
Dans son journal, Arthur West énonce clairement ses doutes sur la validité de la guerre et envisage l’objection de conscience ou le suicide, sans toutefois parvenir à franchir le pas. Tué en en 1917 à Bapaume, son journal et ses poèmes sont publiés en 1919. |
La tentation du pacifisme
Arthur West est né à Norwich en 1891. Quand sa mère meurt en 1899, Arthur et ses trois frères et sœurs sont élevés par leur grand-mère paternelle et leur tante. Pensionnaire dans un lycée du Devon, il connaît une scolarité difficile. Timide et réservé, peu doué pour le sport, il se refugie dans les livres et cultive son goût pour la solitude. Arthur West intègre Oxford, où il entame des études classiques de lettres et suit la formation universitaire des officiers. Les Corps Universitaires de Formation d’Officiers avaient été créés en 1908 pour garantir à l’armée britannique une réserve potentielle d’officiers de qualité. Sur la base du volontariat, les étudiants pouvaient suivre une ou deux heures par semaine un entraînement militaire et participer à des camps pendant les vacances. Les étudiants ayant suivi cette formation pendant l’année universitaire 1913-1914 ont pu facilement terminer leur entraînement à l’automne pour partir au front en 1915 en qualité de sous-officiers. C’est le parcours que souhaite suivre Arthur West mais il est refusé en raison de sa mauvaise vue. Déterminé à servir son pays, il se porte volontaire en tant que simple soldat au sein du bataillon des Public Schools en février 1915.
Arthur West arrive en France en octobre 1915 et se bat dans les tranchées jusqu’en avril 1916. Il part ensuite en Écosse pour parachever sa formation d’officier. Il est promu sous-lieutenant en août, dans le régiment d’infanterie légère de l’Oxfordshire et du Buckinghamshire. Mais avant de rejoindre ce régiment, il perd toute foi dans la validité du combat à mener. Influencé par des amis pacifistes et la lecture des œuvres de Bertrand Russel (1), il écrit une lettre à l’officier qui commande son bataillon pour lui annoncer son refus de continuer à se battre. Mais au dernier moment, il n’a pas le courage de poster la lettre et repart finalement pour la France.
Promu capitaine, il est tué par balle dans le secteur de Bapaume le 3 avril 1917. Diary of a dead officer est publié en janvier 1919 par Cyril Joad, jeune intellectuel qui avait également milité pour le pacifisme pendant la guerre. L’ouvrage comprend des extraits du journal de bord tenu par Arthur West entre 1915 et 1917, des poèmes, de courts essais et des lettres. Diary of a dead officer nous permet de suivre le parcours de combattant d’Arthur West sur deux ans. La première partie, de novembre 1915 à début 1916, ressemble à un journal de bord classique, celui d’un jeune civil en uniforme qui vit la guerre comme un mal nécessaire. Arthur West s’est engagé pour défendre une cause qu’il estime juste mais précise toutefois : Je n’ai de haine ou d’animosité contre personne, à part contre les soldats en général et quelques sous-offs en particulier. Pour les boches, je ne ressens qu’un sentiment de fraternité : les pauvres gars font les mêmes choses horribles que nous alors qu’ils pourraient être chez eux avec leurs femmes ou leurs livres. La deuxième partie du journal correspond à sa formation en Écosse pour devenir officier. C’est à la fin de cette période qu’un changement profond s’opère en lui. La discipline militaire l’oppresse de plus en plus et le pousse à définir un nouveau système de valeurs. Rejetant en bloc la religion et la notion de patrie, il verse dans un nihilisme qu’il cherche à analyser le plus précisément possible. Je suis de plus en plus attiré par l’idée que rien n’existe et j’en retire un douloureux plaisir. Il songe dès lors à déserter ou à se suicider. Mais ne pouvant se résoudre à aucune de ces deux extrémités, il repart au combat avec l’uniforme d’officier. La troisième partie du journal, qui va de l’automne 1916 à sa mort, en avril 1917, reflète sa tension intérieure. Convaincu du bien-fondé du pacifisme, il ne peut toutefois exprimer ouvertement ses convictions. La guerre n’est plus pour lui qu’une préoccupation secondaire, une série de gestes mécaniques à accomplir.
Ce journal assez court retrace une évolution radicale sur moins de deux ans et témoigne des tiraillements qu’implique une prise de position pacifiste qui ne se traduit pas dans les faits par l’objection de conscience.
Les poèmes inclus dans l’ouvrage, notamment God, how I hate you et Night Patrol, sont dans le style de ce qu’a publié Siegried Sassoon pendant la guerre : des moments de colère non contenue, qui rendent compte avec immédiateté des interrogations et de la rage des combattants. Cette « poésie de dénonciation », minoritaire dans l’ensemble de la production poétique des tranchées, lui permettait d’exprimer sans détour son aversion pour toute réalité militaire.
(1) Pendant la guerre, le célèbre philosophe et mathématicien Bertrand Russel se déclare ouvertement pacifiste, ce qui lui vaut d’être renvoyé de Trinity College puis d’être condamné à six mois de prison en 1918.
Lettre :
Un estaminet
Samedi, 12 février 1916
Mon cher copain,
J’ai reçu ta lettre cet après-midi et je m’empresse d’y répondre. Nous venons de vivre une période infernale, au sens fort du mot. Le soldat que j’avais rencontré à Woldingham est mort d’une balle dans la tête un soir juste à côté de moi et tu as certainement lu que nous avons perdu plusieurs officiers. Les bombardements ont été d’une violence exceptionnelle. J’ai participé à une action qui m’a mis les nerfs à vif : avec deux autres hommes de la compagnie nous sommes allés en patrouille dans le no man’s land, une affaire très dangereuse et tout à fait répugnante en raison des tas de cadavres qui traînent là depuis plus de quatre mois. J’ai ressenti ce à quoi je m’attendais en pareille occasion : plus intéressé que terrifié et aussi plus précautionneux de ma propre vie que prêt à la bravoure. Je suis devenu, je peux te l’assurer, de plus en plus prudent, même si je me suis habitué à être en présence des boches.
Pour le moment, dieu merci, nous sommes à nouveau en repos et la certitude que je ne vais pas mourir demain ou après-demain est des plus stimulantes.
Le printemps s’annonce avec ses jeunes blés et son vent qui fouette la peau. Je suis encore capable de réagir à ce genre de chose et je me surprends à fredonner des vers de Love in the valley comme l’année dernière dans le Surrey. J’ai le sentiment étrange, pénétrant et revigorant, un sentiment que je te dévoile sûrement en vain, que je fais partie intégrante de tout cela, que je suis à tel point associé à toute cette évidence du printemps que celui-ci ne permettra pas que je sois tué et qu’il préservera son serviteur passionné et dévoué. Nous verrons.
Oui, je t’en conjure, envoie-moi Tom Jones. Ce genre de long roman me convient parfaitement quand je sors des infectes tranchées, où j’ai du mal à lire, même si j’arrive à y écrire des lettres, plus ou moins.
Je crois que j’obtiendrai une permission – si je ne suis pas tué ou blessé – dans environ deux mois, ou un peu avant. Il paraît que les permes du bataillon commencent sous peu. Mon dieu, ce sera le paradis tant que ça durera et ce sera l’enfer, après, quand il faudra revenir ici !
Toutefois, je vis tellement dans l’instant présent que tout cela ne m’affecte pas. J’espère que ça arrivera quand le printemps sera plus avancé. Je suis si content que tu n’aies pas été forcé d’y aller jusqu’à présent et j’espère que tu y échapperas. En Angleterre, les gens semblent être farouchement opposés à la paix et à ceux qui la souhaitent. Je suppose qu’ils deviennent tous plus ou moins prussiens et qu’à chaque réunion pour la paix on voit des soldats (qui pour la plupart ne sont jamais venus ici) se pointer pour disperser sans ménagement les participants.
Je n’ai de haine ou d’animosité contre personne, à part contre les soldats en général et quelques sous-offs en particulier. Pour les boches, je ne ressens qu’un sentiment de fraternité : les pauvres gars font les mêmes choses horribles que nous alors qu’ils pourraient être chez eux avec leurs femmes ou leurs livres. Bon, qui aura le bon sens de commencer à parler de paix ? Nous resterons coincés ici tant que nos gouvernements respectifs n’auront pas la sagesse de le faire.
Oui, envoie-moi Tom Jones.
Là, je dois vraiment arrêter, mon ami.
A.G.W.