Elsie Knocker (1884-1978) et Mairi Chisholm (1896-1981)

L’histoire d’Elsie et de Mairi, les « madones de Pervyse », est un curieux mélange de dévouement et de recherche de gloire. Elle se situe sur le front de l’Yser, dans cette partie restée alliée du territoire belge où réside le roi Albert 1er.

  Courage et mondanités sur la côte belge

Les expériences de guerre d’Elsie Knocker et de Mairi Chisholm sont indissociables. Toutes deux débarquent à Ostende le 25 septembre 1914 au sein du corps ambulancier du docteur Munro, une structure privée reconnue par la Croix-Rouge. Elles resteront sur le front de l’Yser jusqu’en 1918 et deviendront des habituées des journaux britanniques sous la dénomination des Madones de Pervyse. Leur histoire est un curieux mélange de courage et de recherche effrénée de gloire. Les contraires s’y côtoient en permanence sans que jamais la sincérité de leur action ne puisse être remise en cause.

  Après avoir brièvement apporté son aide aux blessés à Gand, l’ambulance Munro est obligée de se replier sur Ostende puis sur Dunkerque pour finalement se fixer à Furnes. Une fois installée dans cette ville, sa mission consiste à récupérer les blessés sur le front qui s’étend de Nieuport à Dixmude pour les acheminer vers les hôpitaux d’évacuation ou les gares, où des trains les emmènent vers les grands établissements hospitaliers situés sur la côte. Cette tâche n’est pas sans danger pour les médecins, les ambulanciers et les infirmières dont les convois sanitaires longent ou traversent les zones bombardées.

  En se rendant au village en ruines de Pervyse, Elsie conçoit l’idée d’aménager un poste de secours dans une cave. Elle s’intègre difficilement dans l’équipe et souhaite jouir d’une certaine indépendance. Les autorités militaires ne sont pas favorables à la présence d’infirmières à quelques dizaines de mètres des tranchées mais Elsie vainc tous les obstacles un à un, aidée par d’autres membres influents de l’équipe, dont Dorothie Feilding, fille de comte. Mairi Chisholm fait également partie de la petite noblesse écossaise. Elsie Knocker est quant à elle issue d’un milieu bourgeois plutôt modeste. Devenue orpheline très jeune, elle a été séparée de ses frères et sœurs et élevée par des parents adoptifs, avant d’épouser Leslie Knocker, un comptable, en 1906. Le couple a un enfant et part s’installer à Singapour. Mais suite aux violences qu’elle subit, Elsie repart en Angleterre, demande le divorce et l’obtient en 1910. Elle décide de se faire passer pour veuve afin d’éviter la mise à l’index dont sont victimes les divorcées. Le jeune Kenneth est élevé par ses grands-parents adoptifs pendant qu’Elsie suit des cours pour devenir sage-femme et s’adonne  aux plaisirs de la moto. Baroudeuse dans l’âme, elle participe à des rallyes. C’est ainsi qu’elle rencontre Mairi Chisholm, une Écossaise de douze ans sa cadette, également passionnée de sport mécanique.

  Les deux femmes s’installent dans leur cave de Pervyse tout en continuant occasionnellement à acheminer les grands blessés à l’hôpital de Furnes. Leur tâche consiste principalement à servir de la soupe et du chocolat aux soldats. Elles soignent aussi les blessures légères. Leur aide revêt un aspect psychologique qui est loin d’être négligeable. Après avoir transporté des blessés pendant plusieurs mois, Elsie sait que certains d’entre eux subissent un stress inutile, et parfois fatal, lorsqu’ils sont conduits vers les hôpitaux sur des routes défoncées. Mettre un local à disposition des blessés ne nécessitant pas un traitement d’urgence permet de réduire les effets du stress post-traumatique. Certains soldats épuisés peuvent venir y dormir une nuit ; d’autres, en proie à une crise d’angoisse, y trouve quelques heures de réconfort. Elsie est persuadée que ce type d’aide a des effets bénéfiques immédiats.

  Très vite, la présence d’un petit groupe de jeunes femmes près des tranchées attise les curiosités. Les visites à la cave de Pervyse se multiplient. Les officiers britanniques ou belges viennent rendre leurs hommages et invitent parfois Elsie et Mairi dans les villas de la côte où ils sont cantonnés. Commence alors une période où alternent le soin aux blessés et les soirées, ou les week-ends, à La Panne, Coxyde ou Calais. Comme l’ambulance du docteur Munro repose essentiellement sur l’aide privée, les deux femmes retournent régulièrement en Grande-Bretagne pour assister à des soirées de gala ou autres manifestations caritatives dans le but de récolter de l’argent. Les journaux britanniques, avides de sensations et d’histoires extraordinaires du front, leur consacrent des articles élogieux, ce qui n’est pas pour leur déplaire. Elsie, surtout, aime recevoir la lumière et use de sa nouvelle notoriété pour asseoir son indépendance et obtenir les aides nécessaires à la poursuite de sa mission. Même Albert 1er, le roi de Belgique, se fend d’une petite visite aux jeunes femmes. Après l’invasion de la majeure partie de son pays, il s’est installé à La Panne, refusant de suivre son gouvernement en Normandie.

  Personnage complexe, dont le courage n’a d’égal que le désir de reconnaissance, Elsie tombe amoureuse d’un aviateur belge, le jeune baron Harold de T’Serclaes. Le mariage a lieu le 19 janvier 1916 à La Panne. Parmi les invités, on compte le roi et la reine de Belgique, le prince Alexander of Teck, beau-frère de George V, l’attaché militaire russe, les aviateurs belges et britanniques du secteur et une actrice américaine. Opposée à cette union, la famille du marié brille quant à elle par son absence. Pendant quelques semaines, le père de Mairi vient aider sa fille au poste de secours. Lui non plus n’aime pas beaucoup Elsie. Les rivalités et les jalousies sont nombreuses au sein de l’ambulance Munro. Les attributions de décorations créent notamment des dissensions. Le roi a fait Elsie et Mairi Chevalières de l’Ordre de Léopold. Plus tard, elles recevront la Médaille Militaire. Une autre ambulancière de l’équipe Munro, Dorothie Feilding a également été décorée et se voit créditée dans la presse de la création du poste de Pervyse, ce qui blesse l’ego d’Elsie. Les tensions seront également exacerbées par les témoignages que les différents membres de l’équipe publieront à partir de 1915. Ainsi, Arthur Gleason publie un roman où sa femme Helen, clairement identifiable, se voit attribuée la création du poste de Pervyse. Une fois de plus, Elsie et Mairi ont le sentiment de se faire voler leur enfant. Si Helen les a secondées, elle n’est pas, comme le prétend le roman, l’initiatrice du projet. May Sinclair, qui n’était restée que quelques semaines en Belgique avec l’équipe, publie elle aussi son compte rendu, Impressions of Belgium. Sarah Macnaughton, autre infirmière du groupe, publie A woman’s Diary of the War. Tout ce petit monde y va de son récit, plus ou moins romancé. Les éditeurs cherchent à satisfaire un public que les récits d’infirmières fascinent, notamment dans cette région côtière où le mot aventure n’est pas déplacé. Les informations contenues dans ces différents témoignages sont cependant parfois contradictoires. Quant à Elsie et Mairi, elles se contentent de tenir un journal sans songer à une publication. Mais un éditeur les contacte et leur propose de faire écrire le récit de leur aventure par une romancière en vogue, Geraldine Mitton. Le livre, intitulé La cave de Pervyse : Un conte d’aventures singulières à partir des journaux et lettres de la baronne T’Serclaes et de Mairi Chisholm, sort en 1916. Astucieux mélange de guerre et de romance, le livre accroit encore la popularité des deux femmes. Ernest Brooks, un des deux photographes officiels de l’armée britannique, vient prendre une série de clichés à Pervyse. Toute cette publicité ne les empêche pas de continuer leur mission de soins auprès des blessés. Obligées à deux reprises de quitter leur cave sous les bombardements, elles trouvent des solutions de rechange dans les villages autour de Pervyse. Mais en mars 1918, elles sont toutes deux gazées et doivent être hospitalisées en Grande-Bretagne. Après une brève période de repos, elles reprendront du service sur le sol britannique jusqu’à la fin de la guerre au sein des corps d’armée féminins.

  Harold T’Serclaes ne rejoint pas sa femme à la fin de la guerre. Il a appris qu’elle n’est pas veuve, comme elle l’avait prétendu, mais divorcée. Bigame aux yeux de l’Église catholique, il cherche à faire annuler leur union mais les autorités religieuses n’accéderont jamais à sa requête. Elsie pourra donc conserver le titre de baronne. C’est d’ailleurs sous ce nom, baronne de T’Serclaes, quelle publiera ses mémoires, Flanders and Other Fields, en 1964. Si l’échec de son mariage ne la perturbe pas, elle est beaucoup plus affectée par la rupture avec Mairi. Celle-ci n’a pas supporté l’attitude d’Elsie, qui a trompé l’État Civil belge et l’Église. Il y a certainement de la mauvaise foi de la part de Mairi, le mensonge d’Elsie étant après tout une affaire privée. En fait, elle se sent grugée de ne pas avoir reçu l’Ordre de la Couronne. Au dernier moment, la décision avait été annulée sans explication. Les autorités avaient découvert la vérité sur le faux mariage d’Elsie. Les deux femmes ne se reverront plus.

  Après la guerre Mairi retrouve son Écosse natale, se spécialise dans l’élevage avicole et consacre une grande partie de son temps à la généalogie. Pour Elsie, les choses sont moins faciles. Elle tente d’abord de créer une structure pour aider les soldats blessés à se réintégrer dans la vie civile. Pour ce faire, elle veut fonder une compagnie cinématographique qui aurait pour vocation de faire travailler des soldats démobilisés, des infirmières, des comédiens et des techniciens afin de réaliser des films sur la guerre. Mais la compagnie ne verra jamais le jour. Ce projet insensé est typique d’Elsie. Il révèle les aspects opposés de sa personnalité, où se mêlent un altruisme sincère et une propension innée à l’extravagance. Elle exerce par la suite différentes activités, dans l’hôtellerie, les transports, les hôpitaux mais sans jamais trouver ce qui lui convient. Son expérience de guerre a été d’une telle force que tout lui paraît désormais décevant. Elle baptise Pervyse Cottage la maison où elle s’installe à la fin des années 20 avec son fils. Comme pour de nombreux combattants, la nostalgie du front est pour Elsie une donnée omniprésente. La guerre est une réalité complexe, protéiforme, qui admet et même favorise des sentiments contradictoires. En 1964, elle écrit dans son autobiographie : Je n’ai connu le bonheur et pu donner un sens à ma vie qu’en temps de guerre. Elsie Knocker meurt en 1978, à l’âge de 93 ans. Mairi Chisholm en 1981 à l’âge de 85 ans.

  Les parcours d’ambulancières d’Elsie et de Mairi nous font découvrir un front que la littérature britannique de la Grande Guerre traite peu : le secteur de l’Yser, qui possède des spécificités bien particulières. Il connaît une activité intense en 1914, avec notamment la bataille de l’Yser, qui se déroule en octobre, mais une fois le front stabilisé, la plaine maritime s’étalant de Dixmude à la côte deviendra un des secteurs les plus calmes du front occidental. On y meurt, de la même façon sanglante que dans l’Artois ou la Somme, mais les tentatives de percée sont moins nombreuses. Les données géographiques ne s’y prêtent pas. Nous sommes dans le pays des polders, avec des terres situées au-dessous du niveau de la mer. De plus, le territoire a été inondé à l’automne 1914, pour empêcher la progression allemande. Les maîtres-éclusiers ont été sollicités pour ouvrir les vannes au bon moment et diriger l’eau vers la plaine basse. Ces champs noyés ont effectivement constitué un obstacle pour les Allemands mais ils ont aussi créé un paysage insolite, à l’atmosphère quasi onirique, comme l’évoquent ceux qui ont combattu dans le secteur. Cette portion de Belgique restée libre revêt une grande importance symbolique pour la Grande-Bretagne. La présence militaire de Britanniques, de Belges et de Français lui confère un cosmopolitisme que peu d’autres secteurs connaissent. On y retrouve le roi et la reine de Belgique, Teilhard de Chardin, Marie Curie et surtout Jean Cocteau, qui tirera un roman, Thomas l’imposteur, et un recueil de poésie, Discours du grand sommeil, de son expérience flamande. Comme dans l’histoire des Madones de Pervyse, Cocteau mêle le vrai et le faux, le réel et l’imaginaire, l’horreur et les mondanités pour nous donner sa vision personnelle d’une guerre aux multiples facettes.

 

TOMMIES 14-18

Fièrement propulsé par WordPress