
Féru de poésie, Edmund Blunden ne pouvait qu’écrire son vécu de combattant en y incluant la dimension poétique. Ce sera chose faite en 1928. Ses mémoires constituent un des témoignages les plus célèbres que le conflit ait générés, autant par leur contenu que par la qualité de leur style. La Grande Guerre hantera Edmund Blunden jusqu’à sa mort. Il continuera à écrire sur le sujet, éditera des auteurs-combattants oubliés et sera conseiller littéraire à la Commission des Sépultures de Guerre. |
La guerre en demi-teintes
Quand Edmund Blunden fait paraître ses mémoires de guerre sous le titre d’Undertones of War, la critique est unanime pour louer les qualités de l’ouvrage. Cette chronique douce-amère se démarque de la plupart des témoignages parus à la fin des années 20 par son rejet de tout sensationnalisme et une démarche qui refuse le didactisme. Elle se situe aux antipodes du Adieu à Tout Cela (1928) de Robert Graves, livre qui avait scandalisé Blunden parce qu’il déformait la réalité et recourait à une dramatisation dont le public était friand. Blunden choisit délibérément la demi-teinte et l’euphémisme. Certains critiques de l’époque ont qualifié le livre de long poème en prose. Dans la dernière phrase du récit, l’auteur se décrit comme un jeune et inoffensif berger en habits de soldat. Comme en 1922 il avait également fait paraître un recueil de poèmes intitulé Le Berger, poèmes de la paix et de la guerre, on l’a souvent associé à cette image pastorale. Si elle n’est pas fausse, elle peut néanmoins être trompeuse. Blunden s’inscrit il est vrai dans la grande tradition britannique pastorale, mais il ne recourt pas pour autant aux images convenues de la poésie georgienne pas plus qu’il n’oppose dans une antithèse sommaire l’innocence de la nature au mal de la civilisation industrielle ou de la guerre.
Les poèmes de guerre d’Edmund Blunden sont caractérisés par l’omniprésence de la nature. Le poète ne la transforme pas, comme Wilfred Owen, qui voyait dans les fleurs des calices pour le sang des soldats, il préfère la juxtaposer à la réalité de la guerre en une structure complexe, qui crée des distorsions riches de sens. La guerre est en effet rendue plus cruelle encore par la présence persistante d’une nature qui semble garder ses valeurs fondamentales, associées à la douceur de vivre et à la paix. Si Blunden se sert parfois des images de la tradition romantique et va même jusqu’à citer Keats, l’emprunt reste toujours ironique, pour montrer à quel point les représentations pastorales sont devenues conventionnelles et irréalistes.
Les évocations de la nature sont également nombreuses dans Undertones of War. Elles offrent des interludes bienvenus dans le récit, mais leur intérêt ne se réduit pas à la simple illustration. De l’opposition entre le monde de la guerre et celui de la nature naît une certaine mélancolie, qui se teinte bien souvent d’amertume. La nature peine à remplir son rôle traditionnel de consolatrice face à l’horreur de la guerre. Le cadre pastoral se lézarde, il n’est plus la valeur suprême du refuge contre le mal.
Né en 1896, à Londres, Edmund Blunden est issu d’une famille d’enseignants. En 1900, ses parents s’installent à Yalding, dans le Kent. L’environnement rural lui procure un bonheur qu’il ne cessera de célébrer tout au long de sa vie. Alors qu’il poursuit une brillante scolarité au Christ’s Hospital College, à Horsham, Edmund publie son premier poème en 1913 dans le journal de l’établissement. En 1914, il édite lui-même son premier recueil, ainsi qu’un ouvrage de poèmes traduits du français. Tandis que ses aînés se portent volontaires pour partir au front, Blunden décroche une bourse pour étudier à Oxford. Si, à ce stade de la guerre, la nation incite les étudiants à ne pas s’enrôler, Blunden prend tout de même la direction de la caserne de recrutement en août 1915. Deux semaines plus tard, il reçoit le grade de sous-lieutenant dans le 11e bataillon des Royal Sussex. En décembre, il est envoyé en Irlande, à Cork, où il peut consacrer une partie de son temps à la poésie. Il écrit trois petites plaquettes, qu’un de ses frères fait publier. Après la guerre, Siegfried Sassoon lui conseillera de les envoyer à Edward Marsh, l’éditeur du groupe des poètes georgiens, lequel les trouvera immatures mais porteurs de grands espoirs quant à vos tentatives futures.
Je n’étais pas impatient d’y aller. Ainsi commence Undertones of War. Le ton est donné. Blunden part au combat sans illusion. Contrairement à Sassoon et à bien d’autres, il ne connaît pas le passage brutal de l’enthousiasme naïf d’août 14 à la perte de toute illusion. Il s’agit plutôt chez lui d’une lente érosion. Sans démonstration, avec un regard presque détaché, il nous propose de suivre mois après mois la vie d’un régiment. Du secteur de La Bassée à celui de la Somme, il se bat avec bravoure et décroche la Médaille Militaire, ce qu’il ne mentionne pas dans Undertones of War. La troisième bataille d’Ypres, à Passchendaele, dépassera en horreur tout ce qu’il pouvait imaginer. Il passe deux nuits dans un blockhaus bombardé par l’ennemi. Seul survivant, il n’oubliera jamais ces heures où il a dû lutter pour ne pas sombrer dans la folie. En permission pour trois semaines à Yalding, il constate avec amertume le décalage de plus en plus grand entre l’arrière et les combattants. Il retrouve presque avec soulagement le chemin de la guerre, dans le secteur de Kemmel, puis celui de Gouzeaucourt. On l’envoie ensuite à Angleterre dans un camp d’entraînement. Il vit cette affectation comme une trahison envers ses hommes, avec lesquels il a partagé tant d’épreuves. Mais il est épuisé et souffre d’asthme suite à son exposition au gaz. Il essaiera plusieurs fois de rejoindre son bataillon mais les autorités militaires s’y opposeront. Le 1er juin 1918, il épouse Mary Daines, la fille d’un forgeron, qu’il vient de rencontrer. Après l’Armistice, on lui demande de rejoindre son bataillon près d’Arras. Il avait l’intention de s’inscrire à Oxford mais son récent mariage était étrangement considéré comme un obstacle à une démobilisation avant l’heure. En octobre 1919, il intègre le Queen’s College, pour y poursuivre des études de lettres.
Dès 1920, Edmund Blunden commence une carrière littéraire prolifique. Tout au long de sa vie, il écrira seize recueils de poèmes et trente volumes d’essais, notamment sur Hardy et Shelley. Il a enseigné la littérature anglaise dans les universités de Tokyo, d’Oxford et de Hong-Kong.
Peu avant sa mort, il écrivait : Ce que j’ai vécu pendant la Première Guerre mondiale m’a hanté tout au long de ma vie et souvent il me semble que j’ai plus vécu dans ce monde que dans celui d’après. Blunden n’a cessé de revenir d’une façon ou d’une autre sur ces années passées dans les tranchées, dans ses propres écrits et également en favorisant la publication de poètes tels qu’Owen et Gurney. Succédant en 1936 à Rudyard Kipling au poste de conseiller littéraire de la Commission des Sépultures de Guerre, il est revenu de nombreuses fois sur les champs de bataille et a rédigé des préfaces pour des ouvrages consacrés au premier conflit mondial.
Undertones of War a été publié en français sous le titre La Grande Guerre en demi-teintes (Editions Nadeau, traduction : Francis Grembert, 2018)
Extraits : lettre et poème
[Lettre à sa mère]
12 juillet 1916
Ma chère Mugg,
Après trois jours loin du bataillon pour suivre en toute indolence une formation officiellement destinée à nous apprendre les secrets des amplificateurs de signaux, j’ai trouvé ta lettre qui m’attendait et j’ai été très heureux de la lire. Je ne crois pas avoir répondu à la précédente. Aussi celle-ci, malgré sa brièveté, comptera pour deux réponses. J’écris dans la pénombre, il est 9h15 et à 11 h on nous attend pour une affaire malveillante. Je suis content que le chèque ne se soit pas perdu en route et j’espère que ma misérable vie connaîtra un long sursis pour que je puisse t’envoyer d’autres chèques, plus nombreux j’espère.
Il semble que les Allemands aient relâché la pression et s’amusent entre eux. Après le raid surprise sur Londres, ils ont semble-t-il lancé une grande attaque, en partie victorieuse, sur le saillant de Nieuport, près de la côte, et ont fait quelque 1200 prisonniers. Leur premier vrai succès depuis la bataille de Zillebeke en juin, bien que leurs Sturmtruppen (avec l’aide de leurs minnewerfers) aient depuis lors commis quelques méchants dégâts dans nos lignes. La guerre ressemble de plus en plus à un casse-tête chinois.
Quant à moi, peu de changements, sauf que j’ai entamé la rédaction d’un journal de bord. Je n’y aurais jamais pensé si une dame flamande qui croyait me vendre un petit carnet ne s’était trompée et ne m’avait donné à la place un cahier. Un capitaine du R.Y.A. est venu me parler parce qu’il m’avait reconnu. C’était J.L. Wright, avec qui j’ai partagé quelques cours de mathématiques. Il revenait de permission et m’a bourré le crâne avec tout un tas de rumeurs sur la destruction de Saint-Paul et trois-quatre mille Londoniens morts sous les bombes.
Ce cher Hub ! Je suis bien content d’apprendre qu’il n’a pas perdu de son esprit offensif à l’école et qu’il n’est pas devenu un gentil petit garçon appliqué. S’il a de la sagacité, il apprendra à aimer Charles Lamb, Leigh Hunt, John Clare et Charles Chaplin, sans oublier Harry Champion, ce prince des comédiens, et il fera naturellement le désespoir de toute la famille.
Si Ann et Jan dépensent inconsidérément leurs demi-pennies et se gavent de sucreries de toutes les couleurs, celles que je trouve pour ma part indigestes, je ne peux que les blâmer avec force. Tout comme je trouve honteux le comportement de Lottie et Phyllis, qui ne trouvent rien de mieux à faire que de se précipiter à Plymouth pour admirer la dernière mode sur les quais. Pas plus que je ne tolère qu’on inflige à un jeune chien innocent la torture d’être pris en photo, comme vous l’avez fait Gilbert et toi. J’incline ma tête grise et je m’écarte (pareil à la rose). Les mornes cyprès du désespoir et les tristes ifs m’appellent à rejoindre leurs doux ombrages.
Non la permission n’est pas encore en vue mais quand elle arrivera, qui pourra se vanter d’être plus heureux et plus libre que moi ? Mes lectures du moment sont Le Gouffre de Frank Morris, un roman sur le commerce du blé, et deux livres d’O’Henry (pleins d’argot, cyniques et très amusants) sur le monde des voyous. « Roads of Destiny » est excellent mais dans l’ensemble son oeuvre, bien que d’une intelligence rare, est trop liée à l’actualité pour durer.
As-tu déjà entendu Louisa Payne chanter « Je sais que mon Rédempteur vit » ? Si c’est le cas, donne-moi des détails. Je suis devenu très amateur de musique maintenant que je n’ai quasiment plus l’occasion d’en écouter. Ceci dit, il y a une semaine j’ai entendu un bon petit orchestre jouer une sélection de « Yonddiers ». Et puis il y a aussi le gramophone, bien que pendant mon absence un fouineur maladroit ait abîmé le boîtier son et un autre rayé mes meilleurs disques avec sa semelle cloutée. Une des victimes fut « La Cinquantaine » et l’autre le nocturne de Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, que j’aime tous deux particulièrement.
Ce fut une nuit étouffante, avec un orage à la clé. Il n’est pas étonnant que ma lettre ait quelque peu fermenté. Mais pour utiliser le langage peu châtié du « Hole in the wall » tu auras le temps de « souffler sur la mousse qui l’encombre » et de la déguster comme s’il s’agissait d’une bonne pinte de bière de Yalding. Si je pouvais en boire une maintenant, ce serait pour moi une satisfaction et une fierté. Veille à ce que tous les moussaillons fassent leur travail et maintiens le cap jusqu’à ce que le maître d’équipage soit revenu avec des histoires cocasses des terres lointaines.
Avec toute l’affection d’Eddie Blunden.
RÉJOUISSANCE PRÉMATURÉE Que voit-on donc là-bas ? Le bois de Thiepval. Observez-le avec attention; vous en aurez du bien. Tenez, ces jumelles vous aideront. Voyez-vous des fleurs ? C’est là que dort Titania (oui, le bois est dans nos lignes); C’est là que dort Titania dans un profond gourbi, Quand elle se réveille, elle s’étonne de tout ce grand bruit, Puis, d’un sourire baigné de larmes, franchit allègrement dix ans. Elle voit alors son Bois, et les Grenadiers qui l’habitent : Tout est vert, Avec musique au clair de lune; Les décombres calcinés que vous venez de voir N’auront pas raison de la Reine des Fées; Cependant, il est un peu tôt Pour que vous fassiez rimer Dans vos livrets militaires La douceur de ces temps futurs; Regardez bien une fois encore; Car c’est là que nous attend la difficulté. | PREMATURE REJOICING What’s that over there ? Thiepval Wood. Take a steady look at it ; it’ll do you good. Here, these glasses will help you. See any flowers ? There sleeps Titania (correct – the Wood is ours) ; There sleeps Titania in a deep dug-out, Waking, she wonders what all the din’s about, And smiles through her tears, and looks ahead ten years And sees her Wood again, and her usual Grenadiers, All in green, Music in the moon ; The burnt rubbish you’ve just seen Won’t beat the Fairy Queen ; All the same, it’s a shade too soon For you to scribble rhymes In you army book About those times ; Take another look ; That’s where the difficulty is, over there. |