La vie quotidienne à Steenwerck, village du Nord

Quaker, il refuse de porter les armes et s’engage dans les services sanitaires. Son témoignage a le mérite d’une certaine légèreté pour raconter le quotidien des ambulanciers et de la population française dans les villages proches du front. Architecte spécialisé dans les problèmes d’acoustique, il travaillera par la suite dans le monde entier pour des édifices prestigieux. |
Né à Dublin en 1888, Hope Bagenal grandit en Angleterre où ses parents s’installent quand il a deux ans. En 1909, il quitte l’université de Leeds sans diplôme mais avec une solide formation d’ingénieur, qui lui permet d’entreprendre une formation en architecture. Quand la guerre éclate, il refuse de se porter volontaire pour partir au front. Ses convictions pacifistes, inspirées par la religion quaker, lui interdisent de porter les armes. Souhaitant malgré tout contribuer à l’effort de guerre, il quitte le cabinet d’architectes qu’il vient d’intégrer pour s’engages dans le service de santé des armées. Son parcours sanitaire en France débute en 1915 à Steenwerck et se poursuit dans différents secteurs des Flandres, de l’Artois et de la Somme. Au bout d’un an de demi de présence dans la zone de guerre, il revient en Angleterre suite à une blessure et rédige son témoignage. Champs et Champs de bataille n’attirera cependant pas l’attention et sombrera dans l’oubli au lendemain du conflit.
Se spécialisant dans le domaine de l’acoustique, Hope Bagenal devient après la guerre un des plus grands spécialistes britanniques en la matière. Ses séjours en Grèce et en Italie dans les années 20 donnent lieu à un ouvrage sur les fondements de l’art classique : Theory and Elements of Architecture (1926). Il étudie les types de construction les plus divers dans le but de développer des modèles de prédiction sur les questions d’absorption et de réverbération du son. Parmi ses contributions les plus importantes en qualité d’acousticien figurent le parlement de New Delhi, l’opéra de Sydney et le Centre Lincoln de New York. Il écrit plusieurs ouvrages scientifiques et reçoit la reconnaissance de l’institut royal d’architecture.
La compétence très spécialisée de Hope Bagenal ne l’empêche pas de s’intéresser à d’autres domaines. Sa maison dans la vallée boisée de la Lea reçoit peintres, musiciens, explorateurs et hommes de science. Poète à ses heures, il publie un recueil de sonnets en 1940. Dans les années 1970, il écrit une série de lettres à sa nièces qui seront publiées en 1983 sous le tire Letters to a Niece. Il y revient sur son enfance et sa jeunesse. Son héritage anglo-irlandais et son expérience dans les services sanitaires britanniques en France pendant la Grande Guerre y sont largement évoqués.
Le portrait qu’offre Champs et Champs de bataille de la France en guerre est d’une qualité assez rare dans l’ensemble de la production testimoniale issue de la Première Guerre mondiale. Les deux premiers chapitres, notamment, basés sur la vie quotidienne dans le bourg de Steenwerck, nous montrent la cohabitation entre villageois et troupes britanniques sous un jour pittoresque, où la nostalgie n’est pas absente. Anecdotes savoureuses et scènes de genre se succèdent sous une plume qui sait tour à tour être lyrique et mordante. Ce faisant, Hope Bagenal ne nous livre pas un témoignage convenu qui relaterait sa « belle aventure en terre française ». A l’arrière des tranchées, le travail du personnel médical atteste de la réalité sanglante de la guerre au même titre que les récits des combattants.
Extrait :
Steenwerck, petite cité de la plaine, nous ne nous souvenons pas de toi pour ta jeunesse, ni pour les plaisirs que tu nous as procurés, mais bien parce que sous ton clocher nous avons commencé à regarder l’Angleterre du point de vue d’un pays en guerre.
C’est à Steenwerck que nous sommes pour la première fois devenus Européens. Mais ce sont les anciens qui nous ont mis le pied à l’étrier.
Le bon soldat est celui qui ne cesse d’apprendre. Il tire des enseignements aussi bien de ses tâches militaires que de ses obligations civiles. Ayant coupé les liens avec les devoirs de la vie ordinaire, il met un point d’honneur à les observer chez les autres. Il le fait parce que telle est son inclination. Dans l’armée, « aucune expression de sentiment » n’est permise. Pourtant, la vie militaire est avant tout une vie sentimentale (1). Nous nous sommes engagés, nous vivons et nous mourons pour des raisons sentimentales. Tant que le sentiment de la liberté ne régnera pas à la surface de la Terre, il y aura des armées de Don Quichotte pour le faire triompher. Et tandis que nous subissons l’isolement de la vie militaire, seul le sentiment peut nous sauver. C’est ainsi que le sergent Booky faisait une demande en mariage par mois. Quand on l’interrogeait sur le sujet, il répondait qu’il ne voulait pas perdre la main. Il avait écrit une petite chanson pour la circonstance :
(1) Les italiques signalent que le texte original est en français
« Soldats almongs no bong.
Anglay soldats tout sweet »
Quand il chantait son petit air, il faisait grande impression. Les Françaises s’y connaissaient en la matière mais leur réalisme sans concession savait également être cinglant.
A ma connaissance, le sergent Booky reçut au moins une fois ce que les Français appellent le coup de grâce. La chose s’est passée dans un estaminet où je l’avais accompagné. La femme à laquelle il déclara sa flamme avait des joues roses et de jolis yeux bruns. Elle n’était plus très jeune, mais ses charmes maternels avaient su rester puissants. Debout près du poêle, elle versait du café dans une cafetière qui tout au long de l’année ne quittait jamais sa place sur le feu. Tout en écoutant Booky, elle ne cessait de remuer le breuvage. Un homme habillé de velours était assis non loin de nous, fumant une pipe en terre et crachant régulièrement avec solennité dans le feu. Bientôt, la conversation atteignit le stade où le galant déclara :
– Voulez vous aimer, désirer, aller promenader avec moi ?
D’autres se joignirent à la conversation. La dame de l’estaminet leur répondit à la ronde :
– Mais oui, Anglay beaucoup promenard.
– Avez-vous un mari à la guerre ou voulez-vous moi ? demanda Booky.
La dame fronça les sourcils tout en gardant le silence. Puis, elle commenta pour elle-même : « Mais c’est un enfant ! ». Posant ses yeux inquisiteurs sur Booky, elle compara sa taille et son poids à ceux de son fils, qui avait le même âge que lui. Quelque temps après, tandis que je partais acheter du ravitaillement, Booky me demanda de lui procurer un tube de « pomard hongroise » pour sa moustache.