
Fille de comte, divorcée, maîtresse de Lord Echo, elle écrit des romans pour résoudre ses problèmes financiers. En 1914, elle crée une petite cantine à soldats dans la gare de Boulogne. Les autorités militaires la jugeant trop fantasque, elle est priée de plier bagages en 1917. Ses mémoires relatent son expérience singulière. |
Une cantinière de choc
En 1921, Lady Angela Forbes publie Memories and Base Details, ouvrage autobiographique dont de nombreux chapitres sont consacrés aux cantines qu’elle a créées pendant la guerre. Situées à la gare de Boulogne et aux camps d’entraînement d’Etaples, ces cantines permettaient aux soldats en transit et aux blessés légers de bénéficier d’une petite collation, ce qui n’était pas un luxe après les longues heures passées dans le train. Dans l’avant-propos de son livre, Angela Forbes déclare qu’elle a pris la plume pour se faire un peu d’argent. Une autobiographie réussie a pour but de plaire au public, annonce-t-elle d’emblée. Elle ajoute cependant : je n’ai rien écrit que je ne puisse vérifier. Ces propos pourraient nous faire douter de la validité de son témoignage mais ils sont avant tout provocateurs, l’auteur ayant par ailleurs quelques comptes personnels à régler. En fait, le livre regorge d’informations précises, de réflexions avisées sur les rouages de l’administration militaire et d’anecdotes mondaines qui, consignées avec une certaine spontanéité, dressent un tableau très intéressant de la présence britannique sur la Côte d’Opale entre 1914 et 1918.
Lady Angela Selina Bianca Forbes est la cinquième et dernière fille de Robert St-Clair-Erskine, comte de Rosslyn, et de Blanche Fitzroy, veuve de Charles Mynard., Eduquée par des gouvernantes et initiée par son père aux plaisirs de l’équitation et de la chasse, elle passe son enfance entre les diverses résidences de sa famille. Elle épouse James Forbes en 1896, avec lequel elle a deux filles, puis divorce en 1907. Des ennuis financiers la poussent ensuite à écrire des romans. Elle devient la maîtresse de Lord Echo, avec lequel elle se rend régulièrement au Touquet. Sa demi-sœur Daisy, comtesse de Warwick, a quant à elle été la maîtresse du roi Edouard VII.
Quand la guerre est déclarée, Angela Forbes quitte ses deux filles pour aller rejoindre l’hôpital du docteur Haden à Paris. Un mois plus tard, à la gare de Boulogne, elle remarque les files de blessés qui attendent pendant des heures sans pouvoir boire ou manger. Elle retourne en Angleterre acheter des vivres et revient installer une cantine à proximité des quais. Le succès est immédiat. Contrairement aux cantines officielles, ces buffets, que les soldats baptiseront Angelinas, sont ouverts 24 heures sur 24. Épaulée par un groupe d’amies, Angela Forbes nourrit les soldats qui descendent des trains, ce qui implique une gestion scrupuleuse du ravitaillement, les quantités de nourriture nécessaires étant considérables.
Angela Forbes fait publier des annonces dans les journaux pour lever des fonds. Quand en 1915, la Croix-Rouge décide de faire payer les repas aux soldats, elle applique également ce principe et génère du bénéfice, qu’elle utilisera après guerre pour un projet d’aide aux soldats invalides. En 1916, elle ouvre une autre cantine à Étaples, pour les ouvriers qui construisent le camp d’entraînement de l’armée britannique, et une autre encore en 1917 pour les soldats qui s’y entraînent désormais. Dans ses mémoires, Angela Forbes relate la mutinerie d’Étaples, événement sur lequel les informations sont peu nombreuses, les autorités militaires ayant manoeuvré pour étouffer le plus possible l’affaire.
Quelques semaines plus tard, Angela Forbes est sommée de regagner l’Angleterre avec pour seul motif officiel l’inconvenance de sa conduite. Son langage peu châtié, son excentricité et sa désinvolture vis-à-vis de l’administration, sans oublier son animosité pour Douglas Haig, le commandant-en-chef des forces britanniques, lui valent de nombreux ennemis. On lui refuse une enquête mais son cas sera évoqué à la chambre des Lords, où elle aura des défenseurs.
Après la guerre, elle tente de créer une structure pour les soldats invalides mais le projet ne fait pas long feu. Après s’être essayée au journalisme, à la vente d’articles de mode et à l’hôtellerie, elle se consacre principalement aux voyages. Elle meurt en 1950 sur l’île de Jersey.
Extrait :
Pendant plusieurs heures, nous vîmes des aéroplanes tournoyer dans le ciel, lequel s’illuminait à chaque explosion. Nous avions l’impression que les obus tombaient à un jet de pierre à peine. Les maisons tremblaient, les tableaux se décrochaient des murs, pendant que nos batteries antiaériennes répondaient par des tirs de barrage assourdissants. Puis, tout à coup, le bruit redoubla. Un des envahisseurs s’était semble-t-il perdu et se débarrassait au plus vite de ses bombes sans se soucier de leur point de chute.
La duchesse de Westminster faillit tomber de son lit quand des obus explosèrent près de son chalet. Un éclat d’obus britannique frappa la chambre d’une infirmière bénévole à l’hôtel des Anglais et quelques bombes tombèrent près de l’hôtel Atlantique. Mais globalement, les dégâts furent concentrés sur Étaples. Les habitants surent alors ce qu’était vraiment la guerre, avec des maisons balafrées, des fenêtres brisées et des trous d’obus dans les rues. Plusieurs soldats des 2nd Life Guards, arrivés la nuit précédente et installés dans des tentes sur la route de Camiers, subirent des pertes. Le personnel de l’état-major, dont le camp s’étalait à la périphérie du bourg, avait quant à lui détalé pour se mettre à l’abri. Les boches avaient pu les voir distinctement à la lueur de la lune, et leurs bombes avaient été, hélas, larguées avec une telle précision que les hauts rangs avaient vite été décimés.
Devant le petit café où je prenais mes repas, on pouvait voir un énorme cratère. Les vitres avaient volé en éclats mais l’imperturbable patronne restait fidèle à sa devise : « les affaires continuent ». Elle nous servit donc comme d’habitude ses fraises et ses asperges hors de saison. Faut être chic sous un bombardement (1), clamait-elle. Son attitude était admirable. Elle ne pouvait plus dormir à Étaples parce que le plafond de sa maison s’était effondré. Quand elle avait terminé sa journée, elle s’en allait dormir à Paris-Plage. (1) En français dans le texte
Toute la population d’Étaples s’est mise à dormir sur la plage pendant quelques jours car il était déconseillé de se réfugier dans les caves. La plupart des victimes s’étaient abritées dans ce genre d’endroit. Toute la famille de ma femme de chambre avait péri, à l’exception de la grand-mère, qui avait quitté la cave pour aller chercher un châle. A Boulogne, le colonel Wilberforce et son état-major avaient failli y passer et la vieille Marie, qui me fournissait en fruits et légumes pour la cantine, avait perdu son petit-fils. La pauvre femme était anéantie. Elle avait secoué plusieurs fois le petit corps, refusant de croire que l’enfant était mort. Nous avions si longtemps vécu en toute sérénité que nous n’avions jamais envisagé de voir un jour de pareilles horreurs.
Les questions débattues à la Chambre des Communes et les commentaires parus dans les journaux sur « l’attaque barbare lancée contre les hôpitaux » montraient la profonde ignorance des parlementaires et des journalistes. Les responsables sont à chercher dans nos propres autorités militaires qui ont regroupé des hôpitaux, des dépôts de munition, des entrepôts et le plus grand camp d’entraînement de France à proximité d’un pont de chemin de fer qui revêtait une importance stratégique aux yeux de l’ennemi. Pratiquement toute la route de Boulogne à Étaples était longée par une succession de bâtiments, associés d’une façon ou d’une autre aux forces combattantes, et notre dépôt de munitions de Camiers n’a toujours pas explosé !
Tout le monde sait qu’un pilote d’aéroplane ne peut pas larguer sa bombe à un endroit bien défini. Dans ces conditions, comment peut-on lui reprocher de détruire ce qu’il y a autour de la cible ? De plus, les pilotes allemands avaient largué au préalable des notices d’avertissement pour nous enjoindre à déplacer nos blessés. Nous savions donc que l’attaque allait avoir lieu.
Ces allégations infondées de barbarie firent beaucoup de mal. Les crimes allemands étaient si atroces qu’il n’était pas nécessaire d’y ajouter des mensonges pour augmenter le sentiment général d’indignation. Comme de bien entendu, la majeure partie des habitants d’Étaples, qui avaient lu ces propos inexacts, se demandèrent dès lors si les atrocités allemandes n’avaient pas été exagérées à d’autres occasions.