l’Aisne. Le chapitre de There’s a Devil in the Drum consacré à la retraite des troupes britanniques est judicieusement intitulé Marcher en dormant. Rares sont les écrits relatant ces marches forcées où les hommes s’effondraient parfois de fatigue sur le bord de la route. Denis est tué au cours de la bataille de l’Aisne. Son corps ne sera jamais retrouvé. Son nom est aujourd’hui inscrit sur le mémorial de La Ferté-sous-Jouarre.
Les batailles de Neuve-Chapelle et d’Ypres, à l’automne 1914, entraînent des pertes énormes au sein du bataillon, qui se voit presque entièrement décimé. Le passage entre la guerre de mouvement et celle les tranchées, avec la nécessaire adaptation à un nouveau mode de combat, donne lieu à une description précise, ayant quasiment valeur de guide pratique de la survie dans les tranchées. Les soldats professionnels du Corps Expéditionnaire sont réduits à une poignée de survivants, que viennent petit à petit épauler les engagés volontaires de la Nouvelle Armée. La guerre est devenue statique, sous-terraine, une machine implacable qui réclame chaque jour son lot de victimes. John Lucy s’y adapte tant bien que mal, regrettant, comme Frank Richards, l’état d’esprit qui régnait au sein du Corps Expéditionnaire pendant les premières semaines de la guerre. Promu sergent à la fin de l’année 1915, il est évacué en Irlande pour « neurasthénie ». J’avais perdu le sommeil. Les voix et les bruits de la guerre m’assaillaient. Ma famille trouvait mon comportement très étrange. Un jour, on m’a surpris debout sur mon lit, prêt à repousser une attaque imaginaire. Pendant sa convalescence, il suit la formation des sous-officiers et repart au front avec le grade de sous-lieutenant en juillet 1917. Après avoir participé à la bataille de Passchendaele, il est sévèrement blessé par une grenade au cours d’une contre-attaque allemande à Cambrai et évacué dans un hôpital à Exeter jusqu’à la fin de la guerre.
Après l’Armistice, John Lucy rejoint les Kings African Rifles et y reste jusqu’en 1932. Il se marie à Bombay et devient journaliste, puis travaille à la radio irlandaise. En 1936, il entame la rédaction de ses mémoires de guerre, qui sont publiés en 1938. La critique salue cette chronique qui décrit le début de la guerre du point de vue d’un soldat de métier. Les premiers chapitres, consacrés à la vie de caserne en Irlande et en Angleterre à la veille de la Grande Guerre, sont également d’un intérêt historique évident.
L’extrait qui suit est un véritable vade-mecum de l’art de la survie en tranchée. La transition, à la fin de l’année 1914, entre la guerre traditionnelle de mouvement et la guerre des tranchées a obligé les soldats à s’adapter à une forme toute particulière de combat, pour laquelle ils n’avaient pas nécessairement été correctement formés.
La guerre de tranchées, c’était une nouvelle donne, mais les règles du jeu ne changeaient pas. Il fallait simplement apprendre de nouveaux procédés dans l’art de la survie. J’ai commencé par me débarrasser de tous les acquis qui n’étaient plus de mise et je me suis mis à sillonner méthodiquement la ligne de front dans le but de me doter de nouvelles méthodes qui me permettraient d’avoir le plus de chances possibles de rester en vie.
J’essayais de toujours donner l’impression de conserver mon sang-froid. Quand des obus tombaient près de moi, je m’arrêtais quelques instants pour parler avec le soldat le plus proche tout en gardant les sens en éveil. Je jugeais de la direction des tirs ennemis, de l’impact des obus selon la nature du sol, de la cadence des salves, et je parvenais à minimiser le danger en marchant plus près du parapet que du parados, en hâtant le pas aux saillies, en cherchant les fascines qui offraient une protection latérale et en me penchant régulièrement aux endroits dangereux pour ramasser une cartouche ou lacer une botte, ce qui me permettait de ne pas être exposé tout en ne donnant pas l’impression que je cherchais à me protéger. Le cran de sûreté de mon fusil n’était jamais enclenché, et je m’arrangeais pour que mon barda ne puisse pas entraver le mouvement de mes mains au cas où je devrais tirer. J’évitais comme la peste les batteries, les mortiers et les postes de mitrailleurs, et je me tenais à l’écart des positions de défense de notre propre ligne. Tous ces endroits recevaient une quantité d’obus supérieure à la moyenne. Je ne dépassais jamais la tête au-dessus de la tranchée deux fois au même endroit, et quand je devais me déplacer seul avant la tombée du jour j’utilisais les données du terrain, les arbres, les buissons et les fossés à la manière d’un véritable Peau-Rouge. Je ne prêtais pas attention aux balles qui sifflaient mais je hâtais le pas quand je les sentais cingler à mes oreilles. Quand je quittais ou regagnais la ligne, je le faisais toujours le plus rapidement possible. Je ne m’attardais jamais dans les boyaux de communication et gagnais au plus vite les tranchées de soutien ou de première ligne, qui étaient plus sûres. Je hâtais le pas aux intersections de tranchées et je ne restais jamais longtemps aux carrefours routiers, même situés à des kilomètres en arrière. Mes cartouches étaient en permanence prêtes à être utilisées, mes vivres de réserve intactes et ma gourde remplie. Je mangeais par automatisme, et plutôt bien, ce qui me permettait de fonctionner correctement, sauf pendant les bombardements prolongés, où j’étais constipé comme presque tout le monde. Quand je m’installais pour dormir, je choisissais le meilleur abri possible contre les tirs d’obus et je dormais à portée de main de mon fusil. Quand j’étais en zone dangereuse, je gardais mes bottes et mon équipement, de jour comme de nuit. La poche qui contenait mon pansement d’urgence n’était pas cousue mais fermée avec une épingle pour que je puisse y accéder rapidement. Mon outil pour creuser était à mes yeux aussi important que mon fusil car il me serait indispensable au cas où nous aurions à creuser à découvert après un repli.