
Artiste de music-hall, Harry Lauder se rend en France pendant la guerre pour se recueillir sur la tombe de son fils, tué à Pozières. |
L’hommage au fils
Artiste de music-hall né en Ecosse, Harry Lauder a connu un immense succès au début du XXe siècle. Se produisant sur scène en kilt, il a promu le folklore écossais dans le monde entier et amassé une véritable fortune. En tournée australienne quand la guerre éclate, il décide immédiatement de prendre part à l’effort national et organise dès son retour en Grande-Bretagne des « concerts de recrutement ». Il se rend également en France, où il chante pour les soldats britanniques. Sa fortune personnelle et l’argent récolté par ses appels aux dons lui permettent de créer le Harry Lauder Million Pound Fund, dont le but est d’aider les soldats écossais mutilés à se réintégrer dans la vie civile. Les motivations de Harry Lauder sont avant tout patriotiques. Il considère que la guerre contre la « sauvagerie allemande » doit être menée sans merci, quel qu’en soit le coût, moral et financier.
Le Harry Lauder Recruiting Pipe Band sillonne le pays et termine chacune de ses prestations par une marche en direction du centre de recrutement. A la fin de ses propres spectacles, au théâtre Shaftesbury de Londres, Harry Lauder s’adresse aux jeunes hommes du public et les enjoint à s’engager. Juste avant sa représentation du 1er janvier 1917, il reçoit un télégramme lui annonçant la mort de son fils unique, John, tué au combat le 28 décembre 1916 à Pozières. John s’était engagé dès le début de la guerre. Musicien accompli, il accompagnait son père pendant ses tournées. Diplômé de Cambridge, John était devenu capitaine dans le régiment des Argyll and Sutherland Highlanders.
Dévasté par le chagrin, Harry Lauder n’en continue pas moins de se produire sur scène. En juin, il embarque à Folkestone avec un mini-piano spécialement conçu pour une tournée au front. Après un premier concert donné à Boulogne, il prend la direction des tranchées et donne plusieurs représentations par jour. Il se rend à Ovillers, où son fils est enterré, et espère en savoir un peu plus sur les circonstances de sa mort. Le compte rendu officiel stipulait que le capitaine John Lauder avait escaladé l’échelle de tranchée pour inspecter le no man’s land et été abattu par un tireur isolé allemand. Mais une rumeur affirmait aussi qu’il avait été tué par un de ses hommes. Aujourd’hui encore, cette « légende du front » continue d’alimenter la littérature de la Première Guerre mondiale. Un roman publié dans les années 90 reprend la thèse du meurtre. Officier zélé excessivement porté sur la discipline, John Lauder aurait été détesté par ses hommes, ainsi que par ses collègues officiers, qui voyaient en lui un fils de parvenu. La fortune amassée par Harry Lauder avait en effet suscité bien des jalousies en Écosse. Mais tout cela reste purement hypothétique. Aucun témoignage ne vient corroborer cette thèse. Il y eut certainement des meurtres perpétrés dans les tranchées, mais par la force des choses ceux-ci sont restés secrets.
Après sa tournée au front, Lauder continue ses concerts de soutien à l’effort de guerre, notamment au Canada. Pendant les années 20, il reprend le cours normal de sa carrière et se retire de la scène dans les années 30. Il donnera toutefois des concerts radiophoniques pendant la Seconde guerre mondiale.

A Minstrel in France, publié en 1918, est le vibrant hommage d’un père à son fils. Ce témoignage est également un précieux document sur les conditions dans lesquelles les artistes se produisaient pour divertir les combattants.
Extrait :
Hogge et le docteur Adam, mes deux excellents amis, m’accompagnèrent tout au long de ce triste pèlerinage. L’affection qu’ils me témoignaient me fut précieuse. Je ne crois pas que nous ayons échangé un seul mot en traversant le champ. Les mots n’avaient plus aucune utilité. C’est ainsi que nous sommes arrivés, à huit cent mètres environ de la route de Bapaume, sur une petite éminence qui s’élevait dans les champs. Un petit cimetière militaire la couronnait. Les tombes alignées étaient entourées d’une clôture qui délimitait ce terrain appelé à rester sacré jusqu’à la fin des temps. Dans ce petit acre voué au silence reposaient cinq cents jeunes Britanniques, dont mon petit gars. C’était là qu’étaient enterrés les plus grands espoirs de ma vie, ces espoirs qui avaient été ma force et ma joie pendant tant d’années.
D’un geste éloquent, un soldat me désigna un petit tertre brun au milieu d’une rangée de sépultures identiques. Puis il se retira. Hogge et Adam s’arrêtèrent, silencieux et solennels. Je me dirigeai donc seul vers la tombe de mon garçon et me jetai sur la terre chaude et amicale. Mes souvenirs de ce moment restent embrouillés mais je pense que pendant quelques minutes mon effondrement fut total.
C’était un si bon garçon !
J’espère que vous ne penserez pas, mes amis qui lirez ces lignes, que j’exalte plus que je ne le dois les vertus de mon fils. Elles sont pareilles à celles des autres Britanniques morts pour le roi et le pays, et aussi à n’en pas douter, des autres nations tombées pour vaincre les boches. Mais le fait est qu’il était un si bon garçon !
Tandis que j’étais allongé sur ce tertre, sous le soleil de juin, tout ce qu’il avait été, tout ce qu’il avait signifié pour sa mère et moi, m’est revenu soudainement en mémoire et a ravivé mon chagrin. Je le revis bébé, puis faisant ses premiers pas. Nous avions été de vrais copains, lui et moi, à chaque instant !
Comment bien de temps suis-je resté allongé là ? Je ne sais pas. Dieu seul sait comment j’ai trouvé la force de me relever et de m’éloigner de cet endroit, qui était à la fois le plus triste et le précieux de la Terre. Je vécus une heure d’angoisse tout aussi intense que celle qui avait suivi le moment où j’avais appris que je ne reverrais jamais plus mon petit gars, même si sa nature était différente. Tandis que je traversais à nouveau ce champ empreint de mélancolie, ses tertres et ses croix blanches à perte de vue m’ont apporté une sorte de consolation tragique.
Je pensais à tous les coeurs brisés au pays. Ils étaient nombreux à attendre le jour où eux aussi – eux aussi – pourraient venir en France et se jeter, comme je l’avais fait, sur quelque tertre de terre brune ! Combien priaient pour qu’arrive le jour où ils pourraient reposer leurs yeux sur une croix blanche, comme je l’avais fait, et prendre un peu de la terre où elle était plantée pour la déposer dans un endroit sacré à Grande-Bretagne ?
(…)
Je reviendrai régulièrement en France pour me recueillir sur sa tombe. Tant que je vivrai, cette colline sera le sanctuaire où je viendrai en pèlerinage. Le temps viendra où je pourrai être accompagné de sa mère et nous nous agenouillerons ensemble devant sa tombe.
En attendant, les fleurs sauvages, les grandes herbes et les nombreux petits buissons de cette plaine le protègeront, lui et tous les autres braves soldats morts pour Dieu et le drapeau.