
Ce célèbre caricaturiste britannique a créé le personnage d’Old Bill, un tommy grincheux avec moustache à la gauloise qui connaîtra un immense succès pendant la guerre et deviendra par la suite une figure emblématique du combattant des tranchées. |
Un caricaturiste en cantonnement
Ce célèbre caricaturiste britannique a créé le personnage d’Old Bill, un tommy grincheux avec moustache à la gauloise qui connaîtra un immense succès pendant la guerre et deviendra par la suite une figure emblématique du combattant des tranchées.
Bruce Bairnsfather naît et grandit en Inde dans une famille de militaires. Comme le veut la tradition, ses parents l’envoient en Grande-Bretagne pour qu’il y poursuive des études. Destiné à une carrière militaire, il rejoint les rangs de l’armée britannique mais démissionne en 1907. Après avoir suivi des cours à l’école d’art John Hassal, il décroche quelques contrats publicitaires pour les thés Lipton et les cigarettes Player’s mais ces commandes sont loin d’être suffisantes pour vivre.
Au déclenchement de la guerre, Bairnsfather s’engage dans le régiment des Royal Warwickshire, où il obtient après de quelques semaines le grade de lieutenant. Il est envoyé en France, où il commande une section de mitrailleurs. Choqué par les conditions de vie dans les tranchées, il craint d’être envoyé en permission, doutant de sa capacité à trouver ensuite le courage de revenir au front. Il participe au célèbre épisode de fraternisation de Noël 1914 et évite de justesse la cour martiale.
Pendant qu’il est au front, il dessine des scènes de la vie des tranchées. En avril 1915, il prend part à la 2e bataille d’Ypres, où il est exposé au gaz et blessé suite à une explosion d’obus. A l’hôpital général de Londres, les médecins diagnostiquent une commotion. Pendant sa convalescence, le Bystander lui demande de lui fournir un dessin par semaine. C’est ainsi qu’il crée Old Bill (et ses camarades Bert & Alf). Ces dessins sont publiés sous la forme d’une chronique intitulée Fragments From France. Old Bill est immédiatement apprécié des soldats. Mais l’état-major trouve les caricatures vulgaires et peu respectueuses des héros qui se battent dans les tranchées. Si les dessins s’inscrivent dans une tradition humoristique populaire, ils reflètent néanmoins la réalité de la vie au front telle que leur auteur l’a vécue. On peut légitiment avancer que la publication de ces caricatures est ce qui s’est fait de mieux en matière de contre-propagande. Old Bill illustre l’humour propre aux tommies, lequel les aidait à affronter le quotidien de la guerre. Les autorités militaires finissent par juger que l’impact de ces caricatures sur le moral des troupes est très positif. Dès lors, le ministère de la guerre demande à Bairnsfather de produire des dessins équivalents pour l’ensemble des forces alliées.
Le récit de son expérience combattante, publié en 1916 sous le titre de Bullets & Billets, propose de très intéressantes descriptions de la mission d’un officier en 1914 et 1915. Chargé de superviser un ensemble de postes de mitrailleurs, il se doit d’acquérir une connaissance exacte du terrain, ce qui nous vaut des descriptions précises du système de tranchées et du paysage dans lequel il s’inscrit. La période concernée – fin 1914 et début 1915 – correspond à l’élaboration de ce système, encore chaotique. Bairnsfather insiste sur ce point et parle en 1916 d’une « époque » révolue : Pendant ces jours anciens – d’août 14 à juillet 15 – tout était si précaire et primitif. Les tranchées étaient encore affaire d’amateurisme et la vie militaire mal définie, ce qui à mes yeux donnait à cette guerre ce dont elle avait tristement besoin : une touche d’aventure et de romance. Au coeur de ces « temps anciens », la célèbre trêve de Noël 1914, apparaît effectivement comme une anomalie au vu des Noëls suivants. Son compte rendu détaillé et objectif remet les pendules à l’heure et donne les limites exacte de la fraternisation.
Dans une maison en ruines du village de Saint-Yvon, près de Ploegsteert, Bairnsfather commence à dessiner de petits instantanés de guerre et en envoie un au Bystander. Le journal le sollicitera pour qu’il en dessine d’autres. Les périodes de cantonnement en Flandre française, à Nieppe, Armentières et Bailleul, constituent un autre aspect intéressant du témoignage. Rarement un combattant ne s’attardera autant sur les rapports entre combattants britanniques et population locale. La période de dix jours passée dans une famille à Outtersteene, hameau de Bailleul, donne ainsi lieu à plusieurs pages dans lesquelles il est possible d’identifier les habitants cités et même de goûter à un mini récit sur la vie de ces villageois en temps de guerre. Après quelques mois où prédomine la « routine des tranchées », laquelle entraîne son lot d’humeurs changeantes, il obtient une permission, au terme de laquelle il découvre, étonné, un curieux phénomène : J’étais impatient de repartir. La chose est étrange mais néanmoins vraie. D’une certaine façon, patauger dans les champs lugubres de la guerre était ce qui comptait le plus. Si quelqu’un m’avait offert un poste tranquille et sécurisé en Angleterre, j’aurais refusé. Je n’accorde aucune gloire à cette sensation. Je sais que nous l’avions tous.
Au printemps 1915, Bairnsfather participe à la deuxième bataille d’Ypres de 1915, au cours de laquelle il est blessé et rapatrié en Angleterre.
Bullets & Billets est d’une écriture agréable et soignée, preuve que le dessinateur avait également de réels talents d’écrivain. Le ton, proche de celui des dessins d’Old Bill, possède cette propension caractéristique des Britanniques à la dérision, qui fut un atout pour maintenir le moral des troupes.
Après la guerre, Old Bill ne perdra pas de sa popularité et ses aventures seront adaptées pour le grand écran. Pendant la Seconde Guerre mondiale, Bruce Bairnsfather reprend du service en tant que caricaturiste, mais cette fois pour les Américains.
Bruce Bairnsfather meurt en 1959. Si le succès d’Old Bill lui a permis de mener une brillante carrière de caricaturiste, il l’a également enfermé dans un registre restreint, ce qu’il a parfois regretté.
Ce passage évoquant avec humour un épisode où l’auteur est obligé de révéler ses piètres talents d’écuyer est représentatif du style de Bullets & Billets, qui oscille sans cesse entre le récit conventionnel d’un parcours de combattant, des scènes cocasses et des réflexions sur la guerre.

[Extrait de Bullets and Billets]
Après m’être lavé et rasé sous le regard critique d’Angèle, de Rachel, d’André et des autres membres de la famille, je me suis retiré dans ma petite chambre, qui avant la guerre servait d’entrepôt pour les pommes, et je me suis allongé sur le matelas de paille. Un pyjama enfin ! Et quelques heures de vrai sommeil ! Je me suis toutefois réveillé à plusieurs reprises pendant la nuit. Par la fenêtre ouverte me parvenait le crépitement au loin des fusils, au-delà du bois.
Pendant les quatre jours que j’ai passés à la Ferme des Transports, j’ai pu me reposer tout mon soûl. Il y avait bien sûr certaines tâches à effectuer comme examiner et nettoyer les mitrailleuses ou faire faire des exercices aux hommes, mais les soirées et les nuits étaient un pur bonheur comparées à celles que nous avions connues dans les tranchées.
Nous pouvions marcher dans les champs qui entouraient la ferme, lire, écrire des lettres et dormir autant que nous le souhaitions. Et si tel était notre désir, nous pouvions aussi aller à pied ou à cheval voir des camarades dans d’autres cantonnements. Je dois confesser que je n’ai jamais été un grand adepte des plaisirs de l’équitation. Ce qui dommageable pour un officier de mitrailleurs, lequel a le rare privilège de bénéficier d’un cheval. J’étais autorisé à quitter les tranchées, et à les regagner, à dos de cheval, tout comme je pouvais faire trotter ou galoper ma monture où bon me semblait pendant les périodes de repos. Mais cet avantage, que m’enviaient mes camarades sans monture, me laissait de marbre. Je ne ferai jamais partie de la Haute École, j’en ai bien peur, même si j’ai essayé d’aimer l’équitation pendant que j’étais en France. Quand le dernier jour de la période de repos est arrivé, c’est à cheval que j’ai accompagné mes hommes vers les tranchées.
Faire du cheval en Angleterre, ou dans n’importe quel pays civilisé, est une chose mais c’en est une autre dans les étendues désolées et truffées de trous d’obus des Flandres. Le soir où il nous a fallu regagner les tranchées, la pluie et la boue étaient comme d’habitude au rendez-vous. Mon palefrenier – maudit soit-il ! – n’avait pas oublié de seller mon cheval et de me l’amener. L’animal était bien là, grand et émacié, devant ma section de grenadiers au garde-à-vous. De ma plus belle démarche équestre, j’ai traversé la cour, je suis monté sur le cheval et j’ai donné d’une voix étouffée l’ordre de reprendre la route des tranchées.
Dieu merci, je n’avais pas été versé dans un régiment de cavalerie. Les routes que nous empruntions ne faisaient pas plus de deux mètres de large, avec de chaque côté un fossé à pic. Au milieu, toutes sortes de trous les agrémentaient. A ceci s’ajoute le fait qu’il nous fallait croiser ou être dépassé par un camion toutes les dix minutes. Ces conditions étaient celles où je devais faire valoir mes supposés talents de cavalier.
Mais pendant toute la durée de ma carrière équestre en France, j’ai tenu bon. Ce jour-là, je précédais ma section, à la manière d’un Vaisseau du désert, devant les estaminets, les moulins et les maisons en ruines. Je n’en menais pas large quand mon cheval, trop souvent, me proposait un demi-tour dans un champ pour éviter un énorme camion dont l’unique phare éclairait aussi fort qu’un millier de bougies. Finalement, nous sommes arrivés à l’endroit où tout cavalier doit descende de sa monture pour regagner la terre ferme : au seuil des tranchées, une fois de plus.