
Auteur de mémoires romanesques publiés sous pseudonyme, Frederic Manning analyse son expérience combattante et propose une vision désenchantée de l’homme des tranchées.
Un Australien dans les tranchées
Né en Australie en 1882 dans une famille catholique d’origine irlandaise, Frederic Manning grandit dans un milieu aisé. Son père est un homme politique influent, élu maire de Sydney en 1891. Scolarisé à domicile en raison de problèmes d’asthme, Frederic Manning a pour précepteur le révérend anglais Arthur Galton, secrétaire du gouverneur de la province australienne de Nouvelle-Galles du Sud. Quand le révérend repart en Grande-Bretagne, Manning l’accompagne et s’installe chez lui, dans le presbytère d’une paroisse proche de Bourne, dans le Lincolnshire. Passionné de littérature, lecteur boulimique, Manning s’essaie à l’écriture et publie son premier livre en 1907, un monologue en vers. Suit en 1909 un livre composé de dialogues imaginaires avec des figures illustres telles que Socrate, François d’Assise et Cromwell. Ces ouvrages connaissent un certain succès critique mais restent toutefois confidentiels. S’il peut se consacrer à la littérature, c’est essentiellement grâce à une pension versée par son père, complétée par les dividendes d’un élevage de moutons dont s’occupe un de ses frères. Son mentor, le révérend Galton, pourvoit également à ses besoins. Manning fréquente la bohème de Londres mais le style de vie des artistes n’est pas toujours compatible avec sa santé fragile.
Quand la guerre éclate, il se porte volontaire mais sa constitution chétive lui vaut plusieurs refus de la part des centres de recrutement. Il finit par être accepté en octobre 1915 dans un régiment d’infanterie légère : le King’s Shropshire. Le seconde classe Manning, matricule 19022, est envoyé en France en 1916 et participe à la bataille de la Somme. Il écrit des poèmes et publie en 1917 un recueil intitulé Edolia. Rappelé en Grande-Bretagne, il est envoyé en Irlande en mai 1917. Il devient sous-lieutenant dans le régiment des Royal Irish. Mais le statut d’officier s’accorde mal avec son tempérament. Il boit plus que de raison et multiplie les démêlés avec ses supérieurs. Ses problèmes d’alcoolisme sont officiellement transformés en neurasthénie, si l’on en croit les notices biographiques, mais les sources divergent sur ce point. Une chose est certaine : il a fait preuve, en France comme en Irlande, d’un comportement qui s’apparente à de l’insubordination.
Après l’Armistice, il se consacre à la poésie et côtoie des écrivains tels que Sassoon, T.S. Eliot, Aldington et T.E. Lawrence. Mais suite à la mort du révérend Galton, il a besoin d’argent et accepte une commande de biographie. Sa carrière littéraire semble au point mort quand l’éditeur Peter Davies le pousse à écrire sur la guerre. Frederic Manning s’attelle à la tâche et écrit très rapidement The Middlepart of Fortune. Le regain d’intérêt récent pour les mémoires ou romans de combattants peut à tout moment refluer. Comme d’autres écrivains-combattants, il ne veut pas louper le coche et publie son roman en 1929. Mais à la différence de Sassoon, Blunden ou Graves, il le fait anonymement, le pseudonyme utilisé étant le 2nde classe 19022.
The Middlepart of Fortune met en scène le soldat Bourne, un personnage énigmatique et détaché qui accepte son sort en dépit des horreurs de la guerre. Ce roman, qui s’inspire directement de l’expérience de l’auteur, est à bien des égards unique dans la production littéraire britannique de la Grande Guerre. Manning adopte en effet un parti pris qui va à l’encontre de la plupart des mémoires et romans traitant de la Première Guerre mondiale. Les combats et les descriptions de la vie militaire y ont la portion congrue. Le souci didactique, souvent très fort chez les écrivains-combattants, n’est pas plus présent. Manning essaie avant tout d’analyser ses réactions face à une expérience dont il faut absolument rendre compte d’un point de vue moral. Au réalisme sans concession des descriptions répond une exploration psychologique de la vie intérieure du combattant. Bourne, le héros du roman, est une sorte de gentleman qui a choisi de vivre au milieu des hommes du rang, refusant de devenir officier. Le style de Manning épouse son propos avec une parfaite adéquation. Sa phrase longue, parfois tortueuse, souvent hachée, rend compte d’une réalité confuse, que l’on cherche sinon à ordonner du moins à révéler dans toute sa complexité. Les dialogues, livrés de façon brute, sans édulcoration, sont d’une grande force et reflètent avec exactitude la manière de s’exprimer des combattants. Cet aspect du livre entraînera des problèmes avec la censure.
L’année suivante, une version expurgée, où le langage rude des soldats est atténué, paraît sous le titre Her Privates We. Immédiatement, des écrivains prestigieux tels qu’Hemingway, Forster et Lawrence encensent l’ouvrage et considèrent qu’il s’agit d’un des meilleurs témoignages jamais écrits sur la Grande Guerre.
Après avoir passé dix-huit mois en Australie pour revoir sa famille, il meurt à Londres le 22 février 1935. Il faut attendre 1943 pour que le nom de l’auteur apparaisse sur la couverture du livre et 1977 pour qu’une réédition rencontre un large public.
LES TRANCHÉES Interminables sentiers coulés dans l’argile. Créneaux et pare-éclats où l’herbe pousse sans entrave, Pistils de scabieuse bleue, quelques fleurs attardées; Et le ciel, comme vu d’un puits, Etincelant d’étoiles glacées. Nous trébuchons en jurant sur le caillebotis glissant. En nous cette colère invisible des damnés. Une volonté plus forte que la fatigue et la peur animale, Implacable et monotone. Ici, une sape, qui descend, et en dessous La lumière sale et hésitante d’une petite bougie, Des corps affalés au sommeil difficile, Qui murmurent, Et des hommes qui n’arrivent pas à dormir, Leurs visages impassibles comme des masques, Leurs yeux brillants, fiévreux, les lèvres tirées, Faces tristes, impitoyables, terribles. Autant de malédictions incarnées. Ici au créneau, un guetteur casqué, Silencieux, immobile, pendant que deux autres dorment. Il regarde, l’oeil indifférent, Le pays dévasté, meurtri, Peuplé de formes gisantes, stupide de rigidité, Comme si elles n’avaient jamais été humaines. Mortes sont les lèvres où l’amour autrefois chantait et riait, Les mains d’une jeunesse avide de saisir la vie, Les yeux qui ont ri dans d’autres yeux. Tout cela qui a été engendré Par amour et qui a vécu avec fièvre Dans la volupté de la première force de l’homme, S’étale désormais en fragments sanglants, Pâture à rats et à corbeaux. Mais le guetteur ne bouge pas, ses yeux las Balaient la nuit et ses menaces. | THE TRENCHES Endless lanes sunken in the clay. Bays, and traverses, fringed with wasted herbage, Seed-pods of blue scabious, and some lingering blooms ; And the sky, seen as from a well, Brilliant with frosty stars. We stumble, cursing on the slippery duck-boards. Goaded like the damned by some invisible wrath. A will stronger than weariness, stronger than animal fear, Implacable and monotonous. Here a shaft, slanting, and below A dusty and flikering light from one feeble candle And prone figures sleeping uneasily, Murmuring, And men who cannot sleep, With faces impassive as masks, Bright, feverish eyes, and drawn lips, Sad, pitiless, terrible faces, Each an incarnate curse. Here in a bay, a helmeted sentry Silent and motionless, watching while two sleep, And he sees before him With indifferent eyes the blasted and torn land Peopled with stiff prone forms, stupidly rigid, As tho’ they had not been men. Dead are the lips where love laughed or sang, The hands of youth eager to lay hold of life, Eyes that have laughed to eyes, And these were begotten, O Love, and lived lightly, and burnt With the lust of a man’s first strength : ere they were rent, Almost at unawares, savagely ; and strewn In bloody fragments, to be the carrion Of rats and crow. And the sentry moves not, searching Night for menace with weary eyes. |