Isaac Rosenberg (1890-1918)

D’origine modeste, Isaac Rosenberg trouve sa voie dans la poésie et la peinture.  Sans grande conviction, il se porte volontaire pour aller se battre en France en 1915 mais chétif et maladroit il s’intègre difficilement dans le carcan militaire. Désireux de poursuivre l’oeuvre entamée avant guerre, il écrit une série de poèmes remarquables mais les conditions de vie au front finissent par tarir son inspiration. Il est tué le 1er avril 1918 à Fampoux, près d’Arras. Il faut attendre plus de 20 ans pour que sa poésie soit reconnue à sa juste valeur. Isaac Rosenberg est aujourd’hui considéré comme un des poètes les plus éminents de la Grande Guerre. Ses tableaux montrent également un indéniable talent.

Un poète majeur

Dans le cimetière militaire de Bailleul Road East, à Saint-Laurent-Blangy, la stèle d’Isaac Rosenberg porte les mots suivants : Artiste et poète. Sa famille a fait graver cette inscription en 1927, quand le corps a été officiellement identifié. Mort à l’âge de 28 ans, Rosenberg n’a pas connu la notoriété littéraire de son vivant. Sa renommée posthume a également été très lente. Il faut attendre 1937 et la publication de ses oeuvres complètes pour découvrir l’une des voix majeures de la littérature britannique de la Grande Guerre. Il faut dire que ni ses origines modestes, ni sa personnalité, plutôt effacée, ne lui permettaient d’attirer l’attention du monde littéraire et artistique. Pourtant, il est à bien des égards un des écrivains-combattants britanniques les plus originaux et les plus talentueux. C’est le seul des « poètes des tranchées » de renom à être resté seconde classe tout au long de la guerre. Il est aussi le seul à avoir mené de front une œuvre de poète et de peintre. Enfin, aucun autre poète-combattant juif n’a autant que lui célébré sa religion et ses origines.

Isaac Rosenberg est le fils d’émigrants qui avaient fui la Lituanie dans les années 1880 pour échapper à la vague d’antisémitisme qui sévissait alors dans cette partie de l’empire russe. Son père, Barnett Rosenberg, s’établit d’abord à Leeds, où il gagne sa vie comme commerçant, puis à Bristol, où le rejoignent sa femme, Anna, et sa fille. C’est dans un des quartiers pauvres de Bristol que naît Isaac le 25 novembre 1890. Son frère jumeau meurt à la naissance.

En 1897, date à laquelle la famille s’installe dans le quartier de l’East End, à Londres, trois autres enfants sont nés. Les Rosenberg vivent au sein d’une communauté juive très soudée, qui aide les immigrants à s’insérer et à survivre dans les dures conditions auxquelles ils sont confrontés. Chez les Rosenberg, on suit scrupuleusement la loi et la religion juives. L’influence du yiddish sera décelable dans certains des poèmes d’Isaac.

Les parents d’Isaac sont pauvres, mais ils ne le découragent pas quand il montre dès le plus jeune âge des talents pour le dessin. Ils l’inscrivent à des cours du soir pour qu’il puisse progresser. Très tôt, il découvre Keats et Byron, et se met à écrire lui-même des poèmes. Le premier d’entre eux, Ode à la harpe de David, date de 1905.

Isaac quitte l’école en 1904. Si sa famille reconnaît ses talents artistiques, elle est trop pauvre pour l’envoyer aux Beaux-Arts. Il entre comme apprentis chez un graveur et continue d’écrire des poèmes qui célèbrent la culture de sa communauté. Il côtoie les membres du groupe de Whitechapel, communauté d’artistes grâce à laquelle les habitants de l’East End peuvent jouir d’un minimum de vie culturelle. Son éducation est fondamentalement différente de celle des autres poètes du cercle, qui ont tous suivi un enseignement classique. Rosenberg se démarque également par son écriture poétique. Mais à cette époque, il se considère plus comme un futur peintre que comme un poète. Il s’exerce à peindre aussi bien les personnes de son entourage que les paysages d’Epping Forest. Son emploi d’assistant graveur lui apparaît cependant comme une entrave à sa liberté artistique. En 1911, il franchit le pas et décide de se consacrer exclusivement à son art. C’est en copiant un tableau à la National Gallery qu’il rencontre Mrs Herbert Cohen, laquelle, impressionnée par la qualité de son travail, le présente à ses amies peintres. Celles-ci croient en lui et lui paient les droits d’entrée à l’institut Slade en octobre 1911.

Parallèlement à ses études artistiques, Rosenberg continue d’écrire de la poésie. Son premier recueil, Night and Day, paraît en 1912. L’année suivante, il rencontre Edward Marsh, l’éditeur du mouvement des poètes georgiens. Rosenberg peut ainsi entrer en contact avec d’autres poètes et personnalités intellectuelles telles que Hulme et Ezra Pound. Les rapports entre Rosenberg et les poètes du groupe georgien ne sont pas faciles. La différence de milieu, d’origine et d’éducation aboutit de part et d’autre à une certaine incompréhension. Si Rosenberg souhaite se faire un nom comme poète et non comme « poète juif », il ne se tourne pas moins à cette époque vers la culture hébraïque à la recherche de l’inspiration. Son long poème Moïse reflète cette volonté de retour aux sources.

Quand il quitte l’institut Slade, les difficultés matérielles de la vie d’artiste se font à nouveau cruellement sentir et pèsent sur sa santé fragile. Son médecin lui recommande un séjour sous un climat plus chaud que celui de l’Angleterre. C’est alors qu’il décide d’aller rendre visite à sa soeur, qui avait émigré en Afrique du Sud. Ce voyage lui sera bénéfique, tant du point de vue physique qu’artistique : la lumière sud-africaine est en effet idéale pour un peintre. A la déclaration de la guerre, il ne s’empresse pas de revenir en Angleterre pour s’engager. Ce n’est qu’en mai 1915 qu’il revient au pays. Il commence alors à gagner un peu d’argent avec sa peinture. Marsh l’aide à publier un recueil de poèmes, Youth, en juin, mais celui-ci passe inaperçu, le public ne s’intéressant qu’à la guerre, ou à la littérature directement inspirée par celle-ci.

Ses lettres de 1915 attestent de son conflit intérieur par rapport à l’idée d’engagement. Les vues pacifistes de sa famille sont profondément ancrées en lui. Il considère d’abord qu’il serait immoral de s’engager sans convictions patriotiques. Avec une maturité et une clairvoyance surprenantes, il écrit : Je ne me suis pas engagé par patriotisme. Rien ne peut justifier la guerre. Mais ne faut-il pas que nous allions tous nous battre pour en finir ? (…) Et puis, quand on ne gagne pas sa vie, la tentation de s’enrôler est certainement plus grande. Beaucoup n’aboutiront à cette lucidité qu’après un an ou deux de guerre. Isaac Rosenberg fait partie des derniers volontaires, la conscription étant votée en janvier 1916. Il souhaite faire partie des services de santé du front, l’idée de tuer lui étant intolérable, mais, en raison de sa condition physique, il n’est accepté que dans le bataillon Bantam du 12e Suffolk. Les bataillons Bantam avaient été créés en 1915 quand la taille minimum requise pour être engagé avait été abaissée. En janvier 1916, Rosenberg est versé dans le 12e South Lancs, puis un peu plus tard dans le 11e bataillon des King’s Own Royal Lancaster.

Il est certain qu’Isaac Rosenberg n’est pas fait pour la vie militaire, ni physiquement ni mentalement. Il restera jusqu’à sa mort soldat de seconde classe, malgré ses capacités intellectuelles. Son intégration au sein de la troupe est laborieuse. Pour lui, les Bantams sont une horrible bande de dévoyés, à côté desquels les épouvantails de Falstaff font figure d’anges. Une autre raison de son inadaptation à la réalité militaire est l’antisémitisme qu’il suspecte chez les autres combattants. Les témoignages des officiers le dépeignent comme un soldat calme et très réservé, incapable de comprendre la discipline militaire et de s’y conformer. Son isolement est dû à plusieurs facteurs. Si sa judaïcité en est un, son caractère peu sociable est certainement tout aussi important. Les relations qu’il entretient en tant que peintre avec ses éventuels acheteurs ne sont guère diplomatiques, comme l’indique ce commentaire : J’ai balancé mes protecteurs, ils étaient devenus insupportables, et comme je suis incapable de faire du travail commercial et que je n’ai pas d’autre type d’oeuvre à montrer, me voilà dans la mouise. Ses relations avec Edward Marsh sont d’un autre ordre. Mais si l’éditeur du mouvement georgien s’intéresse aux tableaux de Rosenberg, il n’a jamais clairement cru dans le poète et n’a publié qu’un seul de ses poèmes.

En juin, son bataillon est envoyé en France. Arrivé dans le secteur de Béthune, Rosenberg est épouvanté par les dégâts que la guerre inflige au paysage. En juillet, son unité est envoyée à Loos et c’est en septembre qu’il écrit son célèbre poème Lever du jour sur la tranchée. Son activité poétique est intense, et ce malgré les conditions de vie au front en qualité de simple soldat.

En novembre, la division de Rosenberg est envoyée dans la Somme. Le temps est froid et pluvieux, ce qui aggrave ses problèmes pulmonaires. Dans son poème Les Immortels, il laisse libre cours à son indignation. Il y dépeint la mort dans toute son inutilité. Si Marsh apprécie l’énergie qui se dégage du poème, il émet toutefois quelques réserves sur sa forme.

Inquiets pour sa santé, sa famille et ses amis demandent à Marsh d’intervenir pour qu’il soit déclaré inapte. On le fait passer devant un conseil médical, mais celui-ci le juge apte à continuer à servir dans les tranchées. Rosenberg continue d’écrire des poèmes et des lettres où il parle de la voracité de la boue et des nombreuses punitions qu’il écope pour son « étourderie ».

   En mars 1917, la 40e division est envoyée en arrière du front, dans le secteur d’Arras, pour réparer les routes et les voies ferrées. L’été que passe Rosenberg est en conséquence relativement calme. En septembre, il obtient enfin une permission. Si la joie de revoir sa mère, à laquelle il est très attaché, est immense, Rosenberg parvient difficilement à réintégrer, même brièvement, la vie civile. De retour en France, il est hospitalisé pendant deux mois. Pendant ce temps le régiment des Bantam subit de lourdes pertes au cours de la bataille de Cambrai. Rosenberg ne cache pas sa joie d’avoir échappé à cette épreuve. Son séjour à l’hôpital lui permet de se consacrer davantage à la littérature. Ce sera sa dernière période véritablement créative.

Il est ensuite intégré au 1er bataillon, les King’s Own Royal Lancasters, et envoyé à Bullecourt. Irrité par cette affectation, il demande à rejoindre le bataillon juif en Mésopotamie. En dépit des démarches de sa soeur, la réponse ne viendra jamais. En mars 1918, son unité essaie de contenir l’avancée allemande. Le 28, il envoie à Marsh une lettre où il se plaint de ne pas pouvoir écrire de poésie tant les conditions dans lesquelles il vit sont difficiles.

 Isaac Rosenberg trouve la mort le 1er avril, lors d’une patrouille.

[lettres de février-mars 1918]

TOMMIES 14-18

Fièrement propulsé par WordPress