
Ellen La Motte soigne les blessés à Roesbrugge, en Belgique. Sa description des râles et et des agonies est sans concession. Un univers déshumanisé où des généraux viennent remettre de dérisoires médailles à des blessés condamnés. |
Les « coulisses » censurées du front
Née à Louisville, dans le Kentucky, Ellen La Motte suit une formation d’infirmière à l’institut Johns Hopkins de Baltimore malgré la désapprobation de ses parents et obtient son diplôme en 1902. Après avoir brièvement exercé en Italie et à Saint-Louis, elle revient à Baltimore pour s’occuper d’un pavillon de tuberculeux. Elle devient une spécialiste des soins liés à la tuberculose et publie des articles sur ce sujet, préconisant l’isolement des patients pour éviter la propagation de la maladie. Elle s’investit également dans le mouvement des suffragettes. En 1913, elle sollicite un congé pour se rendre à Londres. Correspondante spéciale pour le Baltimore Sun, elle suit les rallyes et les procès du mouvement suffragiste britannique.
Quand la guerre est déclarée, les femmes ne sont pas encouragées à se rendre en Europe. Un certain nombre d’Américaines bravent toutefois les consignes officielles et débarquent en France dès l’automne 1914. C’est le cas d’Ellen La Motte. Elle offre ses services à l’Ambulance Américaine de Paris et côtoie les cercles d’expatriés résidant dans la capitale française, notamment Gertrude Stein, qui la mentionnera dans son Autobiographie d’Alice Toklas (1933) en insistant sur son partenariat avec Emily Chadbourne. Ellen La Motte et Emily Chadbourne arrivent en effet en France ensemble et œuvreront par la suite côte à côte pour lutter contre le trafic d’opium en Extrême-Orient. Nombreux sont les exemples d’amies ayant mené ensemble une mission sanitaire pendant la Grande Guerre : Hilda Clark et Edith Pye, Elsie Knocker et Mairi Chilsholm, Ellen La Motte et Emily Chadbourne, Gertrude Stein et Alice Toklas.
Très critique à l’égard de ses compatriotes, qui selon elle exercent leur mission humanitaire avec trop de frivolité, elle désire se rapprocher du front pour employer ses compétences d’infirmière là où elle peut être la plus utile. C’est ainsi qu’elle rejoint Mary Borden, une riche Américaine qui dirige l’Hôpital chirurgical mobile n°1 près de Roesbrugge en Belgique.
Pendant son séjour en France, elle écrit une série de petits récits basés sur son expérience d’infirmière, qu’elle publie aux Etats-Unis en 1916 sous le titre Backwash of War. Tout comme le livre de Mary Borden, The Forbidden Zone, publié en 1929, son témoignage se démarque, aussi bien sur le fond que sur la forme, des journaux de bord et mémoires émanant habituellement du personnel soignant. Elle y recourt à une liberté de ton qu’une infirmière française ou britannique n’aurait pas osé utiliser. Le quotidien des soins est décrit avec un réalisme qui ne s’embarrasse pas de nuances. L’ironie est puissante et parfois dévastatrice. Les « héros » sont malmenés et la laideur de la guerre exposée à la lumière crue.
Le livre n’est diffusé ni en France ni en Grande-Bretagne mais connaît un certain succès sur le marché américain, avec plusieurs réimpressions. Mais l’entrée en guerre des États-Unis et la propagande qui l’accompagne entraîneront la censure de Backwash of War à l’été 1918. Les autorités militaires estiment que les quatorze petits récits d’Ellen La Motte pourraient entamer le moral des troupes et des familles. Il faut attendre 1934 pour que le livre soit à nouveau édité. A cette époque, la politique isolationniste des États-Unis favorise tout livre dépeignant les effets dévastateurs de la guerre.
En juillet 1916, Ellen La Motte quitte la France pour se rendre en Asie. Elle y observe les ravages du trafic d’opium et consacrera plusieurs ouvrages au sujet pendant les années qui suivent, devenant une spécialiste de la question. Tout au long de sa vie, Ellen La Motte a lutté pour la cause de la santé publique. Ses campagnes contre la tuberculose et l’usage de l’opium visaient, au même titre que son combat féministe, à favoriser l’avènement d’une société plus équitable.
Extrait :
Il faisait simplement partie du lot et rien ne le différentiait des autres, si ce n’est qu’il était un peu plus âgé, avec une belle tignasse gris-acier et d’épais sourcils noirs, qui se contractaient sous l’effet de la douleur. Et une balle dans l’abdomen, pour ne pas changer. A son arrivée dans notre hôpital, il passa trois heures sur la table d’opération. Puis, on l’installa sur un lit en ne lui accordant pas la moindre chance de survie. C’était foutu pour lui. Quand il émergea des brumes de l’éther, il nous annonça qu’il ne voulait pas mourir. Il voulait vivre. Il le voulait pleinement. Son désir le plus cher était de revoir sa femme et ses enfants. Il répétait à l’envi qu’il se rétablirait. Il agrippa la main du médecin et lui demanda de tout faire pour qu’il se rétablisse. Le médecin retira ses fins doigts de la grosse main qui l’implorait et lui demanda d’être sage et patient.
« Soyez sage et patient ! » Le médecin ne pouvait en dire plus car il était honnête. Que pouvait-il ajouter sachant que la balle avait créé dix-huit petits trous par lesquels le poison se libérait dans son abdomen ? Quand ces perforations, que le médecin était incapable de colmater, auraient laissé passer la dose requise de poison dans son métabolisme, il mourrait. Pas aujourd’hui, ni demain, mais le jour suivant.
Pendant toute la première journée, il répéta avec confiance qu’il se rétablirait. Le lendemain, le deuxième des trois jours que le médecin lui avait accordés, il fut pris de souffrances vives. Ses sourcils noirs s’arquaient sous l’effet de la douleur. Comment peut-on vivre avec une telle douleur ? se demandait-il.
L’après-midi, vers cinq heures, nous eûmes la visite du général. Celui qui décore les soldats. Il n’avait pas d’épée, juste une cravache, avec laquelle il touchait les lits, car on ne peut pas donner l’accolade si on n’a pas d’épée. Ce n’était que la Médaille Militaire. Pas l’autre. Mais la Médaille Militaire donne tout de même droit à une pension de cent francs par an, ce qui n’est pas négligeable. En toute hâte, le général prononça : « Au nom de la République Française, je vous confère la Médaille Militaire. » Il se pencha ensuite, embrassa l’homme au front, épingla la médaille sur le couvre-lit et se retira.
Et voilà ! Une petite cérémonie bâclée, et somme toute dérisoire. Nous avions tous cette impression. Le général avait décoré tant d’agonisants ! Et celui-ci semblait presque déjà mort. Le général aurait pu malgré tout y mettre un peu plus de sentiment. Mais il avait déjà distribué tant de médailles ! Il agissait différemment quand il y avait du monde autour de lui mais cette fois il n’y avait personne à part le soldat agonisant, le médecin et moi. Nous savions tous les quatre que la chose se résumait à une pension de veuve. Dans ces conditions, l’accolade n’était pas nécessaire, ni les grandes phrases….
Nous savions tous ce que signifiait la décoration, y compris le soldat. En recevant sa médaille, il savait. Il savait qu’il n’y avait plus aucun espoir. Après le départ du général, je pris la médaille dans son écrin de velours rouge pour la porter à hauteur de ses yeux. Elle avait l’air de bien piètre qualité. Ce n’était pas équitable. Il l’écarta du revers de la main en haussant les épaules avec dégoût.
« J’ai déjà vu ces choses-là ! » s’exclama-t-il. Nous les avions déjà vues nous aussi. Nous savions tous de quoi il s’agissait. Il savait, et surtout il comprenait. Et il était plein d’amertume.
Il sut dès lors que le médecin ne pouvait le sauver et qu’il ne reverrait jamais sa femme et ses enfants. En proie à la colère, il refusa tout traitement. Les piqûres lui faisaient trop mal, il n’en voulait plus. Il est vrai qu’elles ne servaient à rien, la douleur s’intensifiait et il s’agitait en tous sens pour essayer de lui échapper.
A l’aube du troisième jour, il était toujours en vie. Il mourait et le savait. Il se retournait sans cesse dans son lit et vomissait un liquide noir dans une bassine d’émail blanche. De temps à autre, l’infirmier vidait la bassine mais le blessé finissait toujours par la remplir à nouveau en s’étouffant, les sourcils contractés sous l’effet de la douleur. Entre deux vomissements, son visage se brisait comme celui d’un enfant en pleurs. Il pleurait de douleur, de solitude et de colère.
Il luttait de toutes ses forces pour tenir. Mais sa volonté de vivre ne suffisait pas. Il finit par dire : « Je n’y tiens plus. »
Ce qui était vrai. Il ne pouvait plus tenir. La souffrance était trop intense. Il serrait les poings et se tordait de douleur en nous implorant. Mais que pouvait-on faire ? La morphine que nous lui administrions était sans effet. Il continua à nous implorer. Il s’adressait aussi bien à nous qu’à Dieu. Nous le laissâmes, Dieu et nous, souffrir huit heures de plus.
Je fis ensuite venir le prêtre. Nous avions trois prêtres-infirmiers dans l’hôpital et je demandai à l’un d’entre eux de venir lui administrer les derniers sacrements. Je pensais que ça le calmerait. Nous ne pouvions l’aider avec des médicaments et il ne s’était pas encore fait à l’idée qu’il mourrait, car lorsqu’il disait « Je vais mourir, » il était évident qu’il souhaitait que nous le contredisions. Je demandai donc à Capolarde de lui donner l’extrême onction, et il accepta. Il plaça un paravent rouge autour du lit pour isoler l’agonisant du reste du pavillon, se tourna vers moi et me demanda de partir. C’était l’été. La fenêtre située au-dessus du lit était ouverte. Les foins venaient d’être coupés et rassemblés en petites meules. Au loin, les canons tonnaient. Tandis que je m’en allais, je vis Capolarde tenir dans une main le plateau avec les saintes huiles et de l’autre vider par la fenêtre la bassine de vomi noir.
Cela ne lui apportait aucun réconfort ni ne l’aidait à se résigner. Il voulait vivre et rejetait la mort avec force. Du bout du pavillon – dans le silence de cette après-midi d’été – j’entendis les paroles basses derrière le paravent.
“Dites : ‘Dieu je vous donne ma vie librement pour ma patrie’” (1) Engénéral, les aumôniers leur font prononcer cette phrase. Elle ne fait pas partie du rituel mais apporte une certaine noblesse à la mort des soldats. Je suppose que Capolarde l’a prononcée. Je ne pouvais juger que par la réponse. J’entendis une lourde respiration fatiguée et un cri étouffé :
“Oui ! Oui !” lançait régulièrement la voix. “Ah mon Dieu ! Oui !”
A nouveau, le chuchotement qui s’évertuait à guider le mourant sur la bonne voie.
« Oui -Oui ! » reprit le soldat en pleurant.
J’entendais les chuchotements, ceux du prêtre, puis le cri étouffé et les faibles mots, couinant, encore rebelles, du mourant. On le forçait à prononcer ces mots. On le forçait à accepter son sort, à faire preuve de soumission et de résignation.
“Oui, oui,” reprit-il dans un gémissement.
Il commence à s’y faire, pensai-je. Capolarde a réussi à lui faire entendre raison.
« Oui ! Oui ! Ah, mon Dieu, oui ! » entendis-je à nouveau au milieu de sanglots étouffés.
Puis, en un long et profond gémissement, il finit par dire :
“Dieu—je—vous—donne—ma—vie—librement—pour—ma—patrie!”
“Librement ! Librement ! Ah, oui ! Oui !” Il était vaincu. Enfin. L’agonisant avait prononcé en quelques râles confus la noble formule.
S’ensuivit une salve de mots en latin, qui malgré leur faible volume sonore donnaient l’impression, dans le silence du pavillon, de balles éjectées d’une mitrailleuse.
Deux heures plus tard, il était toujours en vie et agité, mais sans amertume.
« Il est difficile de s’en aller, murmura-t-il. Ce soir, je dormirai bien. »
Après une longue pause, il ouvrit les yeux et dit en souriant :
« Je ne doute pas que le monde où je vais sera plus chic que celui-ci. J’ai été mobilisé contre mon gré. Et voilà que je décroche la Médaille Militaire ! Mais c’est mon capitaine qui l’a gagnée pour moi. C’est lui qui a fait de moi un homme courageux. Il avait un revolver à la main. »
(1) Les dialogues en italiques sont en français dans le texte.