
Après la bataille de la Somme, Guy Chapman est victime d’une attaque au gaz à Arras. Après la guerre, il sera professeur d’histoire et épousera la romancière et militante pacifiste Margaret Storm-Jameson. Ses mémoires de guerre sont avant tout un hommage aux camarades tombés au front. |
« Les sept premières années seront les plus dures »
Publié en 1933, A Passionate Prodigality est un ouvrage dédié aux camarades tombés au front. Si cette dédicace peut paraître convenue, elle n’en reflète pas moins une réalité forte. Écrire ses mémoires de guerre, c’est aussi rendre hommage aux morts. L’auteur le dit clairement : Ce dont les survivants se souviennent, ce n’est pas de la peur ni de la souffrance mais des visages et des voix de ceux avec qui ils ont combattu.
Né en 1889, Guy Chapman est le fils d’un avocat célèbre. Après des études de droit, il embrasse à son tour la carrière juridique en 1914 et se marie la même année. Il s’engage dans les Royal Fusiliers mais ne se fait aucune illusion sur la guerre. Guy Chapman ne succombe pas à la fièvre patriotique, pas plus qu’il ne ressent cette soif d’aventure dont parlent volontiers les premiers engagés. Il a juste peur de ne pas être à la hauteur. Après un d’entraînement de dix mois en Grande-Bretagne, qu’il trouve particulièrement inadapté, et pour tout dire inefficace, le jeune sous-officier arrive en France en août 1915. Il est surpris par l’état déplorable des tranchées et la quantité de boue générée par le front. Chapman participe à la bataille de la Somme et observe le changement qui s’opère chez les soldats. Il s’agit plus de lassitude que de désillusion à proprement parler. A la bataille d’Arras, Guy Chapman est victime d’une attaque au gaz moutarde. Il avait entendu les obus à gaz tomber mais ne percevant aucune odeur n’avait pas cru bon de mettre son masque. Évacué en Angleterre, il revient au front une fois rétabli. A l’annonce de l’Armistice, les hommes se contentent de hausser les épaules. La veille, ils avaient enterré toute une section : des visages amis avaient été mutilés par l’ennemi.
Démobilisé en février 1920, il divorce et dirige le bureau londonien d’une maison d’édition irlandaise. En 1926, il épouse Margaret Storm-Jameson, romancière et militante féministe. Ayant perdu son père et son frère sur le front, Margaret Storm-Jameson ne cessera pendant les années 20 et 30 de dénoncer la guerre et de lutter pour la paix, notamment aux côtés de Vera Brittain. Guy Chapman enseigne à l’université et obtient une chaire d’histoire contemporaine à Leeds en 1945. Il publie des ouvrages historiques sur la France et édite deux anthologies d’écrits de combattants de la Grande Guerre.
Guy Chapman meurt en 1972. En 1975, Margaret Storm-Jameson publie A Kind of survivor, une sélection des écrits autobiographiques de son mari.
Les portraits ont la part belle dans A Passionate Prodigality. L’auteur rend hommage à tous ceux aux côtés desquels il a combattu. Comme il l’annonce au début de l’ouvrage, la communauté des tranchées ne disparaît pas au moment où se termine la guerre. Elle dure toute une vie. Certains aspects rarement évoqués de la vie au front tels que les recherches de cantonnement ou la vie quotidienne dans les Q.G. donnent également à ces mémoires une valeur documentaire évidente. Mais c’est surtout la notion d’évolution du conflit et le changement des attitudes des combattants qui fait l’intérêt majeur de A Passionate Prodigality. Le schéma classique qui va de l’enthousiasme naïf des débuts à l’enlisement, puis à la perte totale de toute illusion, est ici nettement mis en avant, dans toute sa complexité.
Extraits :
Pendant longtemps, je ne me suis pas considéré comme un individu à part entière. J’étais avant tout membre d’un bataillon. La guerre, avec ses formes et ses teintes, avait pris en partie possession de mes sens. Ma vie était reliée à la vie d’autres hommes, quelques-uns étaient vivants, d’autres morts.
Aujourd’hui seulement, j’arrive à me dissocier d’eux. Pour cette raison et d’autres, ce qui va suivre est avant tout l’histoire d’une compagnie. Le récit commence en juillet 1915, quand le bataillon de la Nouvelle Armée, dont je faisais partie, embarqua pour la France.
Je répugnais à y aller. Je n’avais aucune illusion romantique. Nullement impatient de sacrifier ma personne, je n’étais pas pour autant résigné, même si mon coeur ne s’emballait pas en pensant à l’Angleterre. En fait, j’avais très peur; j’avais peur surtout de manquer de courage, et je ne voulais pas que ça se voie.
[…]
Être en réserve, cela ne voulait pas dire être au repos. Nous étions en fait submergés par les corvées. Nous avons d’abord passé une journée dans les lignes de soutien à Hannecamps et Bienvillers : huit heures à creuser, plus un trajet de quinze kilomètres pour se rendre sur place; le lendemain nous étions à un ouvrage de défense sept kilomètres plus à l’ouest. Un matin, suite à une erreur dans les ordres, le bataillon a effectué sa revue à 5 h 30 au lieu de 6 h 30. Les quatre compagnies se sont plantées sous la fenêtre de l’adjudant-major et lui ont chanté Michigan pendant une heure exactement. Régulièrement, nous avions droit aux revues de détail (j’y voyais toujours une atteinte à notre liberté individuelle), inspections de pieds ou de masques à gaz, gardes et autres corvées du genre « un lieutenant et 40 hommes pour décharger des wagons à la gare de ravitaillement ». Certaines corvées consistaient à aller faire du petit bois au-dessus de Pas. Elles se terminaient toujours par le dépeçage de quelque taillis prometteur suivi d’une querelle avec ceux du Génie, ou par la blessure d’un soldat occupé à couper les branches d’un arbre pendant que ses camarades s’attaquaient au tronc. Les Bains de la division se trouvaient à Pas. Une fois par semaine, on nous envoyait en tenue de corvée à la brasserie; les hommes s’y baignaient dans d’énormes cuves et faisaient le pitre tandis que les officiers se glissaient précautionneusement dans d’étroits tonneaux remplis d’un liquide fumant à la couleur douteuse. Nous devions aussi aller récupérer des recrues à la gare, habituellement à la tombée du jour. Les bleus étaient morts de fatigue et celui qui les guidait pouvait s’estimer heureux s’il n’en perdait pas un ou deux sur le chemin du retour. Mais ce ne sont là que quelques détails parmi les centaines qui constituent la vie d’un bataillon.
[…]
Ils étaient installés dans les Abris de Kemmel et se préparaient à monter en ligne. Smith avait pris le commandement de l’unité quelques jours auparavant.
– Installe-toi et ouvre l’œil, me dit-il. Il y aura bientôt du travail pour toi.
J’ai donc ouvert l’œil.
En dix mois, le bataillon avait subi de profonds changements. Il ressemblait à un de ces vieux habits qu’on a tant reprisé qu’il ne contient presque plus rien du tissu d’origine, même si sa forme n’a pas changé. Au train des équipages, dans les entrepôts et les salles de rapport, on voyait encore quelques visages familiers. L’adjudant-chef continuait de bomber le torse et de rugir, bien que sa voix fût plus rauque qu’avant. Edmunds, le sergent-major de la 2e compagnie, était toujours aussi bonhomme et sa compétence n’avait pas diminué. Il avait conservé sa gaieté à toute épreuve. Les sergents étaient les mêmes, mais ils avaient laissé tomber toute trace de militarisme. Parmi les hommes de troupe, on apercevait çà et là un visage connu, un Crossley, un Ting. Mais le changement qui s’était opéré était plus profond que la simple perte des repères habituels. Le ressort était cassé. Les derniers feux de l’idéalisme naïf de 1914 s’étaient éteints au cours des batailles d’Arras. Bien que dociles et volontaires, les hommes avaient atteint un degré de fatigue extrême. Ils en savaient trop maintenant pour continuer à espérer, mais ils ne versaient pas pour autant dans le désespoir. Ils vivaient au jour le jour, n’aspirant à rien, ce qui leur permettait également de ne jamais être déçus. Ils ne se laissaient plus berner par le patriotisme triomphant des journaux. Ils ne croyaient plus à la vertu des hommes politiques ni aux sacrifices des profiteurs. Ils en avaient plein le dos de l’Angleterre, de la France et de la Belgique, plein le dos, et si loin du pays. La meilleure chose qui pouvait leur arriver était la fine blessure, celle qui les renverrait chez eux pour un an, la seconde étant un petit coin peinard, où on peut respirer à son aise et étendre ses jambes, quelque part en arrière, par exemple dans un village avec des estaminets. Ils en avaient tellement vu qu’ils n’osaient envisager qu’il pût y avoir pire, mais ils savaient que le pire était toujours possible, il suffisait d’attendre.
La situation des officiers était la même que celle des hommes. Très peu d’entre eux faisaient partie du cru antérieur à la Somme : Vanneck, qui en avait miraculeusement réchappé, paraissait démoralisé, Whitehead avait connu deux longs séjours à l’hôpital, Jerome et P.E. Lewis avaient également été blessés puis réintégrés. Les autres étaient beaucoup plus jeunes. La plupart d’entre eux étaient aussi abattus que leurs hommes. Ils étaient tour à tour en proie à l’irritation, à la peur et au cafard. Notre langage était devenu plus rude; notre humour parcimonieux, au mieux cruel, avec des rires sardoniques. Nous étions en fait des grognards, qui avions connu, non pas Marengo, Austerlitz, Wagram et Borodino, mais une longue série d’attaques pleines de frustration sur une bande de terre de quatre-vingts kilomètres infectée par l’odeur de l’homme. C’est là que nous avons appris à apprécier ce bon mot : « Les sept premières années seront les plus dures ».