
Dans son journal, l’infirmière irlandaise Emma Duffin consigne le quotidien des soins dans les hôpitaux du Havre et de Calais et ne mâche pas ses mots pour qualifier le comportement du personnel qualifié. Publié en 2014, The First World War Diaries of Emma Duffin, Belfast est un document riche en informations, notamment sur les tensions entre bénévoles et professionnelles. |
Au Havre, tensions entre infirmières professionnelles et V.A.D.
Née à Belfast dans une famille presbytérienne aisée qui compte neuf enfants, Emma Duffin est éduquée par des préceptrices jusque l’âge de seize ans. Elle suit ensuite les cours du prestigieux Cheltenham Ladies College puis du Belfast Art College avant de devenir illustratrice. Emma s’engage dans les V.A.D. (Volontary Aid Detachment) quand la guerre éclate, tout comme trois de ses soeurs. Deux de ses frères s’enrôlent également dans l’armée britannique.
Emma Duffin est d’abord postée à Alexandrie, où sont rapatriés les blessés de Gallipoli. En fait, les patients souffrent principalement de dysenterie et elle ne verra arriver le premier blessé qu’au bout de quelques mois. Obligée d’assurer seule le service de nuit, elle est au début proche de la panique face aux patients, dont certains sont agonisants. L’attitude hautaine des infirmières professionnelles envers les bénévoles n’arrange rien. Mais Emma trouve du soutien auprès d’autres bénévoles venues d’Australie, de Nouvelle-Zélande ou d’Afrique du Sud, dont beaucoup ont des ascendances irlandaises. Affectée ensuite au Havre, dans un hôpital situé dans le périmètre de la gare, elle se voit confier davantage de responsabilité. Mais la sévérité de la discipline militaire et le peu d’égard apporté aux bénévoles par les autorités militaires n’en continuent pas moins d’être la règle. Les cadences sont soutenues, notamment après la bataille de la Somme. Dans son journal, Emma Duffin consigne le quotidien des soins dans les hôpitaux du Havre et de Calais et ne mâche pas ses mots pour qualifier le comportement du personnel qualifié. Seules les relations avec les patients lui apportent une certaine satisfaction. Elle se prend notamment de sympathie pour l’un d’entre eux, un jeune prisonnier aux allures d’enfant, qu’elle appelle le « petit boche ». Comme son séjour en Allemagne en 1911 l’a familiarisée avec la langue et la culture allemandes, elle peut converser avec lui et servir d’interprète auprès des médecins.
Peu de temps après l’Armistice, elle se rend sur l’ancien champ de bataille d’Ypres puis reprend son service jusqu’à sa démobilisation en 1919.
Extrait du journal d’Emma Duffin, publié en 2014 :
A cette époque, deux Allemands souffrant de lésions graves furent admis dans le pavillon. L’un était un homme d’âge mûr avec deux terribles blessures, une à la joue et l’autre à la cuisse. Le second était un tout jeune garçon avec un coude et le bassin fracturés. On les appelait « le vieux fritz » et « le petit boche ». La mâchoire endommagée du vieux fritz l’empêchait de parler mais le petit boche était quant à lui un véritable moulin à paroles. Je faisais office d’interprète quand il s’adressait au capitaine Berry, lequel l’appelait « le petit boche de Mademoiselle Duffin ». Selon sa carte médicale, il avait 18 ans, mais en paraissait douze. Il était petit, avait un teint jaunâtre, des cheveux très bruns et de magnifiques yeux bruns qui ne se départaient jamais d’une certaine espièglerie malgré la douleur que devait endurer leur propriétaire.
(…)
Mon petit boche ne supportait pas Miss Johnson. « Sie ist keine gute Frau » (C’est une mauvaise femme), me murmura-t-il un jour. Je protestai, même si je l’approuvais, et il se contenta de secouer la tête en disant : « Es nutzt nicht, ich kenne eine gute Frau wenn ich eine sehe » (Pas la peine de nier, je l’ai percée à jour). Rien ne le ferait changer d’avis. On l’emmena au bloc pour lui ouvrir la hanche et la drainer avant de placer ses jambes dans une double attelle d’extension. Je redoutais les suites de l’opération, car si ce genre d’attelle est nécessaire elle n’en constitue pas moins une forme raffinée de torture. Le patient était allongé sur une toile de cuir et sanglé à hauteur de la poitrine. Une sangle maintenait également les jambes à l’attelle, laquelle était fixée au cuir. Comme le pauvre petit boche avait également le bras droit dans le plâtre, il ne pouvait plus bouger que le bras gauche. Pour quiconque, l’immobilité contrainte est une chose terrible mais pour ce garçon tout en nerfs ce devait être une torture. Je savais que ce serait pour lui une épreuve insurmontable. Je ne supportais pas de l’entendre crier comme un petit animal sauvage pris au piège ou de croiser ses yeux bruns qui appelaient à l’aide. Le capitaine Berry avait également pitié de lui mais le chirurgien avait fait au mieux et il n’osa pas libérer le patient avant qu’il ne soit sur le point de mourir.
Ses suppliques me fendaient le coeur : « Nicht auf die Wunde tuchen, Schwester,nicht auf die Wunde » (Ne touchez pas la blessure, Infirmière !) et « langsam, bitte, langsam, Schwester ! » (Doucement, Infirmière, doucement !). Lui faire son pansement m’épuisait. De plus, je devais ensuite m’occuper du vieux fritz dont la joue avait été arrachée. Jour après jour, le garçon s’affaiblissait. La souffrance ne le lâchait plus, si bien que le capitaine Berry lui donnait constamment de la morphine… Avec la permission de ce dernier, nous lui avons enlevé sa terrible attelle. Je n’oublierai jamais l’état de son dos quand nous l’avons retourné. Le contact avec le cuir avait enflammé la peau. Un jour ou deux plus tard, j’appris qu’il était mort. C’était un soulagement mais je m’en voulus de ne pas avoir été à ses côtés pendant les derniers moments. La pauvre Kalber, qui ne comprenait pas l’allemand, m’a dit qu’il avait crié : « Schwester, fini, fini ! » Elle en était toute retournée, d’autant plus que Miss Johnson, l’infirmière de nuit, s’était montrée très déplaisante. Je ne l’avais jamais aimée mais je l’ai carrément détestée quand elle m’a dit : « Eh bien, Mlle Duffin, votre petit boche est mort. Et il a naturellement agi comme le sale boche qu’il est en mourant à six heures, au moment où nous étions le plus occupées ». Je n’ai pas daigné lui répondre, doutant qu’une femme allemande eût pu faire une remarque plus « boche » en apprenant la mort d’un pauvre gars qui souffrait le martyre. Le lit fut occupé par un autre patient mais il me fallut plusieurs jours pour ne plus penser à mon « petit boche ».