
Ernest Nottingham n’a pas laissé de journal de guerre. Mais ses lettres suffisent à lui accorder une place de choix dans la littérature de témoignage. La liberté de ton et de style dont il fait usage nous laisse entrevoir le quotidien de la guerre avec une rare immédiateté. L’épitaphe de sa stèle, au cimetière belge de Bedford House, vraisemblablement choisie par sa famille, reflète une personnalité qui refusait les étiquettes : ITALIAN MILITARY MEDAL IMMORTAL, THOUGH NO MORE THOUGH FALLEN, GREAT |
Ecrire librement à un ami
Ernest Boughton Nottingham, commis d’agent de change, s’enrôle à l’âge de 38 ans dans le 15e régiment de Londres. Il devient rapidement sous-officier et reçoit une décoration pour bravoure, ainsi que la Croix de Guerre française. Il meurt en juin 1917, après avoir été blessé au combat. La lettre qui suit est d’une liberté de ton et de style caractéristique des lettres envoyées aux amis. Ernest Nottingham n’a pas le souci d’écrire avec un style soigné. Il se laisse emporter par le flux de ses pensées, ce qui nous permet d’entrevoir une des réalités les plus significatives de la guerre : la juxtaposition des états d’âme et l’incohérence qui s’en dégage parfois.
[A un ami]
France, le 27 mars 1916
Mon cher Charles,
… Je vais te raconter une histoire si tu veux bien. Dans le long pavillon, j’entends le murmure des conversations. Deux poêles sont allumés et les patients sont confortablement couchés sur des matelas ou des brancards. Nourris, chauffés, peinards. Loin des obus, des balles, des grenades, des minenwerfer et du gaz. La pluie est revenue. Elle bat contre les vitres et le toit. Là-haut, en lignes dégarnies – l’ennemi a pris la première et la seconde il y a quelques mois, mais nous n’étions pas encore là – les soldats pataugent dans la boue – il a beaucoup neigé récemment mais la pluie a tout fait fondre. Au coeur de la nuit, juchées sur les échelles de tir, les sentinelles silencieuses scrutent le no man’s land. Les soldats de la relève attendent, debout ou accroupis, dans un coude de la tranchée. Un pieu de bois soutient une bâche, laquelle les protège de l’argile qui glisse de la paroi. Quand un soldat dérape et tombe de tout son long, on le confond avec le sol de la tranchée. La pluie est sans pitié : elle pénètre et paralyse. Ainsi s’écoule la nuit. Bénie soit la rasade de rhum qui réveille les énergies et permet de « continuer » pendant quelques heures. Mais les soldats ne sont pas toujours en première ligne. Ils reviennent régulièrement dans les tranchées « de soutien », où il y a des « cagnas » ; certaines sont de belles constructions, d’autres de simples trous dans l’argile où il faut s’entasser. Quoi qu’il en soit, la nuit se termine, même les pires choses ont une fin, et la ration de rhum du matin nous donne la vigueur nécessaire pour préparer le petit-déjeuner. Heureux ceux qui ont du petit bois !
Le petit-déjeuner, un rite magique, le monde est redevenu un paradis ! Depuis que je suis caporal dans le train des équipages, je suis un peu mieux loti qu’avant mais je sais l’inconfort que connaissent la plupart. Ici, bien au chaud dans mes trois couvertures, j’écoute la pluie tomber et j’imagine ceux qui ont de l’eau jusqu’aux genoux dans la tranchée. Je compatis à leur pénible situation tout en jouissant de mon confort actuel.
J’espère que tu n’as rien contre les lettres où les mots viennent en toute liberté. De ton côté, ne change rien à ta façon d’écrire. Je n’ai pas besoin de te dire que j’apprécie ton esprit vif, même si mon vécu présent et ma perception des événements m’ont rendu moins sensible aux subtilités dont tu fais preuve. Un jour, si Dieu le veut, nous reparlerons de toutes ces choses. Comme tu dis, je sais qu’il existe un autre monde que celui-ci où nous menons cette vie à la fois austère, enjouée et difficile – je le sens par moments (et je suis triste alors) quand j’entends un train, une cloche d’église, quand je respire le parfum d’une fleur ou quand je vois une haie en pleine végétation. Mais pas dans l’extase d’une alouette – elle est trop associée à l’appel aux armes quand point l’aube. A partir du moment où je suis arrivé à Festubert, combien de fois ai-je entendu le chant joyeux de l’alouette aux premières lueurs du jour ! Je te parlais de l’endurcissement obligé. En voilà donc un exemple. Tous ces écrivains restés au pays qui parlent du génie des lieux. Moi, je viens d’un endroit où gisent cinquante mille corps, des os et du fil barbelé partout, des squelettes que l’on foule du pied sur une colline dévastée par les combats. Des bottes et des os qui sortent des parois et des abris, et pourtant on peut être gai ici. A minuit, on ne voit aucune couronne mortuaire, pas plus qu’on ne rencontre les esprits des braves, tous morts de mort violente.
Amicalement,
Ernest