Les infirmières

Australian Casualty Clearing Station, Outtersteene, 23 novembre 1917

  En avril 1919, je fis mes adieux à l’hôpital de Millbank et à la guerre, emportant avec moi un petit héritage de mains calleuses et de chevilles enflées ainsi qu’une belle collection de jurons exotiques. Après trois ans passés dans les hôpitaux militaires en France, à Malte et en Grande-Bretagne, Vera Brittain atteste avec amertume de la mission accomplie. Comme ses collègues, infirmières professionnelles ou bénévoles, elle a laissé la meilleure part de sa jeunesse sous les pavillons de toile où une humanité brisée payait le prix fort pour une guerre dont l’ampleur a vite dépassé toutes les prévisions.

  Entre 1914 et 1918, quelque 40 000 infirmières et auxiliaires britanniques, canadiennes, australiennes et américaines ont soigné les soldats blessés aussi bien en France et en Belgique que sur le sol britannique. Le front oriental n’est pas en reste. La présence sanitaire britannique est attestée en Russie, en Roumanie, en Grèce et à Malte. L’implication et le courage du personnel soignant a permis de sauver de nombreuses vies et de soulager la souffrance de centaines de milliers de combattants. L’hommage de la nation sera cependant très discret après guerre. La réévaluation du rôle joué par les femmes dans le conflit prendra plusieurs décennies. Encore aujourd’hui, l’image de l’infirmière de guerre est souvent réduite à quelques stéréotypes tenaces. L’ange blanc, incarnant la douceur féminine dans un monde voué à la violence, est une figure incontournable, et figée, des romans de guerre. Au même titre que les veuves dignes des monuments aux morts, l’infirmière est devenue un des contre-symboles de la barbarie. Le soldat peut en tomber amoureux, comme dans le célèbre roman d’Hemingway, L’Adieu aux armes. Si cette approche romanesque n’est pas sans fondement – les sentiments amoureux ne peuvent jamais être exclus des univers de sang et de souffrance – elle masque cependant une bonne partie de la réalité. Les témoignages laissées par les infirmières montrent un tout autre aspect de leur expérience et nous permettent de découvrir leur mission sanitaire dans sa diversité et ses contradictions.

  Au moment où la Grande-Bretagne entre en guerre, le pays dispose d’un service de soins militaires structuré, quoique modeste. Depuis que Florence Nightingale a mis en place dans les années 1860 une formation professionnelle pour les infirmières, la Grande-Bretagne possède un personnel hospitalier compétent, qui peut être mobilisé en cas de conflit. Cette grande dame de l’ère victorienne avait également réussi à créer pendant la guerre de Crimée un service cohérent d’hôpitaux de campagne. En août 1914, le Corps Expéditionnaire Britannique dispose de grands hôpitaux militaires basés en Grande-Bretagne, de navires-hôpitaux, d’hôpitaux de campagne et d’unités de soins d’urgence. Si les infirmières militaires ne sont qu’au nombre de 300, 2000 sont disponibles en réserve, et si cela ne suffit pas le personnel des hôpitaux civils pourra également être enrôlé. La Croix-Rouge et la St John Ambulance Brigade, où les jeunes filles de bonne famille peuvent suivre une formation pour obtenir un certificat de soins élémentaires, fourniront le bataillon des bénévoles, sous le titre de V.A.D.  Créées en 1910, les V.A.D. (Volontary Aid Detachment) sont réparties en 250 centres regroupant 74 000 bénévoles, principalement formées aux soins médicaux non spécialisés.

  En plus de ces structures officielles, il existe des ambulances privées, créées par les membres de l’aristocratie. C’est ainsi que la duchesse de Sutherland part dès le mois d’août 1914 pour apporter son soutien aux soldats combattant en territoire belge. Ces ambulances, appelées « Flying Angels », embarrassent les autorités. En suivant les troupes dans une période de front non stabilisé, elles courent en effet un danger jugé inutile. Ceci dit, l’aide qu’elles ont apportée est indéniable, notamment dans les villes belges pendant les premiers mois de la guerre. Deux d’entre elles, Mari Chisholm et Elsie Knocker, acquerront vite une grande renommée en Angleterre et en Belgique. Connues sous le nom des « dames de Pervyse », elles ont soigné les blessés à proximité immédiate de la ligne de front jusqu’en 1918. Ce cas est unique, les femmes étant interdites dans la zone de combat. Une autre infirmière, Edith Cavell, devient également célèbre, mais pour des raisons plus tragiques. Directrice à Bruxelles d’une école formant du personnel médical, elle aide des soldats alliés, qui s’étaient retrouvés coincés en arrière des lignes ennemies, à gagner les Pays-Bas. Les Allemands ne lui pardonnent pas cette action et l’exécutent. Martyre de la guerre, elle incarnera le symbole de l’infirmière héroïque prête à mourir pour son pays.

  A la fin de l’été 1914, les services médicaux de l’armée et les ambulances privées sont pris de court par le mouvement de retraite entamé après la bataille de Mons. A peine a-t-on installé les ambulances de campagne qu’il faut les démonter. Les blessés évacués en Angleterre sont plus nombreux que prévu et il est nécessaire de réquisitionner des villas ou d’autres lieux privés pour les soigner.

 

Le Touquet – Order of St John (VAD) nurses and convalescents. Hospital at Le Touquet, June 1917

A l’automne 1914, le mot d’ordre est l’improvisation, aussi bien sur le sol britannique qu’au front. Situés à proximité des axes de communication en arrière du front, près des dépôts et des ports, les hôpitaux militaires se retrouvent vite saturés. Comme depuis le début de la guerre tous les bâtiments disponibles ont été réquisitionnés dans ces localités de la côte, il faut créer de nouvelles structures. C’est ainsi qu’au printemps 1915, d’immenses réseaux de tentes surgissent en différents points du littoral, notamment à Etaples et sur le champ de courses de Rouen. A cette époque, près de 200 000 blessés sont déjà passés par les hôpitaux basés en France, et ce n’est que le début. Les bénévoles sont désormais plus que nécessaires. Leur arrivée, qui correspond à celle de la Nouvelle Armée sur le front, n’est cependant pas toujours vue du meilleur oeil par le personnel qualifié. Ces jeunes femmes, qui doivent être âgées de plus de 23 ans pour pouvoir servir à l’étranger, sont dans leur grande majorité issues de la petite bourgeoisie.

  Vu le grand nombre de blessés et la certitude dès la fin 1914 que la guerre sera longue, le système d’évacuation est réorganisé pour atteindre une efficacité optimale. Le parcours d’un blessé britannique sur le front occidental se fait en une série d’étapes bien précises. Des centaines de milliers de combattants l’ont suivi tout au long de la guerre. Le poste de secours, situé dans les tranchées de seconde ligne, s’occupe des blessés légers et des malades. Les cas plus graves sont soignés dans les ambulances de campagne, où on leur administre une piqûre antitétanique avant de les envoyer à l’hôpital d’évacuation, mini-hôpital de campagne basé à une quinzaine de kilomètres du front. Ils restent là jusqu’à ce qu’ils soient jugés capables de supporter le voyage en train sanitaire, lequel les emmène soit dans un des hôpitaux de la base situés sur la côte, soit dans un hôpital militaire en Grande-Bretagne via un bateau-hôpital. Les infirmières interviennent au niveau de l’hôpital d’évacuation, des trains sanitaires, des ambulances automobiles, mais c’est dans les grands hôpitaux de la base qu’elles sont les plus nombreuses.

  Malgré la période de formation dont elles bénéficient avant leur départ, les bénévoles sont confrontées d’emblée à des conditions extrêmes. Il arrive que devant certaines plaies suppurantes, l’aide-soignante fraîchement arrivée flanche.

  Hester Cotton se rappelle du premier blessé qu’elle a soigné :

  Les pansements étaient parfois très difficiles à faire. Nous n’étions pas qualifiées et il fallait se tenir près de l’infirmière et lui passer ce dont elle avait besoin. Le spectacle des blessés était terrible. Je n’ai dû qu’une seule fois sortir du pavillon : c’était à l’occasion de mon premier blessé. L’homme n’avait plus que la moitié de son postérieur. Comme je n’avais à ce jour jamais vu de véritable blessure, je reçus un choc. La blessure était absolument pleine de pus et quasiment impossible à nettoyer.

  L’adaptation ne peut pas se faire progressivement. Il faut s’endurcir sur-le-champ. Pour évoquer ses premiers jours à l’hôpital général 24 d’Etaples, Vera Brittain parle d’un « baptême de sang et de pus ».

 

Infirmières dans le no man’s land

Du front, les trains sanitaires amènent un flot constant de blessés. Pour faire face à la tâche, chaque membre du personnel soignant (chirurgiens, médecins, infirmières, aides-soignantes, brancardiers) se donne sans compter. Pendant les périodes d’offensive, la cadence devient vite infernale. Il n’est pas rare qu’un tandem infirmière/aide-soignante doive s’occuper de cinq-six tentes et accomplir des tâches que les brancardiers et infirmiers n’ont pas pu réaliser : déshabillage, bain, épouillage, et autres. Pendant plusieurs semaines, les périodes de repos sont supprimées, et le personnel doit être prêt à intervenir la nuit. Il faut savoir que pendant les quatre premiers jours de l’offensive de la Somme 33 000 blessés ont été acheminés vers les hôpitaux. Le tri des blessés pour déterminer lesquels peuvent être envoyés en Angleterre et lesquels doivent rester dans les hôpitaux du territoire français est trop rapide et donc source d’erreur. Il faut aussi aménager en toute hâte des structures d’accueil supplémentaires.

  Dans ces périodes de grande affluence, l’infirmière doit s’occuper d’un nombre important de patients, dont la plupart nécessitent des soins postopératoires intensifs. Si les médecins et chirurgiens sont amenés à plâtrer des fractures multiples, reconstituer des mâchoires, pratiquer jusqu’à dix amputations à l’heure durant les périodes d’offensives, les infirmières et aides-soignantes ont quant à elles la charge d’assurer le suivi des soins. Pour beaucoup de patients, les pansements doivent être refaits toutes les trois-quatre heures, y compris la nuit. Quand la solution de Carrel-Dakin sera au point, on l’utilisera pour irriguer les blessures à l’aide de drains. Il faut alors renouveler les injections dans les drains et les pansements une dizaine de fois par jour, ce qui occasionne de grandes souffrances pour le blessé. Le résultat est loin d’être assuré. Souvent, l’amputation ne peut être évitée. Le nombre total d’amputations côté britannique est de 240 000 pour la durée de la guerre. Dans certains cas de lésions multiples, plusieurs infirmières sont nécessaires pour remplacer les pansements d’un seul patient. Gladys Stanford, infirmière à l’hôpital de Southampton, relate un cas, qui n’est malheureusement pas unique :

Un homme avait reçu des éclats d’obus sur tout le corps. Il fallait cinq infirmières pour faire ses pansements. Sa jambe était fracturée et il fallait le placer sur le côté parce que son dos était criblé de trous. C’était terrible. Il était héroïque, je ne l’ai jamais entendu émettre un seul murmure.

  Si les infirmières parviennent à s’endurcir et à suivre le rythme qui leur est imposé, elles ne pourront cependant jamais s’habituer au spectacle de la souffrance. Christina Hastings évoque le cas suivant :

 Le jeune soldat avait eu ses parties génitales arrachées. On voyait sur son visage qu’il redoutait le moment des soins. La blessure, en fait un simple trou, était bourrée de gaze avec juste un tube qui menait à la vessie. Nous devions tout désinfecter. C’était une épreuve terrible.

  Dans les pavillons, l’atmosphère est fétide, les râles postopératoires et les délires de l’agonie permanents, la morphine n’étant utilisée que pour les cas les plus extrêmes. Certaines infirmières sont également détachées à la réception des blessés dans les gares. Le spectacle des blessures y est encore plus insoutenable. De même, celles qui travaillent dans les hôpitaux d’évacuation, les trains sanitaires ou les convois ambulanciers doivent s’occuper de soldats dont les blessures sont à vif. Les pavillons de gazés constituent également des endroits où la souffrance est à son comble. Beaucoup d’entre eux ont perdu la vue suite à l’exposition au gaz.

Agatha Christie

   Le rôle des infirmières est naturellement aussi de nature psychologique. En plus des soins qu’elles dispensent à un grand nombre de blessés, elles essaient de leur apporter un peu de chaleur humaine, tout en conservant une certaine distance. Le spectacle parfois insupportable de certaines mutilations ne doit pas les affecter. Elles ont pour consigne de « toujours regarder le blessé dans les yeux ». Mais beaucoup d’entre elles éprouveront les plus grandes difficultés à rester de marbre en toute occasion, d’autant plus que pour les blessés, l’image de l’infirmière a forcément quelque chose de maternel. Même si la plupart des bénévoles n’ont que 23-24 ans, elles sont souvent surprises du jeune âge des soldats, qui débarrassés de leurs uniformes ont l’air d’enfants. Les liens que les infirmières et aides-soignantes nouent avec les soldats blessés sont évidemment très ponctuels, mais ils peuvent être très forts. La femme représente pour le soldat le monde d’avant. Les infirmières sont bien plus que de simples dispensatrices de soins médicaux. Il leur arrive d’écrire des lettres dictées par les blessés ou celles annonçant la mort de l’être cher. Plus d’une a recueilli les dernières paroles des agonisants.

  La proximité de la douleur et de la mort entraîne un inévitable endurcissement. Le langage que les infirmières utilisent entre elles est parfois cru. L’éducation puritaine des bénévoles, pour la plupart filles de bonnes familles, en a parfois pris un coup durant les quatre années de guerre. Pour ce qui est des relations internes au personnel soignant, la réalité est contrastée. Une bénévole écrit dans ses mémoires, publiées anonymement :

  Il y avait bien sûr des frictions. Aucune communauté entièrement constituée de femmes n’aurait pu vivre en parfaite harmonie.

  La hiérarchie est une des principales sources de conflit. L’arrivée en masse des bénévoles a titillé la fierté des infirmières professionnelles, qui craignent l’amalgame. L’infirmière professionnelle monte en grade très progressivement et n’atteint le rang de « sister » qu’au terme de plusieurs années. Bien souvent, les blessés se soucient peu de ces différences et les appellent toutes indifféremment « sisters ». Les infirmières-en-chef exercent leur autorité d’une main de fer. Elles inspectent la bonne tenue des uniformes, donnent des consignes strictes sur la façon de se comporter avec les blessés et ne tolèrent aucun écart, professionnel ou autre.

  La discipline dans les hôpitaux militaires a connu une nette évolution pendant la guerre. Si au début, le personnel soignant jouit d’une certaine liberté, certains abus ont entraîné un resserrement de la discipline. A l’hôpital de Rouen, les règles sont les suivantes : interdiction de posséder des habits civils, de quitter le pavillon d’affectation, de déjeuner à l’extérieur et d’avoir une quelconque activité avec les membres du sexe opposé. Les bénévoles doivent être rentrées à l’hôpital pour sept heures. Cette discipline très stricte est souvent ressentie avec un sentiment d’injustice par les bénévoles britanniques, d’autant plus que leurs consœurs américaines jouissent d’une liberté beaucoup plus grande, tout comme les ambulancières. Le Times publie un article pour dénoncer la façon dont sont traitées ces jeunes filles qui se sont portées volontaires pour aller soigner les blessés en France. Le régime draconien auquel elles sont astreintes ne concerne cependant pas tous les hôpitaux militaires. Dans certaines villes côtières, des relations sentimentales se sont nouées entre infirmières et officiers de la base. Plusieurs témoignages relatent comment dans les périodes les plus tendues le besoin de relations physiques peut devenir très fort et faire tomber les barrières de la morale.

  L’année 1918 est particulièrement éprouvante pour le personnel médical. Comme pour les combattants, la fatigue, morale et physique, produit des effets néfastes : irritabilité, nerfs à vif, découragement. De plus, de nombreux hôpitaux de campagne doivent être évacués en raison de l’avancée allemande. Certains sont bombardés. L’épidémie de grippe espagnole de l’automne 1918 fait des ravages aussi bien chez les blessés que dans les rangs des infirmières, lesquelles sont directement exposées aux infections. Monica Grenfell, d’origine noble, témoigne : « Quand je me déshabillais, tous mes vêtements sentaient le pus ». Il faut dire que seules les infirmières-en-chef portent des gants

  Le retour au pays, après l’armistice, a souvent été difficile. Beaucoup de ces femmes ont laissé une part précieuse de leur jeunesse dans les hôpitaux militaires. Elles ont vécu de plein fouet l’horreur de la guerre et en ont été durablement marquées. L’indépendance et le sens de la responsabilité qu’elles avaient acquis ne trouvaient pas d’écho dans la société d’après-guerre. Comme pour les combattants, un fossé s’était creusé entre ceux qui étaient restés au pays et ceux et celles qui s’étaient battus ou avaient soigné les blessés. Nombre d’entre elles sont restées célibataires du fait du déficit d’hommes jeunes dans la société britannique. Certaines ont combattu pour des causes telles que le féminisme et le pacifisme.

Boulogne – British nurses of the Queen Alexandra’s Imperial Military Nursing Service Reserves, No. 4 Motor Ambulance Convoy

Témoignages

  Que ce soit sous la forme de journaux, de lettres ou de mémoires, la « littérature médicale » de la Grande Guerre est abondante et variée. Dès le début 1915, les éditeurs publient les récits des infirmières ayant travaillé en Belgique pendant les premiers mois de la guerre, à une période où le front est encore mobile. Ces témoignages ont la faveur du public car ils s’apparentent encore à des récits où souffle un certain esprit d’aventure. Mabel St Clair Stobart et Sarah MacNaughtan décrivent les évacuations des villes belges, et leurs périples en Serbie et en Russie. Par la suite, les immenses camps de toile d’Étaples ou de Boulogne seront moins propices à ce type de récit. A l’image des combattants des tranchées, la vie des infirmières devient une routine implacable, symbole d’une guerre industrielle déshumanisante. Les témoignages de la vie dans les hôpitaux de la base se font plus rares et intéressent moins le public britannique. Deux grands textes émergeront toutefois : le journal impressionniste d’Enid Bagnold (A Diary without Dates), publié en 1918, et les mémoires de Vera Brittain (Testament of Youth), publiés en 1933, lequel deviendra un classique de la littérature de témoignage. D’autres, moins connus, comme The Forbidden Zone de Mary Borden et Nurse at the Russian Front de Florence Farmborough, sont également d’une qualité littéraire incontestable.

  La plupart des écrits d’infirmières, de cantinières ou d’ambulancières sont cependant de simples journaux de bord sans prétention littéraire. Leur écriture procède d’une nécessité à témoigner qui ne s’embarrasse pas de style. Quand elle décide de relater son expérience de cantinière en 1932 et d’y introduire une part de fiction, Irene Rathbone se base sur le journal qu’elle a écrit à l’époque. Le jugement qu’elle porte sur celui-ci nous révèle toute la difficulté de l’écriture testimoniale quand elle se pratique à vif  :

J’ai lu récemment qu’il était impossible pour une femme d’écrire un journal qui ne serait pas sincère. Je crois que c’est vrai. Si j’écris, c’est pour quelqu’un d’autre – une amie intéressée ou moi-même quand j’aurai 60 ans. En fait, les petites touches d’humour me semblent nécessaires pour écrire un journal. Je suis trop réservée pour raconter des choses intimes et puis je n’écris pas assez bien. Je ne suis pas la Lisa de Tourgueniev ! Comme j’aimerais avoir ce talent car il y a toutes sortes de choses qui se bousculent dans mon coeur, que j’aimerais tant exprimer pour me soulager – des aspirations étranges, passionnées, qui doivent sortir au grand jour. Quand on donne une forme à une émotion, celle-ci cesse de blesser. Je sais tout cela, mais je n’y arrive pas. Mon journal n’est qu’un compte rendu sans valeur d’événements et d’observations. Réduit à cette simple fonction, il m’apporte toutefois du réconfort, même si ses pages révèlent un « moi » quelque peu stupide.

Tombe de Betty Stevenson, cimetière d’Etaples

C’est peut-être dans les lettres envoyées à la famille et aux amis que l’on trouve cette intimité nous permettant de partager au plus près le vécu des soins en temps de guerre. Les lettres de Dorothie Feilding, publiées en 2010, sont de ce point de vue remarquables, car l’auteure s’y exprime dans l’urgence, avec une spontanéité qui nous entraîne dans l’intime de son expérience. Les études sur les infirmières et les ambulancières se multiplient en Grande-Bretagne et traduisent une volonté de porter à l’attention du plus grand nombre la parole des jeunes femmes britanniques de 14-18, qui reste encore en partie méconnue. Malheureusement, les traductions françaises sont rares. Le lien que ces jeunes femmes ont tissé avec la France est pourtant une réalité forte, qui mériterait davantage de diffusion. A noter toutefois qu’en 2023, le Testament of Youth de Vera Brittain est paru sous le titre Mémoires de jeunesse aux éditions Viviane Hamy, soit 90 ans après sa publication en anglais. Dans ce livre majeur, les chapitres consacrés au quotidien hospitalier en Grande-Bretagne, à Malte et à Etaples sont remarquables.

TOMMIES 14-18

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