
Découvert en 1940 et publié en 1980, le journal d’Edwin Vaughan rend compte au jour le jour des conditions inhumaines dans lesquelles s’est déroulée la troisième bataille du Saillant d’Ypres, aussi appelée bataille de Passchendaele. |
Le carnage de Passchendaele
Né dans une famille nombreuse d’origine irlandaise, Edwin Campion Vaughan vient de terminer ses études au collège jésuite de Saint-Ignace, à Londres, quand il s’enrôle dans les Artists Rifles en 1915. Après une période de formation au camp Hare Hall, en Essex, il devient sous-lieutenant dans le régiment du Royal Warwickshire en juin 1916 et part pour la France en janvier 1917.
En août et septembre 1917, il prend part à la bataille de Passchendaele et tient un journal de bord. Remplaçant quelques heures son capitaine tombé sous le feu de l’ennemi, il sera promu à ce même rang en octobre. Son unité rejoint ensuite le front italien, avant de revenir en France, où il décroche la Croix Militaire à Landrecies pour s’être emparé d’un pont sur la Sambre le 4 novembre 1918. Ce même jour, le poète Wilfred Owen est tué en essayant de traverser le canal Sambre-Oise à quelques kilomètres de là.
Après la guerre, le retour à la vie civile est particulièrement difficile pour Edwin Vaughan. Il s’engage à nouveau dans l’armée en 1922 et devient pilote dans la R.A.F., mais doit renoncer à voler en 1928 en raison de problèmes de santé. Il meurt en 1931, suite à une erreur de médication, laissant derrière lui une veuve et quatre orphelins.
Son journal de guerre est découvert en 1940 et ne sera publié qu’en 1981 sous le titre de Some Desperate Glory. Il retrace les quelques mois de 1917 où il a combattu sur le front occidental, avant d’être envoyé sur le front italien. Ce journal est d’un grand intérêt dans la mesure où l’auteur parle en toute franchise de choses que les combattants préfèrent d’habitude passer sous silence. Le ton est direct, empreint parfois d’une certaine candeur. On n’y trouve aucune mention de stratégie ou de tactique militaire. Il s’agit du compte rendu d’un jeune officier dont les ingrédients sont la lassitude, la peur et les blagues entre camarades. Une juxtaposition de faits épars, qui témoignent du quotidien de la guerre et de son horreur aussi : les cris des soldats blessés qui se noient dans la boue de la Flandre belge et le chaos qu’est devenu ce secteur où le nombre de mètres gagnés sur l’ennemi se compte en centaines de milliers de morts. Some Desperate Glory prouve que les simples journaux de bord peuvent être d’une lecture passionnante malgré l’absence de travail élaboré sur le style.
Dans la dernière page du journal, Vaughan écrit, le 28 août : Ainsi, c’était la fin de la compagnie D. Je me sentais seul et j’avais envie de vomir en rentrant dans ma tente pour remplir le formulaire d’état des pertes. Au lieu d’écrire les noms, je me suis assis sur le sol et j’ai bu whisky sur whisky tout en regardant vers l’avenir, qui n’était qu’un espace vide et noir.
Extrait de Some Desperate Glory (journal d’Edwin Campion Vaughan), 1981 :
12 août. Dimanche. Un peu avant midi, nous avons tout à coup reçu l’ordre de nous rapprocher des premières lignes. Après avoir fait notre paquetage en toute hâte, nous nous sommes mis en route à deux heures et demie. Direction Pop (1) puis la route d’Ypres. J’avais les nerfs à vif, incapable de parler parce que trop nerveux, enivré par l’authentique atmosphère de la guerre. Nous faisions désormais partie du flot incessant qui s’en allait gonfler l’immense réservoir situé derrière Ypres, en attendant d’être lâchés en bloc, hommes, canons et obus, sur les lignes ennemies.
Haut dans le ciel, de petites formations d’aéroplanes décrivaient des cercles au milieu des jolies fumées roses des shrapnels. De chaque côté de la route, ce n’était que peupliers brisés et champs dévastés, et venant à notre rencontre des files traînantes d’ambulances et de troupes fatiguées. Après un peu plus d’un kilomètre, nous avons pris à gauche vers Dirty Bucket Corner, où nous avons fait une brève halte devant le bois qui abritait notre camp. C’était un camp miteux composé de bivouacs, de tentes, de baraques et d’abris bâchés où les hommes s’entassaient du mieux qu’ils pouvaient. Notre mess, qui était également l’endroit où nous dormions, était situé dans une petite cahute où il y avait seulement une table et quelques banquettes. L’endroit était sinistre avec ses trous d’obus et ses arbres déchiquetés, témoignages de l’attention que nous portaient les artilleurs allemands. Les arbres cachaient une grande concentration de chars, et le nom du camp n’était autre que Slaughter Wood ! (2)
(1) Poperinghe
(2) Le bois du carnage.
13 août. Nous avons appris ce matin que nous allions regagner la ligne demain et que le 16 nous épaulerions un bataillon d’Irish Rifles à Saint-Julien. L’imminence de l’attaque m’a d’abord rempli de frayeur. Je tremblais comme une feuille, incapable dans un premier temps de participer à la moindre discussion avec mes hommes. Mais après avoir examiné la carte et transmis les renseignements à ma section, je suis redevenu calme. Avant que n’arrive midi, nous avons pris connaissance de tous les détails du terrain et reçu, par erreur, des tenues de seconde classe. (…)
15 août Cette nuit, je n’ai pas réussi à dormir, je pensais sans cesse à l’attaque qui viendrait sous peu, m’imaginant déchiqueté par un obus ou gravement blessé en plein milieu des barbelés. J’ai dû attendre l’aube pour plonger dans le sommeil. J’ai ainsi dormi par intermittence jusqu’à neuf heures.
La journée a été bien remplie : inspection des masques à gaz, fusils, mitrailleuses Lewis, pansements individuels, vivres de réserve, plaques d’identité, etc. Nous nous efforcions de plaisanter avec les hommes malgré l’appréhension qui rongeait et paralysait nos esprits. En début de soirée, j’ai enfilé mon uniforme de Tommy et j’ai préparé ce qu’il fallait pour pouvoir faire face à toute éventualité : lacets de rechange et ficelle dans une poche, crayons dans une autre, ciseaux dans la pochette de pansement, vivres et cigarettes dans mon havresac, cartes et plans codés camouflés dans la sacoche du masque respiratoire ainsi qu’une poignée de balles pour mon revolver. Je me suis assuré que mon chapelet était bien cousu à l’intérieur de ma tunique avec la pièce d’un souverain que Mary m’avait donnée comme porte-bonheur et j’ai également vérifié que mes médailles religieuses, ainsi que ma plaque d’identité, étaient bien attachées à mes bretelles. Nous avons donné notre argent et nos beaux étuis à cigarettes au sergent-major Braham pour que les Allemands ne puissent pas en profiter s’il nous arrivait quelque chose. Puis nous nous sommes mêlés aux hommes et nous avons parlé avec désinvolture de la grande affaire du lendemain.
