
Journaliste, Dorothy Lawrence veut connaître au plus près la réalité de la guerre. Elle revêt un uniforme et partage le quotidien d’une équipe de sapeurs dans la Somme. De retour en Angleterre, elle sera victime de censure et son témoignage, publié en 1919, sombrera dans l’oubli. Après avoir révélé qu’elle a été violée étant enfant, elle est internée en 1925 dans un hôpital psychiatrique. |
Femme-soldat pendant dix jours
En 1919 paraissent de singuliers mémoires de guerre sous le titre Sapper Dorothy Lawrence: The Only English Woman Soldier. L’auteure y relate la dizaine de jours qu’elle a passés en première ligne dans la Somme, près d’Albert. Mais l’ouvrage ne connaît pas le succès et Dorothy Lawrence sombre vite dans l’oubli. Cette étrange histoire est aujourd’hui redécouverte en Grande-Bretagne. Deux récentes pièces de théâtre et un documentaire le destin malheureux de Dorothy Lawrence. Une biographie est également en cours de rédaction.
Les origines de Dorothy restent obscures. Elle serait née en 1896, à Polesworth, dans le Warwickshire, de parents inconnus, puis adoptée par un pasteur. A la veille de la guerre, elle veut devenir journaliste et réussit à placer des articles dans le Times. Quand le conflit éclate, elle postule auprès de plusieurs journaux londoniens pour être envoyée en France en tant que correspondante. Mais les autorités militaires interdisent aux femmes de pénétrer dans la zone de guerre, même si elles sont infirmières ou journalistes.
En 1915, elle se rend en France et essaie de se faire engager comme bénévole dans un hôpital, mais sans y parvenir. Déterminée à pénétrer dans le secteur de guerre pour y exercer son activité de journaliste, elle part de Paris, à vélo, vers le front. Arrêtée par la police française au village de Senlis, dans la Somme, elle décide de se déguiser en soldat pour pouvoir écrire les articles sur la vie des combattants au front. Avec l’aide de deux soldats britanniques, elle se procure un uniforme et entreprend sa transformation : corset pour atténuer les formes, coupe de cheveux militaire et pommade pour foncer le teint. Avec de faux papiers au nom du soldat de seconde classe Smith, elle repart en direction du front.
A proximité d’Albert, elle rencontre un sapeur, Tom Dunn, qui lui apporte son aide. Il lui trouve une affectation dans l’équipe du génie en charge des mines et lui aménage une chaumière abandonnée dans la forêt de Senlis pour qu’elle puisse y dormir chaque nuit. Dans son témoignage, Dorothy Lawrence prétend avoir participé à l’aménagement de sapes, mais rien n’est moins sûr. Quoi qu’il en soit, les conditions de vie à moins de 500 mètres des tranchées sont suffisamment éprouvantes pour l’affaiblir. Craignant de devoir subir un examen médical, qui révélerait sa supercherie et porterait préjudice à ceux qui l’ont aidée, elle décide de se dénoncer, ce qui lui vaut d’être mise aux arrêts.
Interrogée au quartier général et soupçonnée d’espionnage, elle est envoyée à Calais, où elle subit un nouvel interrogatoire. Embarrassées, les autorités militaires la soupçonnent cette fois d’être une prostituée et décident de l’envoyer dans un couvent à Saint-Omer le temps que se termine l’offensive de Loos. Dorothy Lawrence est ensuite autorisée à repartir en Angleterre après avoir signé un document dans lequel elle s’engage à ne pas publier d’article sur son aventure.
De retour à Londres, elle tente néanmoins d’intéresser des journaux à son séjour au front mais comme elle tombe sous le coup de la loi de Défense du Royaume, son offre est refusée. Elle rencontre Emmeline Pankhurst, la célèbre suffragette, qui l’incite à s’associer au combat pour les droits de femmes. En 1919, elle publie Sapper Dorothy Lawrence: The Only English Woman Soldier. L’ouvrage, censuré par le ministère de la guerre, n’est pas le succès qu’elle espérait malgré quelques critiques élogieuses.
Sans revenu et ayant perdu toute crédibilité journalistique, elle mène une vie erratique. Après avoir confié à un médecin qu’elle avait été violée étant enfant par son tuteur, un ecclésiastique, elle est déclarée démente et enfermée dans un hôpital psychiatrique en 1925. Elle y restera jusqu’à sa mort, en 1964.
L’intérêt aujourd’hui porté au destin de Dorothy Lawrence est essentiellement lié à son internement et revêt des préoccupations féministes. A-t-on voulu la faire taire ? Sa plainte pour viol semblait valide mais sa parole ne pesait pas lourd face à celle d’un homme d’Église. Son expérience de guerre était également une affaire qui restait embarrassante. Même si elle avait souhaité mettre en scène son expérience et la transformer en coup d’éclat dans les journaux, force est de constater qu’elle était parvenue à ses fins, du moins jusqu’à ce que la censure militaire la contraigne d’abord au silence puis limite fortement sa liberté de parole.
(L’extrait qui suit relate l’arrivée de Dorothy Lawrence à Albert. Le lendemain, elle se déguisera en combattant et se mêlera à une unité de sapeurs.)
Ils m’ont conduite au poste de commandement. En passant dans la rue principale d’Albert, je remarquai partout de profonds trous d’obus. Tous les magasins étaient fermés, çà et là des vitrines étaient brisées, et des canons résonnaient à une distance de dix minutes à peine. Des hommes en uniformes kakis marchaient dans les rues, seuls ou en groupes. Aucune femme en vue. De lourds chariots remplis de munitions faisaient trembler le pavé.
– Qui sont-ils ? demandai-je en pointant du doigt quelques silhouettes kaki qui s’approchaient avec des outils à la main.
– Oh, ce sont des gars du génie, répondit mon escorte. Ils ont probablement rafistolé une tranchée endommagée. Ils font toutes sortes de choses : poser des mines ou réparer des tranchées.
Je saurais plus tard ce qu’est la pose de mines.
– A quelle distance sommes-nous des tranchées ? demandai-je.
– Vous voyez là-bas ces ruines de chaumières ? La ligne de front commence quelques mètres derrière.
J’étais donc parvenue à la limite même des tranchées. Aucune information ne pouvait me faire plus plaisir. Quant aux ruines de chaumières, j’aurais tout le loisir de les connaître intimement les jours suivants.
Tandis que nous cheminions, la ville déserte se transforma soudainement : les maisons lugubres et abandonnées laissèrent la place à une scène de dévastation. Des trous d’obus avaient défoncé les rues et créé des cavités qui menaçaient d’effondrement les murs restés debout. Une centaine de mètres plus loin se balançait entre terre et ciel la célèbre statue de la Vierge qui surmontait la cathédrale d’Albert. Perpendiculaire à l’origine, elle s’était de plus en plus penchée sur la ville sous l’effet des obus pour finir à horizontale, dans un équilibre plus qu’instable. On eût dit qu’elle s’apprêtait à jeter l’Enfant Jésus sur la ville. Les gens du coin disaient : « Quand la Vierge tombera, la guerre sera finie. » La statue n’était pas encore tombée même si elle semblait à tout moment sur le point de le faire. Chaque nuit, les canons allemands prenaient cette jolie statue pour cible dans le cadre de la « haine de l’ennemi ».
Sous la dénomination ‘haine ennemie », nos troupes désignaient les bombardements intermittents qui frappaient la ville la nuit. Des sentinelles postées autour des ruines éloignaient les imprudents pour les protéger des pans de murs qui pouvaient tomber. Ces hommes semblaient intensifier l’image de désolation des ruines qu’ils gardaient. Non loin de moi, une autre scène de guerre requit toute mon attention. Une charmante troupe de soldats écossais, vêtus de kilts, jouait au foot dans le caniveau au milieu des ruines. Ils riaient. Leur ballon rebondissait sur des briques tombées au sol pour atterrir dans des trous d’obus ou filer le long d’une chaussée défoncée.
Les kilts se gonflaient tandis que les joueurs, qui criaient du plus fort de leurs accents des landes, continuaient le match. Ceci m’amena au bâtiment qui abritait le poste de commandement, au fond d’une cour.
Dans une pièce ordinaire, trois ou quatre officiers étaient installés à une table. Parmi eux, il y avait un officier du régiment de la Black Watch. Je lui montrai mon sauf-conduit.
– Nous ne sommes pas à Béthune, me dit un jeune officier avec un large sourire.
– Non, répondis-je. J’ai découvert mon erreur en arrivant. A Amiens, on m’a dit de continuer tout droit. J’ai fait comme j’ai pu et je suis arrivée ici !
L’officier m’annonça, en y mettant les formes, que je ne pouvais pas rester ici.
– Bien sûr, fis-je. Je comprends.
Maintenant que la nuit tombait, je n’avais aucune envie de me mettre en route pour Béthune. Mon argument fut entendu et on me donna la permission écrite de passer la nuit à Albert.