
Présent sur le front occidental pendant les quatre ans de guerre, Henry Williamson a par la suite bâti une œuvre monumentale où la Grande Guerre était omniprésente. Ses sympathies d’extrême-droite lui ont valu une mise à l’index. L’apport de Henry Williamson à la littérature de la Première Guerre mondiale est quoi qu’il en soit essentiel, comme en témoignent les trois extraits traduits ci-après. |
Le Saillant maléfique et la trêve de Noël
Auteur d’une oeuvre rassemblant plus de cinquante titres, Henry Williamson a écrit à de nombreuses reprises sur son expérience de combattant pendant la Première Guerre mondiale. Ses opinions politiques d’extrême-droite lui ont toujours valu une certaine défiance de la part des critiques littéraires et des historiens. On ne peut cependant nier l’importance de sa contribution à la littérature britannique de la Première Guerre mondiale.
Né à Londres, dans le quartier de Brockley, qui donnait à l’époque directement sur la campagne, le jeune Henry Williamson peut facilement accéder au Kent rural. Il se découvre une passion pour la nature, qui ne le quittera jamais tout au long de sa vie.
En janvier 1914, il s’engage dans les London Rifles et se retrouve mobilisé dès le lendemain de la guerre, le cinq août 1914. Il ne sera démobilisé qu’en septembre 1919. Ce parcours de combattant exceptionnellement long est retracé dans un livre écrit par sa belle-fille, Anne Williamson, en 1998 : Henry Williamson and the First World War. On peut y suivre ses différentes affectations. Promu au rang de lieutenant, il connaît la plupart des secteurs qu’ont occupés les Britanniques : Flandre, Somme et Artois. La trêve de Noël de 1914 l’a particulièrement marqué et le convainc assez vite de la futilité de la guerre. Persuadé de la nécessité d’une réconciliation entre la Grande-Bretagne et l’Allemagne, il met en avant un certain pacifisme dans chacun de ses écrits de guerre : The Wet Flanders Plain (1929), The Patriot’s Progress (1930) et les romans autobiographiques du cycle A Chronicle of Ancient Sunlight (1951-1969).
En 1921, il s’installe dans le Devon et épouse Loetitia Hibbert, avec laquelle il aura cinq enfants. C’est en 1927 qu’il publie sur roman le plus célèbre : Tarka la loutre. Le succès est au rendez-vous. Henry Williamson peut désormais se consacrer à sa carrière d’écrivain, tout en continuant ses activités de naturaliste. En 1936, il achète une ferme et s’adonne pendant plusieurs années à sa passion de l’agriculture.
En 1935, Henry Williamson se rend au congrès national-socialiste de Nuremberg et admet être favorablement impressionné. Il rejoint l’Union Britannique des Fascistes en 1937. Au début de la Seconde Guerre mondiale, il est brièvement emprisonné pour ses idées politiques.
Après la guerre, il quitte sa ferme et se bâtit une maison dans le Devon pour y vivre seul et se consacrer exclusivement à l’écriture. Deux ans plus tard, il épouse toutefois une jeune institutrice. Son grand projet romanesque, A Chronicle of Ancient Sunlight, l’occupe pendant une vingtaine d’années. A raison d’un roman par an, il publie jusqu’en 1969 les quinze volumes de ce cycle, où la Grande Guerre occupe une place centrale. Dans le dernier roman, il persiste et signe dans ses idées d’extrême-droite en remettant en cause la validité morale et légale des procès de Nuremberg.
Le premier extrait proposé est tiré de The Wet Flanders Plain, écrit en 1927. Ce livre retrace un pèlerinage sur les lieux où l’auteur a combattu. Henry Williamson a décidé de parcourir les anciens champs de bataille pour rendre hommage aux camarades morts au combat (Je suis mort avec eux et ils revivent en moi). Cette démarche est symbolique de ce que ressentaient beaucoup de vétérans dans les années 20. La guerre continue de les hanter. La difficile réinsertion, l’incommunicabilité de l’expérience vécue, l’ingratitude de la société et le sentiment de s’être battu en vain ont abouti à une nostalgie puissante de la camaraderie qui régnait sur le front. Dans The Wet Flanders Plain, la juxtaposition entre le présent, avec ses cimetières, ses mémoriaux et son « tourisme de guerre », et les souvenirs des jours de combat donne au récit un caractère tour à tour amer et nostalgique. Henry Williamson a choisi pour parler de la guerre une méthode impressionniste, faite de souvenirs épars. Il n’a pas le souci de brosser une vue d’ensemble qui se prétendrait exhaustive. En cela, ce témoignage est original et nous en dit long sur le ressenti des combattants à la fin des années 20, autant par ses silences que par les faits relatés.
Le second extrait est tiré de A Fox under my Cloak, cinquième roman de la série A Chronicle of Ancient Sunlight (1951-1969), entièrement consacré à la Grande Guerre. Williamson y relate la célèbre trêve de Noël 1914.
Extrait de The Wet Flanders Plain :
Le Saillant maintenant… et alors
Une étendue plate de champs verdoyants, aucun arbre digne de ce nom, des petits groupes de fermes aux briques et aux tuiles rouges, et une vague ligne à l’horizon où on devine un village, à peine plus élevée, semble-t-il, que la grande plaine verte, c’est ce à quoi ressemble le Saillant aujourd’hui. Pourtant pendant des années, ces quelques kilomètres carrés furent aussi informes que les ingrédients d’un pudding au moment où on les mélange. Même les vers de terre n’échappaient pas aux bombardements – tout était en lambeaux, les maisons, les arbres, les empierrements des routes. On disait qu’on ne pourrait jamais réparer les dégâts, que dans cinquante ans ce serait le même immonde bourbier.
Le Saillant – une sorte de grande assiette dont le double rebord serait constitué par deux lignes de crête – a coûté plus d’un million de victimes à l’humanité. Il avait la configuration d’un crâne dont les dents essayaient de mordre Ypres, c’est ainsi que les Allemands, avec un humour macabre, le dessinait pendant la guerre. Un homme en bonne condition physique peut aisément faire le tour de ce crâne en une journée ; mais en 1917, un soldat, à supposer qu’il ne subisse pas d’interférence humaine, serait tombé, épuisé, avant même d’avoir parcouru un centième de la distance, et se serait ensuite noyé, face contre terre, dans la couche de boue qui couvrait toute la surface. Les bombardements détruisaient les nombreux cours d’eau qui drainent ce pays jadis recouvert par la mer ; et le pudding devenait du porridge, gorgé d’eau glacée.
La seule façon de traverser le bourbier était de suivre les pistes en bois qui zigzaguaient sur la surface boueuse. Elles étaient constituées de billes de teck et de hêtre placées côte à côte, qui faisaient penser aux dépouilles dont se seraient débarrassés des monstres issus de la boue primitive. La nuit, ces pistes brillaient sous le feu, la fumée et les terribles explosions des obus ; des portions entières volaient en éclats avec les chariots, les chevaux et les mulets qu’elles transportaient ; la boue de chaque côté étant encombrée de vieilles choses cassées ou enflées. Pour que reviennent les images de 1917, il faut que j’oublie ce beau district agricole que j’ai devant les yeux.
Extrait de A Fox under my cloak
– Y’en a des centaines, c’est pas des blagues. Viens voir, l’Écossais !
Cette extraordinaire nouvelle fit bondir Phillip. En passant devant le château, il vit ce qui de prime abord ressemblait à une foule de supporters sur un terrain de foot pendant la mi-temps. Il n’en crut pas ses yeux. Malgré la peur, il ressentit une certaine exaltation. Il continua à pédaler, en proie à un vif sentiment de solitude et d’exposition au danger, et arriva, par-delà les arbres, à la tranchée de tir et à une barricade de sacs de terre dressée en travers de la route. Être là, à cet endroit, en plein jour, c’était comme faire partie d’un rêve. La barricade paraissait si petite, si frêle, et la route si étroite, si propre, avec cette herbe qui poussait entre les pavés depuis qu’on n’y roulait plus. Deux cent mètres plus loin, sur le côté droit de la route, il vit le grand bâtiment de briques de l’Hospice, d’où tiraient habituellement les mitrailleurs allemands. Comme il paraissait grand maintenant, bien que sa partie la plus basse fût toujours dissimulée par une légère élévation ! Juste à côté, une autre barricade barrait la route : c’était le début du front allemand.
Après avoir posé son vélo contre la barricade britannique, Phillip pénétra dans le no man’s land et se retrouva face à des Allemands bien vivants, des hommes en uniformes gris avec des bottes de cuir jusqu’aux genoux, situation en tous points inimaginable. De plus, les Allemands, du moins certains d’entre eux, se montraient d’une extrême amabilité et parlaient même anglais. Il hâta le pas pour se retrouver parmi eux et en vit un écrire son nom et son adresse à l’attention d’un Britannique, lequel fit ensuite la même chose. Ils s’étaient promis de s’envoyer des nouvelles après la guerre.
La plupart des Allemands étaient des hommes de petite taille, au visage plutôt pâle. Beaucoup portaient des lunettes et avaient de menues barbichettes. Il ne vit pas un seul casque à pointe. Ils étaient tête nue ou avaient de petits feutres gris ornés de rubans rouges, lesquels étaient agrémentés de deux boutons en métal, à liserés blanc, noir ou rouge, un peu comme des cibles d’archers.
– Ce sont des Saxons, lui dit un soldat barbu. Ce sont eux qui ont laissé les London Highlanders installer une clôture la nuit dernière. Tu dois le savoir, vu que c’est ton régiment. Ils n’ont pas voulu tirer. Ils ne l’auraient pas fait même s’ils en avaient reçu l’ordre, qu’ils m’ont dit, ou alors ils auraient visé en l’air.
– J’ai vu leur sapin et j’ai entendu leurs chants de Noël.
– C’est pas des mauvais bougres, si tu veux mon avis.
[…]
Un des petits Saxons se tenait un peu à l’écart et fumait avec satisfaction une grande pipe d’écume de mer toute neuve. Il portait de grosses lunettes et ressemblait aux caricatures de « boches » des revues satiriques. Phillip remarqua que sur le fourneau de sa pipe était peint le visage du prince Guillaume revêtu d’un képi à grande visière. Le Saxon vit qu’il regardait sa pipe et, la retirant de sa bouche, dit avec une fierté sereine : « Kronprinz ! Prächtiger Kerl ! » en considérant le portrait et en agitant sa mince barbichette noire en guise d’approbation. Il replaça ensuite soigneusement sa pipe entre ses dents et aspira pour que le feu ne s’éteigne pas. Il enleva à nouveau sa pipe, examina le fourneau, le porta à son nez et se remit à fumer.
– Il essaie de la faire rougir, commenta Phillip. J’avais aussi une pipe courbe comme celle-là, mais elle était en bois, une vraie pipe d’artiste. Mais j’en avais assez d’essayer de la culotter. A la tienne, mon gars ! dit-il ensuite au soldat qui fumait.
Un autre Saxon s’approcha pour expliquer en anglais :
– « Prächtiger Kerl » signifie « bon copain » ou « type bien ». C’est ce que vous appelez un « proper toff » à Piccadilly. Le Kronprinz Guillaume nous a tous donné une pipe. Un joli cadeau de Noël, non ?
Lettre :
Chère maman 29 mars 1917
Excuse mon écriture, j’ai été blessé à nouveau, mais rien de grave, juste le pouce droit. Ainsi donc, j’ai été blessé deux fois au cours de cette petite campagne. L’éclat d’obus a tué mon cheval, cabossé mon képi mais ne m’a pas touché sauf au pouce. Ce n’est qu’une petite coupure de deux centimètres de long qui va jusqu’à l’os. Comme mon bras n’a rien, ce n’est pas assez important pour être hospitalisé.
Nous ne sommes pas loin des positions boches, dans un petit creux, mais leurs foutus ballons peuvent nous voir. J’ai un bon petit abri avec un poêle boche. Je préfère ce genre de hutte aux tentes, du moment que le toit et les parois soient étanches, car il pleut en ce moment. Pour ce qui est du poêle, c’est une vraie bénédiction et je vais l’emporter avec moi sur un chariot quand nous partirons. Il ressemble à ça. [dessin inclus dans la lettre]. Il fait 50 cm de haut, la plaque a un diamètre de 20 cm et pèse 2 kg. La buse fait près de 2 m. La hutte a été construite dans le talus du remblai. Elle fait 1 m 80 sur 3 m, hauteur 1 m 50, et le poêle chauffe bien. Mon lit de camp y est installé et chaque soir j’enfile mon pyjama. C’est à peu près la même chose qu’à Grantham mais nous avons moins de travail : lever à 9h, petit-déjeuner dans un abri construit par des charpentiers (nous avons toutes sortes de compétences dans la compagnie), de la bonne nourriture, du bacon, des saucisses, etc, etc & de bonnes tables & des nappes & nous avons un cuisinier français du nom de Carny qui s’occupe des repas du mess. Nous sommes 10 officiers et 170 soldats dans la compagnie, ce qui est bien mieux que dans un bataillon.
Les frais de mess s’élèvent à environ 120 francs par mois, mais bien sûr ce n’est pas tout le temps, seulement quand nous ne sommes pas aux tranchées. Pour l’heure nous sommes assez loin en arrière, la même distance qu’entre chez nous et Whitefoot Lane. Quand nous montons aux tranchées, je m’arrête avant la ligne avec les mules. Je dois alors emprunter des routes criblées de trous d’obus. Je suis aux canons depuis mon traumatisme nerveux (10 jours de combat, ce n’est pas de la rigolade, pour personne). Je suis donc assigné de façon permanente aux transports. Mon prédécesseur dort de son grand sommeil, qu’il a entamé il y a une dizaine de jours. Le pauvre gars, il a couru en direction du barrage, et sur la route on ne peut pas se mettre à l’abri.
Pourquoi Jerry ne veut-il pas de pyjama ? Comment fait-il quand il est en repos ? Nous n’avons pas encore eu de repos divisionnaire, c’est-à-dire que l’ensemble de la division n’a jamais quitté la ligne en même temps. Je peux me changer tous les soirs. J’ai un bon lit, des couvertures, de la nourriture et une estafette. J’n ai bavé ces derniers temps, 4 fois au contact de l’ennemi, ce n’est pas rien. Mon pouce cesse déjà de me faire mal, le temps s’améliore même s’il continue de pleuvoir un peu.
Je peux vous dire qu’on est bien ici, même si les Allemands ont abattu tous les arbres, dynamité toutes les maisons et empoisonné les puits, etc, etc, etc (et cassé tous les poêles et posé des explosifs sous chaque tôle !!) La plupart des petits poêles étaient foutus, sauf le mien, mais une jolie petite grenade avait été insérée dans la cheminée, prête à exploser ! Je l’ai gardée en souvenir. Il y avait deux pianos dans l’abri, chacun relié à une mine !!!
Le paysage est superbe ici, pas de boue et de trous d’obus, juste des champs intacts.