
Mort au front en octobre 1915, Charles Sorley a écrit une série de poèmes qui seront publiés par son père en 1916. Sa poésie, puissante et évocatrice, laisse à penser qu’il serait devenu un écrivain majeur. Le sonnet inclus ci-après a été retrouvé dans son paquetage. |
Les pâles bataillons de la mort
Né à Aberdeen en 1895, Charles Sorley est le fils d’un professeur de philosophie. Après un brillant parcours au Marlborough College, où il se découvre une passion pour le cross, il est admis à suivre un cursus à Oxford. Ses convictions socialistes le poussent à vouloir enseigner dans des collèges ouvriers. Il regrette notamment que la poésie soit réservée aux classes supérieures. En janvier 1914, il part à Meckelburg pour parfaire son allemand, puis à Iéna, où il suit des cours à l’université. Il tombe sous le charme du pays et de ses habitants. S’il n’apprécie pas toujours les attitudes agressives des étudiants et le pas prussien des militaires à la parade, il n’en devient pas moins un fervent admirateur de la culture allemande. A la fin du mois de juillet, quand il devient évident que la guerre est inévitable, il décide de rester mais il est arrêté le 3 août à Trèves. On le relâche au bout de quelques heures et on lui demande de quitter le pays. Il s’engage aussitôt dans l’armée mais ses sentiments sont mitigés. Il se montre très critique à l’égard des poèmes exaltés de l’époque, notamment ceux de Rupert Brooke. Dans ses lettres, il n’hésite pas à tenir des propos anti-patriotiques. Les poèmes qu’il écrit à cette période montrent un talent certain, qui lui vaudra plus tard les éloges des critiques. A la fin des années 20, Robert Graves le considère comme un des poètes les plus intéressants de la Grande Guerre.
Le 30 mai 1915, son bataillon arrive en France. En cantonnement à Nieppe, il écrit des sonnets où il explore les thèmes de la nature et de la mort au combat. Posté dans le secteur de Ploegsteert, où les tranchées ennemies ne sont qu’à quelques dizaines de mètres, il décrit dans ses lettres la monotonie de la vie au front et admire l’attitude flegmatique du simple soldat, qui ne s’en laisse pas compter. Il admet être soulagé quand un camarade meurt pendant un assaut, ce qui évite de devoir le porter jusqu’au poste de secours. Nous nous sommes endurcis, confesse-t-il, débarrassés de toute fausse pitié, peut-être plus égoïstes qu’avant. Il meurt le 13 octobre en sécurisant les défenses de sa compagnie. Dans son paquetage, on retrouve le dernier sonnet qu’il a écrit : When You See Millions of the Mouthless Dead. Ce poème, qui aurait pu être écrit par Wilfred Owen, a un impact immédiat : les pâles bataillons de morts qui défilent en rêve glacent le sang. Le corps de Sorley n’est pas retrouvé. Son nom est commémoré sur le mémorial aux disparus de Loos.
Contrairement à ce qu’il avait souhaité, son mince volume de poèmes, Marlborough and other poems, est publié en 1916 par son père. Sa poésie dénuée de tout sentimentalisme, de la même veine que celle de Sassoon et d’Owen, connaît un succès public et critique immédiat. Charles Sorley possédait un style original et une forte personnalité qui selon le poète-lauréat John Masefield auraient pu faire de lui le plus grand dramaturge depuis Shakespeare.
SONNET
Quand dans vos rêves défilent en pâles bataillons
Les millions de morts sans voix,
N’ayez pas ces mots de sympathie que d’autres ont eus,
Pour vous en souvenir après. Cela n’a pas sa raison.
Ne faites pas leur éloge. Devenus sourds, ils pourraient croire
Que ce sont des insultes à leurs visages meurtris.
Pas de larmes. Leurs yeux aveugles ne peuvent les voir.
Pas de louanges. Il est facile d’être mort.
Dites seulement : « Ils sont morts ». Puis ajoutez :
« Pourtant, de meilleurs qu’eux sont morts avant. »
Si, portant votre regard sur l’innombrable foule,
Vous remarquez un visage que vous avez aimé,
Dites-vous que ce n’est qu’un spectre. Personne n’a ce visage d’antan.
L’immense mort a tout pris pour elle, éternellement.
When you see millions of the mouthless dead
Across your dreams in pale battalions go,
Say no soft things as other men have said,
That you’ll remember. For you need not so.
Give them not praise. For, deaf, how should they know
It is not curses heaped on each gashed head ?
Nor tears. The blind eyes see not your tears flow.
Nor honour. It is easy to be dead.
Say only this, « They are dead. » Then add thereto,
« Yet many a better one has died before. »
Then, scanning all the o’ercrowded mass, should you
Perceive one face that you loved heretofore,
It is spook. None wears the face you knew.
Great death has made all his for evermore.