
Infirmière bénévole au Tréport, à Wimereux et à Etaples, Dorothea Crewdson a écrit un journal très documenté. Emportée par une péritonite en mars 1919, elle est enterrée au cimetière d’Etaples. |
Armistice et grippe espagnole
Dorothea Crewdson faisait partie du bataillon de V.A.D. (Volontary Aid Detachment) qui a dispensé des soins dans les hôpitaux militaires pendant toute la durée de la guerre. Elle arrive en France en juin 1915 dans un hôpital du Tréport et y reste jusqu’en octobre 1916, date à laquelle elle est postée à Wimereux jusqu’en juin 1918, puis à Etaples jusqu’en mars 1919. Le journal qu’elle tient quasi quotidiennement se différencie nettement de la plupart des témoignages d’infirmières bénévoles publiés du vivant de leurs auteures. Il n’a pas subi de remaniement en vue d’une publication. Les noms des médecins, infirmières et patients sont mentionnés. Jour après jour, le quotidien de l’infirmière bénévole est consigné dans toute sa diversité : la charge de travail, la spécificité des soins, la frustration de ne pouvoir en faire plus, les commérages qui vont bon train au sein des équipes soignantes, les flirts avec les médecins et les journées de repos consacrées aux balades sur les côtes normande ou du Pas-de-Calais. Elle a également le plaisir de voir son jeune frère Alastair, officier dans le régiment des Coldstream Guards. Légèrement blessé à la bataille de Passchendaele en septembre 1917, il a été admis dans un des hôpitaux de Wimereux voisins de celui où travaille sa soeur. Dorothea aura l’occasion de le revoir deux fois en 1918 quand il sera envoyé en formation à Etaples.
Pendant l’été 1918, les hôpitaux d’Étaples subissent des bombardements. Blessée, Dorothea continue de soigner les patients, ce qui lui vaut la Médaille Militaire. Quand l’Armistice est proclamé, les structures hospitalières ne sont pas pour autant démantelées. Les blessés à soigner sont encore nombreux et l’épidémie de grippe espagnole de l’automne 1918 nécessite un personnel nombreux. En mars 1919, Dorothea est toujours à Etaples. L’heure de la démobilisation est proche, mais Dorothea ne reviendra pas en Angleterre. Elle meurt soudainement d’une péritonite le 12 mars. Son corps repose au cimetière militaire d’Etaples.
A la mort d’Alastair Crewdson, son fils découvre dans ses affaires le journal tenu par Dorothea en France entre 1915 et 1919. Le document totalise près de 200 000 mots, avec de nombreuses illustrations de la main de Dorothea. Convaincu de la valeur documentaire et humaine du journal, Richard Crewdson, décide de le publier en 2013 sous le titre de Dorothea’s War après l’avoir expurgé d’un tiers.
L’extrait proposé est centré sur la période qui suit le 11 novembre 1918. L’annonce de la paix n’a pas changé le quotidien du personnel soignant, très sollicité par les soins à apporter aux blessés et aux malades de la grippe espagnole.
Extrait :
Lundi, 11 novembre
Ce jour mémorable où a été signé l’Armistice annonce-t-il cette paix que nous avons tant attendue ? Est-ce vraiment la fin de la guerre ? L’horrible lutte est-elle bel et bien terminée ? Il est difficile de prendre la mesure de l’événement. Tout cela nous dépasse.
Dans le camp, il n’y a pas de signes manifestes de réjouissance mais on murmure que Paris-Plage a été pavoisé. J’imagine que les Australiens et les Néo-Zélandais vont faire la bringue. Nous soupçonnions que quelque chose d’important se tramait ce matin quand à 7h30, juste avant que nous nous rendions dans les pavillons, nous avons entendu des exclamations dans un camp voisin, puis pendant les heures qui ont suivi nous avons perçu au loin ces mêmes cris de joie. Le commandant a fini par confirmer la rumeur. Quand le communiqué est arrivé en fin de matinée, nous ne pouvions plus nier la réalité. L’atmosphère n’est pourtant pas à la jubilation. Peut-être ne mesurons-nous pas encore la portée de l’événement. Et puis, il y a tous ces hommes malades qui luttent pour leur vie et nous obligent à nous concentrer sur la réalité des soins. Mais la chose est bien réelle : le meurtre a cessé sur le front et nous ne pouvons que nous en réjouir.
Pauvre Alastair ! Il n’a pas eu de chance cette fois avec sa blessure. Quelques jours de plus et il s’en serait sorti indemne.
Christie ne se rétablit que très lentement. Elle est encore très pâle et abattue. Pour ma part, on ne m’a pas conservée longtemps. Au bout de deux jours, j’ai pu reprendre du service. Il faut dire que je n’avais pas envie de rester alitée plus longtemps et je savais que l’infirmière-en-chef avait besoin de tout son personnel. J’ai donc repris mon service dimanche, après mes deux jours d’hospitalisation. Après avoir aidé par-ci par-là dans différents pavillons, j’ai finalement atterri au 11 pour remplacer Miss Clough, car elle part demain pour l’hôpital général 24. Les patients ont tous la grippe et certains sont dans un sale état. C’est une grande responsabilité et je ne peux pas dire que cette perspective m’enchante. Le médecin-major est le capitaine Ward. Il a remplacé le capitaine Bloom, qui est tombé malade. Il s’est réjoui de mon retour mais il est trop occupé pour penser à autre chose qu’à sa tâche. Quatre médecins-majors sont malades, ce qui fait double travail pour tous ceux restés en service.
Il est tard maintenant et je dois penser à dormir. Partout dans les pavillons, ils fêtent la paix à grand bruit. Les médecins ont organisé un grand dîner et je les entends chanter. Ils n’auront pas l’esprit à la fête demain, j’en ai bien peur.
Mercredi 20 novembre
Nous essayons de nous adapter à la nouvelle situation : l’avènement de la paix. Elle n’est pas encore tout à fait là mais ne saurait tarder, tous les jours des nouvelles nous confirment que nous approchons du dernier jour de la guerre. Des rumeurs fusent de toutes parts et il semble acquis que cette base deviendra un grand centre de démobilisation. Et quoi qu’il advienne des autres, notre hôpital et le 24 resteront encore opérationnels quelque temps pour soigner les accidentés et les malades de la région. Nous avons donc quelques mois de soins devant nous.
A présent, l’hôpital ne cesse d’accueillir des cas de grippe. J’ai cinquante patients dans le pavillon mais aucun n’est sévèrement atteint. Les cas graves nous sont retirés, à notre grand soulagement, pour être transférés au pavillon 6. Il est impossible de s’occuper de patients très atteints quand on a la charge de tout un pavillon. Deux infirmiers qui faisaient partie de notre équipe ont été admis dans le pavillon des cas graves. Leur mort a été un choc pour tous, c’étaient les premiers infirmiers à mourir de maladie dans le camp depuis sa création. L’un d’entre eux a succombé à la tuberculose. La maladie l’avait rongé sans qu’il s’en aperçoive et la grippe l’avait brutalement achevé. Plusieurs autres membres du personnel sont également soignés en ce moment mais leur état n’est pas alarmant, dieu merci, car nous n’avons pas besoin de morts supplémentaires. Christie ne se rétablit que très progressivement. Sa gorge la fait moins souffrir mais elle a maigri et paraît abattue.
L’hiver s’est installé. Pendant quelques jours, nous avons eu très froid. Une couche de glace recouvrait l’eau dans les bassines et les cruches et chaque matin mon éponge était gelée. Après un bref radoucissement, le froid a repris ce soir. L’air est encore humide mais le gel ne va pas tarder à revenir.
Hier soir, je suis allée voir un excellent concert dans la hutte de la Croix-Rouge, le meilleur depuis que je suis arrivée à France. Le capitaine Ward m’y a escorté. Il est parti en permission ce matin à quatre heures, ce qui n’est pas un horaire décent pour se mettre en route. Le concert a été plutôt long et nous ne sommes rentrés qu’à 11h30, mais j’en ai apprécié chaque seconde. Le violoniste était un véritable virtuose : j’aurais pu l’écouter pendant des heures. Il y avait également deux excellents chanteurs, et aussi une infirmière bénévole du 56 qui avait une très belle voix. L’orchestre nous a joué un agréable florilège. Cela faisait longtemps que je n’avais pas autant apprécié un concert. Nous devrions en avoir plus souvent de cette qualité.
Il y a quelques jours, nous avons célébré entre nous la signature de l’Armistice en organisant une petite soirée costumée. Le mess nous a fourni les boissons. Nous avons joué au whist et dansé. Certains costumes étaient très ingénieux.