
Tout au long de sa vie, Herbert Read a défendu la cause anarchiste. Son journal de guerre dénonce le nationalisme des belligérants, qui a sacrifié des millions d’hommes. |
Le point de vue anarchiste
Né à Kirby Moorside, dans le Yorkshire, Herbert Read passe les dix premières années de sa vie dans la ferme de ses parents, avant d’être placé dans un orphelinat à Halifax suite à la mort de son père. A l’âge de seize ans, il devient employé de banque à Leeds. Grâce aux cours du soir, il peut entrer à l’université de cette même ville et y étudie de 1911 à 1914. Il découvre l’anarchisme en lisant un texte d’Edward Carpenter intitulé Non-Governmental Society, publié en 1911. Séduit par ce courant de pensée, Herbert Read ne cessera sa vie durant de le promouvoir.
Son premier recueil de poèmes, Songs of chaos (1915), se réclame des imagistes sans toutefois être caractéristique du mouvement. Read se porte volontaire pour servir dans l’infanterie en 1915 et se bat en France et en Belgique jusqu’en 1918. Promu capitaine en 1917, il est plusieurs fois décoré. Pendant la guerre, il fonde avec Frank Rutter la revue anticonformiste Art and Letters qui inclut dans ses pages des auteurs tels que Wyndham Lewis et T.S. Eliot. En 1919, il publie un recueil de poésie de guerre : Naked Warriors tout en travaillant pour le Trésor Public, à Londres. En 1922, il obtient un poste au musée Victoria et Albert, où il s’occupe des céramiques et des vitraux. Il y restera dix ans, période pendant laquelle il écrira entre autres deux livres autobiographiques sur son expérience de combattant : In Retreat (1925) et Ambush (1930).
Très actif dans le milieu littéraire et artistique londonien, il côtoie des écrivains et des peintres, écrit des articles pour des revues, publie des anthologies et organise des expositions d’art moderne. Ayant soutenu le surréalisme dès le début du mouvement, il a toujours promu les avant-gardes et a notamment contribué à faire connaître l’œuvre du sculpteur Henry Moore. Son premier ouvrage de critique littéraire, Reason and romanticism (1926), traite d’un sujet qui dominera toute sa carrière : la lutte entre la raison antiromantique et la nécessité de faire prévaloir les émotions.
Au début des années 30, il entame une carrière d’enseignant et intervient notamment dans les universités d’Édimbourg, de Liverpool, d’Harvard et du Massachussetts. Les publications se suivent à un rythme soutenu : recueils de poésie, essais littéraires, un roman et un grand nombre de monographies sur l’art, la littérature et la politique. Il reste toutefois un poète sous-estimé, certains critiques considérant que sa poésie est trop inaccessible. Yeats l’a pourtant inclus dans l’Oxford Book of Modern Verse de 1933, avec un long poème intitulé The End of the War.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, il adopte une attitude plus ou moins pacifiste en épousant l’idéologie de la guerre du peuple, qui consiste à promouvoir une révolution prolétarienne, prônée entre autres par Evelyn Waugh. Après la guerre, il fonde, avec Roland Penrose et Eduardo Paolozzi, l’Institut des Arts Contemporains, qui cherche à abolir les frontières entre les différentes disciplines.
En 1953, Herbert Read est fait chevalier pour son œuvre et son action en faveur de l’art moderne. Cette distinction provoque un tollé dans le milieu anarchiste, qui ne comprend pas pourquoi il l’a acceptée et se considère ridiculisé par cet adoubement. Il essaie de se justifier, en déclarant qu’ilest parfaitement possible, et même normal, de vivre une vie de contradictions, mais le mal est fait. Cet épisode ne l’empêchera pas pour autant de rester fidèle jusqu’au bout à la cause anarchiste, pour laquelle il a écrit plusieurs ouvrages de propagande.
Les deux extraits qui suivent sont tirés de son journal de guerre. Herbert Read y laisse libre cours à son écœurement et à sa colère. Le point de vue est anarchiste. On peut y voir aussi les contradictions propres à tout combattant qui envisage à un moment donné de se retirer du jeu.
[Extraits du journal de guerre d’Herbert Read]
09-05-18
…Comme j’en ai marre de tout cela ! La plupart des prisonniers que nous avons capturés étaient des garçons de moins de vingt ans. Et de notre côté, les derniers renforts ont le même âge. Si l’on fait abstraction des uniformes, Allemands et Anglais sont en tous points identiques : ce sont de beaux enfants pleins de candeur. Et ils se font massacrer en endurant des tourments qu’on a peine à imaginer. C’est bien l’ironie de cette guerre : individuellement, nous nous valons tous. Peut-on haïr ces gosses innocents simplement parce qu’ils portent un uniforme gris ? Ils sont tous d’une bravoure admirable, qu’ils soient Anglais ou Allemands. Mais parce que nous faisons partie d’une entité inhumaine appelée État et parce qu’un État est dirigé par des politiciens dont le but (et dans les circonstances actuelles le devoir) est de maintenir le monstre en vie et d’assurer sa souveraineté, la vie et l’espoir sont niés et sacrifiés. Et quelles sont ces valeurs ? D’une part le bien-être national et la vanité, l’expansion commerciale, le pouvoir, de l’autre l’amour, la joie, l’espoir, tout ce qui fait que la vie a un sens, tout ce qui nous pousse à accepter de vivre dans un monde où tout est négatif et barbare. Tu commences peut-être à comprendre le lien qui existe entre « l’avancée allemande, Thoreau et l’anarchie ». Et peut-être pourras-tu « voir comment, au plus profond de mon cœur, je considère le lien qui m’unit à l’armée et son œuvre. » Si j’en avais vraiment la volonté, je pourrais faire en sorte que ce lien soit une réussite. Sans cette volonté, je ne m’en suis pas si mal sorti. J’aime la virilité et le courage qu’exige la vie militaire, ainsi que la camaraderie qu’elle suscite. Ce sont des choses infiniment précieuses. Mais je déteste la machine, c’est-à-dire la chose prise dans son ensemble, le devoir qu’elle implique (tuer) et son existence même. Ma volonté est de la détruire et toute mon énergie doit tendre vers cet objectif. Ces explications sont-elles claires ?
10-09-18
…Aujourd’hui, j’ai écrit au Ministère de la Guerre pour annuler ma demande de maintien dans l’armée. La guerre est heureusement à son terme, au grand dam de certains. Ces dernières semaines, j’ai été écoeuré par ce que j’ai vu. Je ne crois pas qu’on puisse être fier de ce qu’on appelle le sentiment national. Les vertus chrétiennes étant quelque peu démodées, je pensais qu’on userait au moins du fameux fair-play britannique, qui consiste par exemple à ne pas frapper un homme à terre. Eh bien, non ! Une hypocrisie de plus, il faut le dire. Nous n’agissons avec fair-play que si c’est payant. A l’heure actuelle, pour la plupart d’entre nous, le principal bénéfice consiste entre autres à priver l’Allemagne de la possibilité de se livrer pendant un siècle au commerce international. La Ligue des Nations ? « De l’idéalisme à la noix ! Pourquoi laissons-nous un doux rêveur comme Wilson nous monter la tête ? Moi, je dis qu’il faut leur faire la même chose que ce qu’ils ont fait à la petite Belgique. Qu’on brûle leurs villages, qu’on empale leurs bébés et qu’on viole leurs femmes. Il nous faut une armée et une marine puissantes et vive la Nation !«
Te rends-tu compte que ces propos sont actuellement tenus par l’Anglais moyen ? Je serai bientôt loin de tout cela, par la voie légale ou des moyens détournés. Pour l’heure, je suis bâillonné, j’ai les pieds et les mains liés, et je suis obligé d’écouter toutes ces conneries. Ce n’est peut-être pas démoralisant, mais il y a de quoi devenir fou.
Je me demande aujourd’hui quel possible concours de circonstances, de bassesses, de facilité et d’aveuglement face à la réalité m’a amené à envisager le plus sérieusement du monde de faire carrière dans l’armée.