
Fille du comte de Denbirgh, Dorothie connaît une enfance dorée. En 1914, elle rejoint un service ambulancier sur le front de l’Yser. Quand elle n’est pas au volant de son véhicule, elle participe à des réceptions sur la côte où les officiers britanniques côtoient l’aristocratie belge. |
Ambulancière en Flandre belge
Fille de Rudolph Feilding, comte de Denbirgh, et de Cecilia Mary Clifford, Dorothie passe son enfance au château de Newnham Paddox, dans le Warwickshire, en compagnie de ses neuf frères et sœurs. Après avoir reçu une éducation privée au château familial, elle est envoyée à Paris, au couvent de l’Assomption. Elle maîtrise de ce fait parfaitement le français. En 1908, elle est officiellement présentée au roi et à la reine lors du bal des débutantes dans la grande tradition britannique des protocoles aristocratiques.
Quand la guerre éclate, la fratrie Feilding veut apporter sa contribution à l’effort national. Rudolph, Hugh et Henry serviront sous les couleurs du drapeau britannique en qualité d’officiers. Un seul survivra. Clare, Elizabeth, Victoria et Dorothie accompliront quant à elles une mission humanitaire. Dorothie suit une brève formation d’aide aux premiers soins à l’hôpital de Rugby avant d’être engagée dans le corps ambulancier du docteur Munro en septembre. Au sein d’une équipe composée de jeunes femmes intrépides, elle connaît le tumulte des débuts de la guerre sur la côte belge. Côtoyant les officiers d’état-major et les membres de l’aristocratie, elle sait user de ses influences pour obtenir des dons ou contourner les difficultés administratives auxquelles peut se heurter une unité médicale privée. Pendant près de trois ans, Dorothie et ses collègues soigneront les blessés dans la région du front située entre Nieuport, Dixmude et Furnes, aussi bien dans les hôpitaux d’évacuation que dans les postes de secours proches des tranchées. A la fois infirmières et ambulancières, elles affrontent le danger au quotidien. Dorothie épaule notamment Elsie Knocker et Mairi Chisholm, qui s’occupent d’un poste de soins situé à Pervyse, dans la cave d’une maison en ruines située à portée des canons ennemis. Sa tâche éprouvante est cependant entrecoupée de moments beaucoup plus futiles. Les visites au Grand Quartier Général ou les réceptions dans les villas de la côte sont fréquentes et offrent un contraste bienvenu avec la réalité du front.
Dorothie écrit régulièrement à ses parents. Sa correspondance de guerre a été publiée en 2010. Il s’agit d’un document unique en son genre. Les lettres de Dorothie Feilding sont étonnantes à plus d’un titre. Leur style est vif, décousu, proche de l’oral. On sent parfois qu’elle écrit sous l’influence de la fatigue sans chercher à aboutir à un style épistolaire soigné. Les détails les plus divers et les commentaires en tous genres donnent l’impression d’une pensée qui se livre dans le désordre. Loin d’être un défaut, ce foisonnement rend compte d’une expérience multiple, reflet d’une guerre riche en contradictions. Dorothie est un personnage qui assume ses ambivalences. Issue de la haute société, elle n’en a pas moins un contact facile avec les soldats blessés. Téméraire et courageuse, elle ne rechigne pas à la tâche mais apprécie aussi les soirées entre gens distingués sur la côte ou dans le château des Brocqueville à Bourbourg. Son sens aigu des responsabilités ne l’empêche pas de verser à l’occasion dans un humour puéril, baptisant par exemple son ambulance Daniel ou s’attardant dans sa correspondance sur les frasques de son chien Charles. La spontanéité de ses lettres, dont la plupart sont destinées à sa mère, nous apporte un éclairage inédit sur le vécu d’une infirmière pendant la guerre. Il faut dire que le secteur de Flandre belge situé entre Dixmude et la côte ne ressemble pas aux autres et favorise les expériences contrastées. Dans cette portion de Belgique restée libre, toute une population hétéroclite – militaire, sanitaire ou autre – mène une vie oscillant entre danger et désinvolture, héroïsme et petites habitudes aristocratiques. Les visiteurs prestigieux, hommes politiques ou écrivains, y sont nombreux. Avides de venir fouler le sol sacré de la petite Belgique, ils ne manquent jamais d’inclure dans leur périple la visite d’un hôpital de campagne et de saluer les infirmières issues de la bonne société, au rang desquelles Dorothie fait figure de modèle.
Pour son action auprès des blessés, Dorothie a reçu plusieurs décorations, dont la Croix de Guerre française, la Médaille Militaire britannique et l’Ordre de Léopold, que lui a remis en personne le roi des belges Albert Ier. Parmi les autres personnages importants que Dorothie a rencontrés ou côtoyés, citons l’amiral Ronarc’h, le général Hély d’Oissel, Alexander of Teck (frère de la reine Mary) et Robert de Brocqueville, fils du Premier ministre belge. Elle a vraisemblablement rencontré Jean Cocteau, qui faisait partie des services de la Croix-Rouge à Coxyde. On la devine aisément sous les traits d’Elisabeth Hart, dans Thomas l’imposteur.
Après deux ans passés au front, la fatigue est devenue telle qu’elle fragilise sa santé. Dorothie quitte la zone de guerre et repart en Angleterre. Elle épouse le capitaine Charles O’Hara Moore le 5 juillet 1917 et s’installe à Warley, dans le Middlesex, où est stationné le régiment de son mari, les Irish Guards. Elle reprend ensuite du service au volant d’une ambulance à Londres.
Après la guerre, le couple s’installe au château ancestral des O’Hara Moore dans le comté de Tipperary, en Irlande. Ils auront cinq enfants. Membre actif de la Légion Britannique et de différentes associations caritatives locales, Dorothie mène la vie qu’implique son rang, s’adonnant régulièrement à un de ses loisirs préférés : la chasse. Elle meurt en octobre 1935, d’une crise cardiaque, à l’âge de 46 ans.
[Lettre à sa mère]
Furnes, 1er mai 1915
Ça vaut vraiment le coup de se donner à fond et de renoncer à un maximum de choses pour pouvoir être près des lignes, au cœur même de l’action, même si c’est parfois horrible. La moindre petite aide de notre part semble avoir tant d’importance ! Cette aide est précieuse parce qu’elle est immédiate. Et puis il y a la merveilleuse gratitude (absolument disproportionnée par rapport à ce que nous faisons) que l’on reçoit de toutes parts. Grâce à elle, nous oublions nos soucis et nos peines, petites ou grandes. Mais ce qui me touche surtout, au point d’en avoir parfois la gorge serrée, c’est la façon si pittoresque qu’ont les soldats blessés de montrer cette gratitude. Il peut s’agir de lettres qu’on reçoit quand ils sont guéris. Parfois, c’est un simple bouquet de fleurs cueillies dans un jardin abandonné, des fleurs devenues rares du fait de la guerre, dont les tiges sont entourées d’un lacet ou d’un bout de fil téléphonique. Parfois, les pauvres fleurs sont tellement comprimées qu’on a peine à les identifier.
Il y a aussi le remerciement silencieux que l’on lit dans les yeux de celui dont la vie s’en va et qui, trop faible, n’a plus la force ni le temps de s’exprimer avec des mots.
Souvent aussi, les blessés nous parlent de leurs femmes ou de leurs fiancées, ce qui est également une preuve de gratitude, et nous leur promettons que s’il le faut nous enverrons à leur famille la lettre annonçant leur décès. Un sergent français, dont les trois fils se battaient au front, et qui lui-même avait été criblé de balles en acheminant un message important, est mort à Furnes en me tenant la main. Entre deux râles de douleur, il me disait : « Dites à ma femme que j’ai fait mon devoir… Je n’ai pas peur… Je n’ai… » J’ai rapporté à celle-ci ces dernières paroles & elle a été aussi courageuse qu’il l’avait espéré. Elle m’a écrit de charmantes lettres où il n’y avait ni révolte ni amertume.
Une autre fois, c’est un jeune zouave qui, tandis que je l’installais dans le train – il était sévèrement blessé – a plongé la main dans sa poche pour en ressortir un innommable carnet couvert de crasse et pourtant plein trésors. Il m’a donné un de ceux-ci : une petite carte de Noël en celluloïd avec le mot souvenir écrit en lettres roses, une véritable horreur. Mais lui trouvait ça très beau. Avec fierté, il plaça la carte dans le creux de ma main en me disant : « C’est tout ce que j’ai ».
Un fusilier marin de Dixmude, dont nous avions sauvé le camarade en l’amenant juste à temps à l’hôpital, nous a remerciées avec de vraies larmes dans les yeux et m’a donné une petite médaille miraculeuse censée me protéger, ce qu’elle a fait jusqu’à présent.
Mais la semaine dernière, j’ai connu le cas le plus triste, dans la foulée de la terrible bataille au corps à corps de Steenstraete, au cours de laquelle les zouaves de Nieuport ont repris le pont qui avait été perdu lors d’une attaque au gaz. Ils ont été héroïques mais ont perdu 80% de leurs hommes, l’un d’entre eux ayant été gravement touché à la tête tandis qu’il menait son unité au combat. Il était aveugle & la partie inférieure de son visage avait été terriblement mutilée, surtout la bouche.
Nous l’avions transporté à l’hôpital cette nuit-là, une nuit particulièrement lugubre. Chaque jour, j’allais lui rendre visite quand je commençais ou terminais mon service. Il connaissait ma voix & me saisissait la main. Je savais qu’il voulait m’exprimer sa reconnaissance. Mais il ne pouvait ni voir ni parler. Seuls quelques mots indistincts sortaient parfois de sa gorge. Je me demande quel peut être son avenir après la guerre. Son état s’est amélioré & comme de nouveaux blessés arrivaient il a dû être transféré dans un hôpital de la base.
Je l’ai amené moi-même à la gare (25 kilomètres d’une route pleine d’ornières). Avant de partir, j’ai placé son porte-monnaie et ses petites affaires personnelles dans ses pauvres mains d’aveugle qui n’était pas encore habitué à l’horrible obscurité. Il est parvenu à murmurer Merci ma bonne sœur et a cherché ma main.
Il l’a prise et l’a portée à ses lèvres – ces pauvres lèvres que la guerre avait démolies et qui saignaient.
Tandis que je regagnai l’ambulance, une petite brume a recouvert mes yeux. Je ressentais de la colère et de la révolte contre la guerre et ses horreurs inutiles. Il y avait aussi une petite tache de sang sur mon gant.