
Enfant de la balle, Harold Chapin s’engage dans les services médicaux dès le début de la guerre. Il est tué à la bataille de Loos en septembre 1915. |
Un comédien brancardier
Bien que citoyen américain, Harold Chapin est mort sous l’uniforme britannique à la bataille de Loos en 1915. Sa mère, une comédienne de renom, s’était installée en Angleterre en 1888, après un court séjour à Paris, quand il avait trois ans. Né dans une famille unitarienne, confession qui ne reconnaît pas le principe de la Trinité, Harold Chapin a, selon la légende familiale, du sang indien dans les veines. Enfant de la balle, il monte sur les planches dès le plus jeune âge, mais sa mère tient à ce qu’il suive une scolarité normale. Après quelques années de pensionnat, qui lui laisseront un goût amer, il retrouve le théâtre et joue dans de nombreuses pièces. Le jeune comédien commence également à écrire.
Pendant les années qui suivent, ses activités de comédien et d’auteur ne lui laissent aucun répit. Sa vie entière est consacrée au théâtre. A tel point qu’à certaines périodes, il s’effondre de fatigue. Avec une quinzaine de pièces à son actif en tant qu’auteur, il est considéré en 1914 comme une des valeurs montantes du théâtre britannique. Mais sitôt la guerre déclarée, Harold Chapin s’avère du jour au lendemain incapable d’écrire ou de jouer. Il s’engage dans les services médicaux de l’armée le 2 septembre 1914. L’artiste devient un soldat enthousiaste, prêt à affronter tous les dangers. Ses lettres révèlent son sens aigu de l’observation, son courage et son humour. Il est tué le 26 septembre 1915, au cours de la bataille de Loos.
Harold Chapin n’a pas laissé de mémoires relatant son expérience au front mais ses lettres sont particulièrement intéressantes, autant par ce qu’elles disent de la guerre que par leur style, direct et spontané. Les circonstances de sa mort sont relatées dans une lettre envoyée à son épouse par un de ses compagnons d’armes. Les camarades des soldats tués ne manquaient jamais d’envoyer une lettre détaillée aux proches du défunt pour leur livrer le récit de ses dernières actions. Ces informations étaient importantes pour les pères, les mères et les épouses, qui trouvaient une certaine consolation en apprenant que celui qu’ils pleuraient s’était comporté avec bravoure et n’avait pas souffert. Sur ce dernier point, les lettres mentaient parfois. Les blessures par balle à la tête, entraînant une mort instantanée, sont certainement moins nombreuses que ne le laissent penser ces témoignages épistolaires. Quoiqu’il en soit, la longue lettre de Richard Capell a le mérite de mettre en lumière le courage des brancardiers, qui transportaient les blessés au péril de leur vie.
La lettre qui suit, qu’Harold Chapin a envoyée à sa femme, montre le style vif et familier de l’auteur. Elle évoque aussi une réalité tabou : les désordres mentaux dont ont souffert bon nombre de soldats.
4 mai 1915
A sa femme
Ce fut à tous points de vue une semaine mouvementée mais je pense vraiment que les heures que je viens de passer resteront sans équivalent jusqu’à la fin de la guerre. La nuit était claire – presque la pleine lune – ce qui ajoute un je ne sais quoi de mystère, tu ne trouves pas ? J’étais parti avec trois hommes suite à un message incohérent qu’un homme à cheval, accompagné de deux cyclistes, m’avait délivré…
« Soldat devenu fou à x. Enfermé dans un local près de la gare. »
Quand nous sommes arrivés, il ne délirait pas; apparemment, il dormait, enveloppé de couvertures, calme comme la mort. Nous avons descendu un brancard du camion automobile et une douzaine d’attaches, que j’avais – heureusement – pensé à apporter, et nous nous sommes mis à discuter au clair de lune de ce qu’il convenait de faire. Quel drôle de groupe nous avons dû former sur ce quai de gare désert ! Puis un de ses copains l’a touché. Essaie d’imaginer la scène car il m’est difficile de la décrire. Il s’est mis à délirer, à mordre, à taper des poings et des pieds, grognant et montrant les dents comme un chien – vraiment comme un chien – on l’a allongé sur le brancard et je l’ai attaché avec autant de douceur que possible tout en restant ferme. Tandis que je me penchais au-dessus de lui, ma chemise a touché son visage et il l’a mordue – et pendant ce temps, tout près de nous des hommes allaient rejoindre les tranchées en chantant. Ils passaient sur la route, qui n’était qu’à cinquante mètres, et nous, nous étions là, une douzaine, à le tenir par les bras, les jambes et les cheveux, à essayer de l’envelopper dans des couvertures pour l’emmener avec deux de nos hommes et deux de ses camarades vers notre joli petit hôpital flambant neuf. Ashcroft [un infirmier] et moi-même avons ensuite décidé de marcher un peu au clair de lune, avec à l’horizon les fusées éclairantes [la 2e bataille d’Ypres était en cours] au-dessus de la ligne secouée d’explosions (la gare est derrière nous par rapport à la ligne de front). J’étais naturellement bouleversé. Ashcroft est un bien brave gars. Il se demandait comment « un type pouvait perdre les pédales comme ça ? » Il supposait qu’il avait été « trop intrépide » et que ça lui était « monté à la tête ». « Ceux du génie perdent facilement la boule… » etc. Tu vois le genre : ancien steward sur un paquebot, puis jardinier et fabricant de haut-de-forme, âge quarante ans ? On en rencontre cinquante par heure des comme ça.
Nous devions traverser le jardin boisé du château. Dans ce petit bois, on trouve une quarantaine de tombes, à parts égales britanniques et indiennes, des tombes joliment ornées de couronnes de perles et de croix de sapin. Un rossignol chantait avec grâce au clair de lune. Ses premières notes furent si proches et si basses que j’en ai sursauté.