
Le régiment du First Newfoundland, auquel appartient Francis Lind, est décimé à Beaumont-Hamel le premier jour de l’offensive de la Somme. Ses lettres ont été publiées dans le journal de Saint-John, capitale de Terre-Neuve. |
Un Terre-Neuvien dans l’hécatombe de la Somme
En 1914, l’ancienne colonie britannique de Terre-Neuve, devenue territoire autonome en 1907, envoie son contingent de combattants en Europe, rassemblés au sein du régiment du First Newfoundland. L’unité sera quasiment décimée le 1er juillet 1916 à Beaumont-Hamel, avec 710 tués sur un total de 778 combattants, fauchés par les mitrailleuses allemandes avant même d’avoir pu parcourir 250 mètres. Francis Lind en faisait partie. Agé de 35 ans, il s’est porté volontaire dès le début de la guerre et a d’abord combattu aux Dardanelles, avant de rejoindre le front de la Somme en mars 1916. Les lettres qu’il envoie au pays sont publiées avec son accord dans le Daily News de Saint-John, capitale de Terre-Neuve. Il a été à sa façon le correspondant de guerre de son île natale.
Terre-Neuve est le dominion britannique qui a payé en pourcentage de victimes le plus lourd tribu pendant la guerre. De plus les dettes contractées suite à l’effort de guerre ont conduit le territoire à la faillite dix ans plus tard. En 1949, il sera intégré au Canada. Le parc-mémorial de Beaumont-Hamel rend aujourd’hui hommage aux Terre-Neuviens qui se sont battus sur le champ de bataille de la Somme.
Les 32 lettres de Frank Lind publiées dans le Daily Mail de Saint John furent lues avec un vif intérêt par les lecteurs terre-neuviens, soucieux de savoir ce que vivaient leurs compatriotes en France. Pour des raisons de censure, elles ne donnent que peu d’informations militaires. Par contre, elles sont riches en détail sur le vécu des combattants du régiment. Dans la quatrième d’entre elles, écrite dans un camp d’instruction en Ecosse, Francis Lind se plaint de la mauvaise qualité du tabac britannique, les soldats terre-neuviens lui préférant le Mayo. La manufacture en charge de la fabrication de cette marque envoie immédiatement 800 kilos de tabac au régiment, ce qui vaut à Lind d’être surnommé « Mayo Lind » au sein de la troupe. Au-delà de son aspect pittoresque, cette anecdote prouve le lien étroit entre le front et l’arrière, qui se traduisait entre autres par l’envoi de colis.
Dans sa dernière lettre, écrite le 29 juin 1916, Frank Lind s’attache à décrire la vie au front sur un ton léger, empreint d’une bonne humeur et d’une ironie pleinement revendiquées. Cette volonté d’afficher une certaine désinvolture est caractéristique d’une bonne part du courrier écrit par les combattants. Nombre d’entre eux ont tenu à rassurer les familles et les amis en gommant les aspects les plus durs de la vie au front ou en les évoquant avec humour.
France,
29 juin 1916.
[…]
Vous ai-je déjà parlé de la boue ? Que vous dire à part qu’elle nous couvre de la tête aux orteils ? Mais nous nous y sommes habitués, et le croirez-vous, nous l’apprécions. Oui, elle nous fait rire, car croyez-moi, l’homme s’habitue à tout et quand tous les gars rentreront au pays ils seront les plus forts que la Terre ait connus. Ici, nous affrontons le danger, le terrible danger, à chaque instant, quand nous regardons par-dessus le parapet par temps clair ou que nous observons les lignes ennemies de l’autre côté du no man’s land juste avant l’aube. Il est merveilleux de voir à quel point les hommes se sont endurcis au milieu des balles et des obus – et ces derniers ne manquent pas, je peux vous l’assurer. Entourés de tous ces projectiles, les gars ne bronchent jamais. Ah, si seulement je pouvais vous emmener en imagination dans les tranchées ! J’aimerais être capable de vous les décrire mais c’est impossible. Aucun mot ne peut dépeindre cette réalité ni rendre compte du calme avec lequel nous faisons face à la mort tout en continuant à plaisanter. Ici, il n’y a que l’instant présent qui compte. Il m’arrive de rire en regardant le gars à côté de moi parce qu’il est couvert de boue. Et à son tour, il rit parce que je ne suis pas mieux loti que lui. Un obus s’écrase alors tout près et nous rate, et on rit tous deux de plus belle.
Si vous le voulez bien, je vous invite à rentrer pour une minute ou deux dans nos cagnas. Elles sont bien différentes de celles des Dardanelles (Ah, les Dardanelles !). Là-bas, elles étaient en arrière de la ligne, ici elles sont le plus souvent dans les tranchées. Je vous en prie, entrez ! Je veux simplement que vous voyiez les rats, il y en a tant, ils sont si gros, des monstres. Je ne m’étais jamais imaginé que des rats puissent atteindre cette taille. On les voit se promener dans nos abris à la recherche de nourriture. Ils grignotent nos uniformes, notre barda, ils détruisent tout, tranquillement. Certains sont plus gros que des chats. Quand on entre dans la cagna, ils nous regardent comme pour nous dire : « Tiens, te voilà revenu ! » et continuent à fourailler dans nos musettes. On les chasse, bien sûr, mais ils reviennent aussitôt et si on les frappe du pied ils ont le culot de mordre nos bottes. Ils considèrent qu’ils sont ici chez eux. Quand on dort, on les sent marcher sur nous. La seule chose à faire est de ne pas bouger et de les laisser faire. Mais parfois, on perd patience, surtout quand on sent leurs moustaches qui nous frôlent l’oreille. Sans le moindre complexe, ils s’attardent sur nos épaules et regardent tranquillement nos badges pour savoir quel est notre régiment. A part ça, les nuits sont plutôt froides, mais l’été ne va pas tarder.