Ivor Gurney (1890-1937)

Une poésie singulière, puissante et imagée, qui ne pouvait venir que d’un homme sensible et fragile. Ivor Gurney est mort en hôpital psychiatrique en 1937 et s’imaginait vraisemblablement que la guerre n’était pas finie. Loin des versificateurs patriotes ou des poètes de la dénonciation, Gurney a fait entendre une voix bien à lui, qui nous dit avec sensibilité des choses sur la guerre et nous donne à voir les multiples aspects de la réalité combattante.

La guerre et la folie

Longtemps considérée comme mineure, l’oeuvre poétique d’Ivor Gurney est aujourd’hui réévaluée. Tout au long de sa vie, ce poète maudit a oscillé entre des périodes de grande créativité artistique et de dépression avant de sombrer définitivement dans la démence et de finir ses jours dans un hôpital psychiatrique. La folie de Gurney a longtemps été l’angle unique sous lequel on a évalué sa production poétique. Or, elle vaut d’être considérée en elle-même, sans référence aux troubles mentaux. Si elle est inégale, son originalité et sa sensibilité ne peuvent être niées. Incontestablement doué pour l’expression poétique, Ivor Gurney excellait également dans un autre domaine : la musique. Il a laissé plus de 200 chansons et de nombreuses pièces instrumentales.

Né le 28 août 1890, Ivor Gurney est fils de tailleur. Dès l’âge de dix ans, ses talents musicaux lui valent d’intégrer le chœur de la cathédrale de Gloucester. Peu après, il entame son apprentissage de l’orgue aux côtés de l’organiste de la paroisse.

En 1911, il quitte Gloucester pour suivre les cours du Royal College of music de Londres. Ses professeurs louent ses dons musicaux mais le jugent réfractaire à tout enseignement. Pour compléter ses maigres revenus, il devient organiste à High Wycombe, dans le Buckinghamshire, où il se lie d’amitié avec la famille Chapman. Mr et Mrs Chapman, qu’il surnomme « Le comte et la comtesse », deviennent ses seconds parents. Sa vulnérabilité, alliée à un caractère jovial et exubérant, attire la sympathie.

En 1914, il revient pour quelques semaines à Gloucester, en proie au doute et à la haine de soi. Dès cette époque, son instabilité engendre régulièrement des crises de neurasthénie. Son étrangeté ne facilite pas ses rapports avec ses concitoyens mais attire l’attention de protecteurs. Il se lit ainsi d’amitié avec Marion Scott, violoniste et musicologue, qui l’aidera tout au long de sa vie à publier ses poèmes et fera jouer ses œuvres musicales.

 Quand la guerre éclate, il se porte volontaire, par patriotisme, mais aussi dans l’espoir que la discipline militaire puisse le stabiliser. Mais il n’est pas accepté en raison d’une vue trop faible. En février 1915, quand les critères sont abaissés, il peut rejoindre le régiment du Gloucestershire. Le 25 mai 1916, les Glosters débarquent au Havre. Gurney est simple soldat et le restera jusqu’à la fin de la guerre.

De mai à octobre, son bataillon occupe un secteur près de Laventie. Durant cette période, il envoie des partitions à Marion Scott. Ivor Gurney est capable de composer sans avoir accès à aucun instrument de musique. Son poème intitulé First time in relate sa rencontre avec un régiment gallois et son plaisir à écouter ces soldats aux accents chantants. Le pouvoir du chant, de l’accent, de la musique propre à toute langue, capable d’oblitérer le bruit des canons, est un thème récurrent dans ses poèmes, tout comme son attachement à sa terre natale : le Gloucestershire.

Son poème intitulé Laventie décrit l’atmosphère des tranchées et le quotidien du soldat dans une langue simple, où le procédé d’accumulation procure une sensation de proximité avec un monde où les réalités et les perceptions diverses cohabitent dans un sorte de chaos généralisé. Sa poésie est celle du particulier, du corps plutôt que de l’esprit. Une poésie impressionniste, sans colère, sans mythe, avec toujours la surprise du détail que l’on n’attendait pas.

En octobre, il rejoint le secteur de la Somme, près d’Albert et écrit la saisissante Ballade aux trois spectres. Mais la routine de la vie militaire le déprime. Les officiers ne peuvent que constater qu’il n’est pas fait pour la vie militaire. « Ah, Gurney, j’ai bien peur qu’on ne fera jamais un soldat de vous ! » s’exclame régulièrement l’un d’entre eux. Mais la camaraderie l’aide à tenir le coup. Comme tous les soldats, il est très affecté par la mort de ses camarades de tranchée. Le premier des deux poèmes traduits ci-après, To his love, exprime cette douleur avec une émotion dénuée de tout pathos.

En mars 1917, à Caulaincourt, il écrit Severn Meadows, qu’il met ensuite en musique.  Au pays, Marion Scott s’occupe de sa publication. Pendant les périodes de repos, Ivor Gurney continue vaille que vaille à composer de la musique et à écrire des poèmes. Le 6 avril, il est blessé au bras à Bihécourt et passe six semaines à l’hôpital de Rouen avant de rejoindre le secteur d’Arras, où il écrit une série des rondeaux consacrés au quotidien du soldat.

En juillet, l’éditeur Sidgwick & Jackson accepte de publier le recueil de poèmes Severn and Somme. Pendant la bataille de Passchendaele, Gurney est impressionné par l’ampleur de la canonnade. En septembre, à Saint-Julien, il se réfugie avec des camarades dans un abri abandonné, où il est gazé, du moins le prétend-il. S’il a effectivement respiré du gaz à cet endroit, l’intoxication n’est toutefois pas prononcée. Il est cependant évacué au pays et échappe au service actif pour le reste de la guerre.

A l’hôpital de Bangour, près d’Édimbourg, Ivor Gurney tombe amoureux de son infirmière, Annie Drummond, mais celle-ci le rejette. Il sombre alors dans un de ces accès de désespoir qui lui sont malheureusement coutumiers, et ce malgré les bonnes critiques que reçoit Severn and Somme. La première édition du recueil est épuisée en très peu de temps. Après une nouvelle hospitalisation en février 1918 pour problèmes d’estomac, il reprend l’entraînement à la caserne de Brancepeth Castle. Mais la neurasthénie l’assaille à nouveau. Il se sent coupable de rester au pays pendant que ses camarades se battent en France. Le 28 mars, il écrit à Marion Scott pour lui dire qu’il est entré en contact avec l’âme de Beethoven. Sa santé mentale se détériore et il est admis à l’hôpital militaire de Warrington en juin. En octobre, il est déclaré inapte au service pour commotion.

Après l’Armistice, Ivor Gurney réintègre le Royal College of Music. Après la publication de son deuxième recueil de poèmes, War Embers, en 1919, il connaît trois années de production musicale et poétique intense. Mais en 1922 il sombre définitivement dans la folie. Interné dans un premier temps à l’asile de Gloucester, il est ensuite transféré à l’hôpital psychiatrique de Dartford, dans le Kent. Il continue à écrire et à être publié, grâce à Marion Scott, qui lui rend régulièrement visite et le trouve « si clairvoyant dans sa folie que ça vous fend le cœur. » Si ses chansons n’ont plus la même qualité qu’auparavant, il n’en est pas de même pour ses poèmes, qui gagnent en force. Son esprit habite désormais le passé. Les poèmes qu’il écrit pendant ces années d’internement possèdent une immédiateté qui laisse à penser que la guerre ne s’est pas arrêtée pour lui. Il meurt de la tuberculose en 1937.

  Ce destin tragique, allié à une poésie qui ne se souciait pas de perfection formelle, lui a valu d’être considéré comme un poète plutôt négligeable. Or, on trouve dans ses poèmes de guerre un ton et un art poétique des plus originaux. Leur précision quasi documentaire et l’emploi de l’argot militaire ont parfois déconcerté, d’autant plus qu’il ne recourait pas à l’ironie dont usaient de nombreux poètes-combattants. Il faut voir ses poèmes comme des élans, des lancés énergiques où prime la force du mouvement.

Extraits de lettres :

TOMMIES 14-18

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