
Né Johann Hermann Hüffer, Ford Madox Ford est un écrivain de renom. Après avoir travaillé pour les services de propagande, il rejoint le front à 41 ans. Dans les années 20, il écrit un cycle romanesque intitulé Parade’s End, centré sur la guerre. Auteur de plus de 80 livres, il a aussi été éditeur et critique. |
Un écrivain majeur dans la Somme et à Ypres
Né d’un père allemand et d’une mère anglaise en 1873, Johann Hermann Hüffer prend le nom de plume de Ford Madox Ford en 1919. Ce nom est inspiré de celui de son grand-père, le peintre préraphaélite Ford Madox Brown.
Dans les dernières années du XIXe siècle, il entame une carrière littéraire prolifique, notamment dans le domaine du roman historique. Il coécrit plusieurs ouvrages avec Joseph Conrad et crée l’English Review, qui édite entre autres Thomas Hardy, H.G. Wells, Henry James et William Butler Yeats. Sa première œuvre majeure, la trilogie de La Cinquième Reine, paraît entre 1906 et 1908. Elle est basée sur la vie de Catherine Howard, la cinquième épouse de Henry VIII. Son roman le plus célèbre, The Good Soldier, est publié en 1915. Considéré comme une œuvre majeure de la littérature anglaise, The Good Soldier utilise une technique impressionniste qui lui vaut à sa parution le qualificatif de « roman français ». Ford Madox Ford estime que la fonction du romancier est d’être un historien de son époque par le biais d’un travail approfondi sur le style.
Marié en 1894 à Elsie Martindale, avec laquelle il a deux filles, Ford Madox Ford se sépare de sa femme en 1908 sans toutefois divorcer. Après une liaison houleuse avec l’auteure Violet Hunt, la justice le somme de verser une pension à sa femme légitime pour l’éducation de ses filles. Il refuse et passe huit jours en prison. Tout au long de sa vie, Ford Madox Ford aura une vie sentimentale particulièrement compliquée.
Dès l’entrée en guerre de la Grande-Bretagne, il travaille pour le bureau de propagande et écrit deux ouvrages dans le cadre de cette mission. Le 30 juillet 1915, il s’engage à 41 ans dans le Welsh Regiment et met ainsi un terme à son travail de propagande. Commotionné par une explosion d’obus pendant la bataille de la Somme, il perd la mémoire pendant trois semaines, allant jusqu’à oublier son nom. Il est ensuite envoyé au saillant d’Ypres, où il attrape une pneumonie, aggravée par l’exposition au gaz. Après une période de convalescence dans le sud de la France, il repart au front mais est vite déclaré inapte. Pendant le reste de la guerre, il travaille en Angleterre auprès du haut commandement et donne des conférences aux troupes. En 1918, il publie un recueil de poèmes de guerre.
Au début des années 20, il s’installe à Paris avec l’artiste australienne Stella Bowen et fonde la Transatlantic Review, à laquelle collabore Hemingway. Cette revue publie Ezra Pound, James Joyce et Gertrude Stein. En 1924, il a une liaison avec la romancière Jean Rhys, dont le mari est en prison. C’est à cette époque qu’il écrit sa tétralogie romanesque, Parade’s End, centrée sur le personnage de Tietjens, gentleman farmer représentatif de la bourgeoisie britannique du début du siècle, surnommé le « dernier conservateur ». Ce cycle est une des grandes réussites de la littérature romanesque inspirée par la Grande Guerre. Ford Madox Ford y brosse un vaste portrait de la société anglaise en prise avec la guerre et analyse les conséquences qu’a eu le conflit aussi bien sur l’individu que sur la nation. Ces romans diffèrent nettement de la production habituelle. Pas de compte-rendu documentaire de la vie sur le front, ni de mise en perspective historique. La narration n’est pas plus conventionnelle. L’auteur s’attache à retranscrire le flux de pensée des protagonistes dans un style qui évoque parfois des auteurs tels que Virginia Woolf et James Joyce. L’ensemble est puissamment ironique et pour tout dire désespéré et bien souvent cynique. Réussite littéraire évidente, la tétralogie reste néanmoins confidentielle. Ford Madox Ford n’est pas un écrivain pour le grand public. Sa réputation reste confinée au milieu littéraire.
Pendant les années 30, Ford Madox Ford partage son temps entre la France et les États-Unis. Il écrit de nombreux livres, dont un essai critique ambitieux à destination du grand public qui passe en revue l’histoire de la littérature. En sa qualité d’éditeur et de critique, il a fait connaître de nombreux auteurs tout au long de sa vie, dont Hemingway, mais sans en retirer la moindre reconnaissance. Son manque de succès finit par le rendre amer : J’ai aidé Conrad, j’ai aidé Hemingway. J’ai aidé un grand nombreux d’écrivains et beaucoup d’entre eux sont devenus bien plus connus que moi. Je suis maintenant un vieil homme et je mourrai sans m’être fait un nom. Il meurt à Deauville le 26 juin 1939 après une carrière prolifique. Ses 80 ouvrages et son influence sur la scène littéraire de son pays en font un des plus grands écrivains britanniques de la première moitié du XXe siècle.
En 2012, la BBC a produit et diffusé une série basée sur la tétralogie Parade’s End. Adapter ce cycle romanesque pour la télévision était une gageure. On a fait appel au dramaturge Tom Stoppard, qui dans la foulée a publié le scénario, réécriture condensée de la tétralogie.
Extrait :
Dans la Somme, en été, quand l’appel aux armes se faisait à quatre heures du matin, vous tombiez, en sortant de votre cagna, sur un paysage repoussant, tout en grisaille, qui s’étalait au-dessus d’un parapet terne et beaucoup trop fragile, et vos pensées se teintaient alors de toutes les nuances du pessimisme. Le regard se portait sur des avant-postes minables, de ridicules enchevêtrements de fils barbelés, des roues cassées, des détritus, des relents de brume qui flottaient au-dessus des positions de l’ignoble ennemi. Un calme tout en gris; des horreurs grises devant vous; sans parler de la population civile à l’arrière ! Et des pensées claires, aux contours bien définis… C’est alors que votre estafette vous apportait une tasse de thé avec un peu – vraiment peu – de rhum. En trois ou quatre minutes, le monde se transformait alors devant vos yeux. Les rideaux de barbelés devenaient de fabuleux systèmes de protection conçus avec le plus grand savoir-faire, pour lesquels vous étiez en droit de remercier Dieu; les roues cassées se transformaient en d’excellents repères pour les coups de main nocturnes dans le no man’s land. Vous deviez bien admettre que la compagnie avait fait du beau travail quand vous aviez demandé à relever le parapet qui s’était effrité. Quant aux Allemands, eh bien, vous étiez là pour les tuer, ces porcs; et cette perspective ne vous donnait pas la nausée… Vous étiez bel et bien un autre homme. Dont l’esprit avait une tout autre densité. Il vous était même impossible de dire si les traînées rosâtres des brumes de l’aube n’étaient pas en réalité un effet du rhum…
[…]
Le stupide dogme national selon lequel le jeu est plus important que le joueur était, du point de vue de l’organisation militaire, une véritable malédiction. Ceci fut notre perte, mentalement, en tant que nation. On nous avait appris qu’il y avait davantage dans le cricket qu’une simple vivacité d’esprit. Ainsi, ce méprisable officier d’intendance, qui avait en charge le dépôt de la compagnie, pensait qu’il améliorerait son score en refusant de distribuer des casques. Ce sont les règles du jeu ! Et si un des hommes de Tiejens se faisait tuer, il grimaçait un peu en disant que le jeu était plus important que les joueurs… Et bien sûr, s’il réussissait à faire baisser suffisamment la moyenne de couvre-chefs distribués, il obtenait une promotion. Dans cette ville à cathédrale, à l’ouest du pays, se prélassait un autre officier d’intendance qui eut plus de décorations pour faits de guerre que n’importe quel combattant en service actif de la mer jusqu’à Péronne. Son titre de gloire était d’avoir volé plusieurs semaines d’indemnité de séparation à presque tous les Tommies du front occidental… au bénéfice du contribuable, naturellement. Les pauvres gosses de Tommies étaient donc privés de vêtements et de nourriture, ce qui avait fait naître chez les pères combattants un sentiment d’exaspération et de ressentiment. Rien au monde ne pouvait être pire pour la discipline et l’esprit combattif de la grande machine militaire. […] « Et, conclut Tiejens, pour chaque quart de million qu’il détourne aux pauvres combattants, il a une ficelle ou une médaille de plus… En un mot, le jeu est plus important que les joueurs. »
« Et alors ? dit le capitaine Mackenzie. C’est ce qui a fait de nous ce que nous sommes, non ? »
« Oui, répondit Tiejens. Ça nous a fait toucher le fond mais on n’en décolle plus. »