Coningsby Dawson (1883-1959)

Après la publication d’un premier roman remarqué, Coningsby Dawson s’engage dans l’armée canadienne. Blessé à Vimy en 1917, il écrit plusieurs livres sur ce qu’il a vécu en France. En 1918 paraît anonymement  The Love of an Unknown soldier, correspondance censée avoir été trouvée dans une cagna. Le livre sera un succès et les spéculations iront bon train sur l’identité de l’auteur. Il faut attendre les années 2000 pour attribuer avec certitude ce livre à Coningby Dawson.

The Love of an unknown soldier – l’histoire d’une supercherie éditoriale

            Né en 1883 en Angleterre, Coningsby Dawson est le fils d’un pasteur presbytérien. Après un cursus en histoire à Oxford, il entreprend des études de théologie mais ne poursuit pas dans cette voie, préférant se consacrer à l’écriture. En 1905, il se rend aux États-Unis et devient journaliste indépendant. Ses parents s’installent au Canada peu de temps après. Le succès de son premier roman, The Garden Without Wall, en 1913, lui permet de se consacrer entièrement à l’écriture. Quand la guerre est déclarée, il ne songe pas immédiatement à s’engager, préférant terminer son second roman. Mais en 1915 le sens du devoir le pousse à rejoindre les rangs de l’armée canadienne.

            Il arrive en France en septembre 1916 avec le grade de lieutenant et se bat sur le front de la Somme, notamment à Albert, Thiepval et Courcelette, puis en Artois. Blessé au bras pendant la bataille de Vimy en juin 1917, il est évacué en Grande-Bretagne. Ayant échappé de peu à l’amputation, il reste plusieurs mois à Londres en convalescence. Une fois sa blessure guérie, il n’est pas jugé apte à repartir au front. La commission médicale estime que son état nerveux, qui se manifeste notamment par des insomnies fréquentes, ne lui permet pas de repartir en France dans l’immédiat. Sa tâche d’officier d’observation avancé, qui consiste à identifier des cibles pour l’artillerie, est dangereuse et éprouvante pour les nerfs. On lui accorde une permission de deux mois, qu’il décide de passer en Amérique. Arrivé à New York en septembre, il donne quelques conférences, dont le succès l’étonne. Les Américains sont avides d’entendre les témoignages de ceux qui se sont battus en Europe. Les autorités militaires britanniques favorisent ces prises de parole, qui s’inscrivent dans leur politique de propagande. Il ne repart au front qu’en mars 1918. Sa seconde période dans les tranchées sera de courte durée. Il reçoit en effet un éclat d’obus à la tête au cours d’un assaut sur la ligne Hindenburg et doit à nouveau être évacué. Une fois rétabli de cette seconde blessure, il épouse Helen Campbell Wright Clark. En 1919, il étudie les problèmes de reconstruction en Europe puis visite les régions dévastées d’Europe centrale à la demande de Herbert Hoover, le futur Président des États-Unis. Jusqu’à sa mort en 1959, il continuera d’être un écrivain prolifique.

            Comme de nombreux officiers, le lieutenant Coningsby Dawson écrit dès qu’il a un moment de libre. Ses lettres à sa famille sont éditées au printemps 1917. Son père, poète à ses heures, en rédige la préface, en s’empressant de préciser que cette publication est un devoir moral. Le titre choisi pour l’édition américaine, Carry On, est révélateur. William Dawson se fendra aussi d’un livre de témoignage intitulé The Father of a Soldier. D’autres livres suivront. De 1917 à 1919, Coningsby Dawson publiera quatre autres ouvrages aux titres éloquents, Glory of the Trenches, Out to Win, Living Bayonets et The Test of Scarlet, qui relatent son expérience de guerre. Une telle abondance n’est pas une exception. Le combat se fait aussi la plume à la main. Le style de Coningsby Dawson est imprégné d’héroïsme. Celui qui a étudié un an au séminaire n’oublie pas de prêcher la bonne nouvelle : la guerre est un mal nécessaire qui nous rend spirituellement plus forts.

            A ces cinq ouvrages vient s’ajouter un sixième, un récit secret dont la paternité ne sera jamais dévoilée. Paru en septembre 1918, The Love of an Unknown Soldier est un ouvrage publié de façon anonyme qui comprend les lettres qu’un jeune officier d’artillerie a écrites à une infirmière américaine dont il était tombé amoureux au cours d’une permission à Paris. Dans sa préface, l’éditeur explique qu’un officier de la RA.F. lui avait apporté ces lettres trouvées dans un abri abandonné. L’auteur était vraisembablement mort. Comme aucun nom n’était mentionné dans le document, John Lane avait décidé de publier les lettres, pour leur valeur littérairie mais aussi dans l’espoir que l’infirmière américaine se manifeste.

            Les réactions ne se font pas attendre. Les critiques, pour la plupart élogieuses, parlent de lettres où la vie côtoie la mort… écrites avec une simplicité qui vous va droit au coeur. De nombreuses familles écrivent à l’éditeur pour lui témoigner leur émotion à la lecture du récit. Certaines joignent même une enveloppe timbrée à leur adresse pour qu’on les prévienne si de nouvelles informations permettent d’identifier le soldat défunt et l’infirmière de la Croix-Rouge américaine. Les anciens combattants ne sont pas en reste. Ils retrouvent leur propre vision de la guerre dans les propos que tient l’auteur anonyme. The Love of an Unknown Soldier exalte les notions d’héroïsme et de sacrifice. Le livre ne remet pas en question la justification du combat. Même à la fin des années 20, quand seront publiés les témoignages qui deviendront par la suite des classiques du genre, lesquels insisteront pour la plupart sur la futilité et l’horreur du conflit, le petit ouvrage anonyme continuera de trouver des lecteurs attachés aux notions de devoir, de courage et de sacrifice. Au fil des années, The Love of an Unknown Soldier conservera intact son pouvoir de fascination. La joie et la douleur d’un amour non déclaré en temps de guerre y sont relatées avec une force et une justesse qui séduisent le public

            Il faudra attendre le début des années 2000 pour que l’historienne Sue Bruley, de l’université de Portsmouth, s’attelle à éclaircir le mystère de ces lettres d’amour anonymes. Son article Une histoire de mystère, de mythe et de masculinité pendant la Grande Guerre, publié en 2005, établit avec précision l’histoire éditoriale de l’ouvrage. Pourtant plusieurs indices prouvaient déjà en 1918 que Dawson était l’auteur de l’ouvrage. En avril 1918, il écrivait à son éditeur : Je suis heureux que vous ayez choisi Love of an Unknown Soldier pour le titre car c’est de loin le meilleur parmi ceux qui ont été suggérés. J’ai une plus grande affection pour cet enfant non reconnu que pour tous ceux qui me sont légitimes. Cette simple lettre suffirait à prouver qu’il est l’auteur de l’ouvrage. En 1930, un autre indice vient confirmer qu’il est bien le soldat inconnu. Dans une réédition de The Test of Scarlet, publiée par Hutchinson & Co, The Love of an Unknown Soldier est mentionné dans la liste des ouvrages publiés par l’auteur. Dawson s’en excuse auprès de son ancienne maison d’édition, avançant qu’il avait par mégarde mentionné l’ouvrage lors d’une conversation avec Walter Hutchinson. Peut-être souhaitait-il revendiquer alors la paternité du livre ? Nous ne pouvons que le supposer. Le peu de succès rencontré par les livres de Dawson a permis de maintenir le mystère. John Lane n’a quant à lui jamais révélé publiquement le nom de l’auteur.

            Les documents relatifs à la naissance du projet nous font défaut. La maison d’édition de John Lane, The Bodley Head, est réputée pour publier des ouvrages grand public de qualité. John Lane est un Quaker aux positions proches du pacifisme. Il ne publie le premier ouvrage de Dawson qu’à contrecoeur mais apprécie néanmoins l’auteur, qui par ailleurs se vend bien aux États-Unis. Ceci ne suffit pas à expliquer la supercherie littéraire. Nous ne savons pas si l’idée du livre est venue de John Lane ou si c’est Coningsby Dawson qui l’a proposée. Mais qu’il y ait eu un partenariat solidement établi ne fait aucun doute. Le climat qui règne à l’époque en Grande-Bretagne peut en partie expliquer leur motivation. La nation était en deuil après quatre années de guerre et le concept de « soldat inconnu » s’était emparé du public. Les deux hommes ont en quelque sorte « commercialisé » une attente nationale.

            Il serait toutefois réducteur de résumer cette publication à un « coup » éditorial. La lecture de l’ouvrage indique des motivations bien plus profondes et complexes. Si l’on compare le texte aux autres publications de Dawson ayant la guerre pour sujet, les similitudes de style et de contenu sont évidentes. L’auteur des lettres fictives est officier d’artillerie comme Dawson, son milieu social et ses références culturelles sont identiques. Comme dans les autres ouvrages de Dawson, la figure du « héros-soldat », la religion du sacrifice, la rhétorique du courage et de l’abnégation sont mises en avant. Les vertus chrétiennes et masculines forment le socle du patriotisme. Le combat est l’épreuve suprême, qui permet au combattant de se dépasser. La métaphore du jeu, abondamment utilisée, est typique de la jeune génération issue des public schools. L’important est de jouer le jeu et de se montrer digne de ses camarades. La mémoire de la Première Guerre mondiale a le plus souvent écarté les témoignages ayant recours à ce type de discours pour privilégier ceux accès sur la dénonciation, la colère ou le pacifisme. La figure emblématique de Rupert Brooke, poète mort en 1915 et devenu instantanément un mythe national, a vite été balayée par des plumes plus acerbes comme celles de Siegfried Sassoon et de Wilfred Owen, censées représenter aujourd’hui la « mémoire officielle » du conflit. Or, les écrits qui exaltent les vertus du combat n’ont jamais cessé de paraître. Ils ont conservé un public qui ne se reconnaissait pas dans la dénonciation systématique de la grande boucherie. Le succès de Love of an Unknown Soldier en témoigne. Le patriotisme de Dawson est volontiers lyrique et implique un anti-germanisme qui peut se montrer farouche. Mais sa haine de l’ennemi reste cantonnée à la sphère idéologique et son patriotisme repose essentiellement sur un système de valeurs morales traditionnelles, qui n’implique pas de patriotisme exacerbé.  

            Toutefois, The Love of an Unknown Soldier diffère par bien des aspects de ses autres écrits de guerre. Le contrepoint qu’offre un amour resté secret change en effet la perspective. Dawson ne s’adresse plus à sa famille par le biais de lettres ni à des lecteurs qu’il veut convaincre du bien-fondé de la guerre mais à une femme imaginée. Ses atermoiements vis-à-vis de la personne aimée révèlent toute l’ambiguïté dans laquelle se retrouvent les combattants après plus de trois ans de guerre. Si le culte du sacrifice et de la mort glorieuse est toujours présent, il perd toutefois de sa force devant l’amour que lui inspire l’infirmière américaine. Les allusions à la futilité de la guerre sont de plus en plus nombreuses. La tension créée entre la mort consentie et le désir de vivre crée un état d’angoisse préjudiciable à l’efficacité militaire. Les passages où l’auteur évoque l’enfant qui dort en tout soldat sont à ce titre révélateurs. A ces moments, il lâche prise et son questionnement révèle les failles qu’il ne s’est pas autorisé à montrer dans ses ouvrages de guerre « officiels ». La vie était devenue impitoyable. Elle interdisait l’amour jusqu’au point de non-retour. Elle plaçait les armes du carnage dans nos mains quand nous ne voulions que vivre.

               Les médecins qui ont refusé de le renvoyer immédiatement au front après sa blessure au bras en 1917 avaient décelé chez lui un état psychologique fragile. Dans The Love of an Unknown Soldier, Dawson évoque le cas d’un camarade dont les nerfs avaient lâché. Est-ce une façon détournée de parler de lui ? Pour les autorités militaires, les nerfs qui flanchent ne sont qu’une des manifestations de la lâcheté. Ces choses-là restent tabous. The Love of an Unknown Soldier interroge la notion de courage de manière quasi obsessionnelle et constitue un document d’une rare vérité sur les valeurs que les combattants se doivent de réaffirmer en permanence pour tenir le coup. Quant à l’infirmière américaine, si le personnage est inventé, il n’en puise pas moins sa source dans la réalité. Dans le passage de The Glory of the trenches où il relate son parcours de blessé dans les hôpitaux d’évacuation, Dawson évoque les femmes absentes de la vie des combattants avant de s’attarder sur une infirmière qui l’a particulièrement marqué. Cette bénévole est clairement le modèle qu’il utilisera pour créer le personnage de l’infirmière américaine de son récit anonyme.

            The Love of an Unknown Soldier a obligatoirement été écrit pendant la même période que The Glory of the trenches. Les deux ouvrages forment en quelque sorte un diptyque dans la tête de l’auteur. Le succès des conférences qu’il donne à New York en septembre 1917 l’incite à poursuivre le récit entamé à Londres. Le livre, écrit dans une certaine précipitation, est publié début 1918. Le révérend William Dawson en rédige une longue préface axée sur les valeurs chrétiennes. Le père et le fils choisissent ensemble le titre. « The Religion of heroism » et « Souls in Khaki » seront pressentis mais ce sera The Glory of the trenches qui l’emportera. Le témoignage de Coningsby Dawson n’est pas sans défaut. Le dernier chapitre, intitulé « Dieu tel que je le vois », est d’un didactisme appuyé dont l’intérêt reste limité. Ceci dit, le premier chapitre, récit de guerre classique, emporte l’adhésion. La qualité d’écriture est indéniable et la valeur documentaire certaine. On peut se demander à quel point Coningsby Dawson a été influencé par son père dans ses écrits de guerre. Sa recherche du divin dans la guerre paraît bien souvent artificielle. Quoi qu’il en soit, il est légitime de penser qu’il n’était pas entièrement satisfait de ce qu’il avait écrit. Comment expliquer sinon l’écriture concomitante d’un livre qui ne sera pas signé ? The Love of an Unknown Soldier est aussi une manière de se libérer des pressions familiales et nationales, toutes deux ne formant en l’occurrence qu’une seule et même réalité. Écrivain-combattant anglo-américain, Dawson est le candidat idéal pour faire oeuvre de propagande. Ce reproche lui sera souvent adressé. Et son livre suivant, Out to win, qui sera ouvertement un appel en faveur de l’engagement américain, ne fait que confirmer ce soupçon. Néanmoins, il serait hâtif de le réduire à un simple propagandiste. Sa série de témoignages propose un regard sur la guerre qui ne peut se résumer à un patriotisme de propagande.

            Le recours à la fiction a permis à Coningsby Dawson d’exprimer ce qu’il ne pouvait pas dire sous son propre nom. Sa période de plusieurs mois d’hospitalisation, de convalescence et de permission en Amérique correspond à une crise personnelle dont il ne fait pas état à sa famille. S’il ne remet pas en question la validité de la guerre, il éprouve néanmoins l’ambivalence des sensations qu’elle génère. La balance finit toujours par pencher du côté de la justification, mais les doutes et les moments de désespoir n’en sont pas moins énoncés :

On finit par se fatiguer de ce jeu de massacre, on se lasse d’être cruel et courageux et de devoir toujours endurer davantage.

            L’ambiguïté de l’état d’esprit du combattant est clairement énoncée. Incarnée dans un récit poignant, elle nous permet d’échapper au schéma simpliste qui oppose glorification et dénonciation. La plupart des romans et autres textes de fiction écrits par les combattants en disent autant que les témoignages directs. Si Love of an Unknown Soldier est une supercherie éditoriale, la validité de cette fiction ne peut être remise en question. La voix qui nous parle est celle d’un combattant qui a trouvé une manière nouvelle de rendre compte d’une réalité complexe et d’assumer certaines contradictions. Par ailleurs, elle nous offre en prime une histoire d’amour d’une force indiscutable. Comparé à d’autres romances de guerre, imaginées ou non, l’amour resté secret du « soldat inconnu » se distingue par sa vérité psychologique, qui elle aussi nous révèle un aspect peu exploré de la réalité combattante.

Extrait de The Love of an Unknown Soldier :

TOMMIES 14-18

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