
Auteur de récits d’aventures et de romances paraissant en revues, Alfred Burrage se bat en France en 1917 et 1918. En 1928, il publie War is War sous pseudonyme (Ex-private X). Pour Burrage, la guerre est fondamentalement une réalité cynique, qui oscille entre comédie et tragédie. Sa colère contre les hauts gradés éclate dans ces pages où personne n’est épargné. |
Témoignage sous pseudonyme
Né à Hillingdon, dans le Middlesex, Alfred McLelland Burrage est le fils d’Alfred Sherrington Burrage, auteur de romans pour la jeunesse. Son oncle écrit également des romans d’aventure qui connaissent un large succès. Alfred Burrage poursuit la tradition familiale et écrit sa première nouvelle à l’âge de 15 ans, suite à la mort de son père. Il devient dès lors un écrivain professionnel prolifique, qui travaille pour de nombreuses revues et s’essaie également à la littérature pour adultes sous le pseudonyme de Frank Lelland. Ses histoires de fantômes tout comme ses romances pour la jeunesse seront publiées dans un grand nombre de revues, mais parfois aussi sous forme de livres. Les années 1890-1914 sont l’âge d’or des revues de fiction. Le marché est florissant et permet à un grand nombre d’auteurs de vivre de leur plume.
En décembre 1915, Burrage s’inscrit sur les listes du Plan Derby, qui permet aux volontaires d’attester de leur disponibilité à être enrôlés. Peu de temps après, il rejoint le régiment des Artists Rifles. Pendant qu’il combat en France, Burrage continue d’écrire des romances du type boy meets girl pour les revues. Il le fait surtout pour aider financièrement sa mère. C’est aussi une façon pour lui de s’extraire de la réalité de la guerre : C’était un grand soulagement d’écrire dès que la chose était possible : m’asseoir et me perdre dans le monde si paisible d’avant 1914 et me persuader que la guerre n’existait pas. Pour éviter le problème de la censure, il se procure un maximum d’enveloppes vertes, dans lesquelles les combattants pouvaient insérer des lettres qui ne seraient pas relues.
Alfred Burrage participe à la bataille de Passchendaele et à la retraite du printemps 1918, avant d’être évacué en avril pour une affection que les soldats appelaient le « pied de tranchée ». Il n’a jamais suivi la formation des sous-officiers, considérant qu’il n’avait pas suffisamment l’esprit militaire. Il est ainsi l’un des seuls écrivains professionnels britanniques à avoir combattu en tant que simple soldat.
Après la guerre, Burrage reprend son activité d’auteur pour revues. Dans plusieurs de ses histoires, il introduit des scènes relatives à son expérience de guerre, mais les éditeurs ne l’incitent pas à développer ce genre de thème. Le regain de popularité des histoires standardisées de la littérature d’évasion est symptomatique du peu d’intérêt qu’a le public du début des années 20 pour tout ce qui concerne la guerre, et ce malgré le grand nombre de témoignages publiés. Mais à la fin de la décennie, la vague éditoriale qui remet la guerre sur le devant de la scène pousse l’éditeur Victor Gollancz à demander à Burrage d’écrire ses mémoires. C’est ainsi que ce dernier rédige War is War. Le livre paraît sous le pseudonyme de « Ex-Private-X ». L’éditeur craignait que les critiques ne prennent pas le livre au sérieux s’ils savaient que son auteur gagnait sa vie en publiant deux à trois histoires sentimentales par semaine dans différentes revues. Le succès du livre ne sera pas au rendez-vous. Les critiques ont reproché à l’auteur ses attaques violentes contre les officiers et tous ceux qui étaient absents des premières lignes. Ce n’est pas tant le langage cru auquel recourt Burrage qui a déplu que le ton caustique dont il use sans parcimonie. Plus d’un passage recèle un humour noir assez audacieux qui fait fi de la réserve habituelle à la plupart des mémoires de guerre.
Sitôt débarqué au Havre, le bataillon de Burrage est passé en revue par « un âne pompeux qui sentait le whiskey. » Le ton est donné. La colère sera un des leitmotivs de War is War. La suffisance des galonnés, les corvées inutiles, les propos condescendants des territoriaux, tout cela est systématiquement pointé du doigt. Burrage se targue de parler au nom du tommy anonyme et de dire une vérité que seul celui qui a combattu peut exprimer. A ce titre, ses remarques sur Sir Conan Doyle ne manquent pas de pertinence. Après avoir fait état de toute son admiration pour l’auteur de Sherlock Holmes, il ne peut néanmoins que regretter que celui-ci « se mêle de la guerre en se contenant de lire les journaux et d’étudier les cartes. »
Alfred Burrage ne s’épargne pas lui-même et ne glorifie pas le combattant. La lâcheté et l’égoïsme sont des attitudes présentes dans les tranchées et il ne cherche pas à les cacher :
Je respectais ma manière d’être lâche, tout comme je respectais celle des autres, parce que nous étions capables d’en rire et que nous ne nous attendions pas à ce que quiconque puisse s’intéresser à des réactions sommes toutes très personnelles. Mais le vrai lâche, celui qui ne peut que nous révulser, existait bel et bien : c’était l’égoïste sans vergogne qui considérait que sa peau était trop précieuse pour être trouée, et s’attendait à ce que son voisin de tranchée – qui était dans le même bateau que lui – l’approuve sans réserve.
Nous sommes devenus d’un égoïsme sans limite. Nous ne pensons qu’à notre propre ventre et à notre propre peau. Nos coeurs se briseraient s’il fallait porter le fardeau des autres et laisser nos esprits s’attarder sur leurs souffrances ou leur mort. Il n’est pas prudent d’avoir un ami. A tout moment, il peut se transformer en un débris d’homme, les mains cramponnées à un fusil tordu, et il faut alors en trouver un autre. Quand un homme est tué, nous nous précipitons vers le corps pour voir s’il reste de la nourriture dans le barda ou, chose précieuse entre toutes, un rasoir de sûreté.
Après avoir occupé le secteur du Mont Saint-Eloi et de Roclincourt, près d’Arras, le bataillon de Burrage se bat à Passchendaele. Sa description des combats et des hommes qui se noient dans la boue des Flandres est sans concession. Il n’obtient une permission qu’après une année de présence au front. Au pays, la situation familiale s’est dégradée avec la mort de son oncle écrivain, ce qui l’incite à augmenter ses envois de nouvelles pour les revues. Sa mère, sa soeur et sa tante dépendent en effet de l’argent qu’il gagne avec sa plume.
Son regard sur les Français et les Belges est sans état d’âme, ni amical, ni amer, juste lucide : « Les habitants viennent nous inspecter avec ce même intérêt que montrent les vaches pour les chiens égarés. Nous occupons les lieux qui séparent leurs maisons de l’ennemi mais ils ne montrent pas d’enthousiasme à notre égard. Pourquoi le feraient-ils ? Ils se sont habitués à nous. »
L’humour est omniprésent dans ces mémoires et tempère la noirceur générale du propos. La réponse de Burrage à un officier censeur lui interdisant de mentionner que les Allemands avaient détruit Monchy-sur-Bois est d’écrire une nouvelle lettre à sa mère pour lui dire qu’il ne pouvait pas mentionner « le village au cas où les Allemands découvriraient qu’une bataille y avait eu lieu. »
Aux lecteurs qui n’apprécieraient pas son cynisme, Burrage répond que la guerre est fondamentalement une réalité cynique, qui oscille entre la comédie et la tragédie. Les éléments tenant de la farce, comme la mention de cette prostituée du Havre qui rencontre beaucoup de succès parce qu’elle porte un uniforme d’officier, ne sont pas simplement là pour le plaisir de l’anecdote. Burrage veut brosser un tableau réaliste incluant tous les aspects de la guerre, n’hésitant pas à soulever un certain nombre de questions qui dérangent, quitte à forcer le trait :
Je crois que le système de l’armée consistait à épuiser les hommes et à les rendre misérables au moment où ils atteignaient la ligne de front, et ceci dans le but de les rendre complètement indifférents à leur vie et leur destin. Aucun homme heureux ne veut mourir. En considérant ces choses avec le recul et sans passion, je dois admettre que cette méthode était aussi sensée qu’elle était cruelle.
Le 7 avril 1918, il est touché par une balle perdue sur les berges de l’Ancre et croit avoir été gravement atteint. Il ne s’agit en fait que d’une égratignure. Ceci dit, il est presque incapable de marcher. On lui diagnostique un « pied de tranchée », qui lui vaut d’être évacué en Angleterre après une période d’hospitalisation à Trouville.
War is War, de Frank Burrage, n’est que rarement cité dans les anthologies. Le livre est pourtant une réussite évidente, tant du point de vue documentaire que littéraire, et mérite d’être considéré comme l’égal d’autres mémoires plus célèbres.
Extraits :
Au nom de la vérité, j’ai donné un congé temporaire à mon style littéraire. J’ai écrit ces réminiscences et impressions éparses un peu comme si je les racontais à un ami. Si un écrivain essaie de décrire quelque chose qui lui est arrivé en recourant au style dont il use habituellement, il deviendra forcément impressionniste. Or, l’impressionnisme et la vérité ne sont pas toujours compatibles.
La guerre propose de nombreuses facettes. Bruce Bairnsfather y a vu Old Bill : il l’a dessiné et a décidé d’en rire, puis d’en rire encore. Siegfried Sassoon a vu des pauvres diables pleurer en mourant pour une cause qui leur échappait. La plupart d’entre nous avons pu observer les extrêmes de la comédie et de la tragédie, avec toutes les nuances intermédiaires.
Si un jeune homme demande à un ancien combattant : « C’était vraiment comme ça ? » et que le combattant répond : « Oui, tout est vrai », alors ce livre aura atteint son objectif. Et il m’est égal d’entendre le jeune homme s’exclamer : « Quelle personne déplaisante doit être l’auteur ! » Car c’est peut être le cas.
[….]
Un groupe d’environ 120 hommes est laissé en arrière : une sorte de porte-manteau sur lequel on pourra accrocher un nouveau bataillon si le nôtre est mangé tout cru. Je m’imaginais que les pères de famille nombreuse en feraient partie… Dans ma compagnie, il y avait deux frères jumeaux. Il aurait été juste d’en conserver un en réserve… En fait, les deux ont été tués.
L’aube nous révèle un paysage que personne ne pouvait imaginer avant de l’avoir vu de ses propres yeux. En nous redressant, nous voyons la ligne d’horizon… C’est comme être en mer, mais c’est une mer de boue. Nulle part le moindre brin d’herbe ou la moindre touche de couleur. Seules quelques légères ondulations brisent la monotonie de la plaine. A une distance plus ou moins proche se dresse ce que l’on pourrait en exagérant appeler une colline. Il s’agit sûrement de la célèbre crête de Passchendaele.
Quand les choses ne tournaient pas rond, je devenais avare en paroles. Dans ces moments-là, il ne fallait pas compter sur moi pour engager de brillantes conversations. Je me réfugiais dans les plus petits endroits possibles pour ruminer.
Il n’en était pas de même pour Rumbold. « …Est-ce que tu considères… en quelque sorte… qu’on est sous le feu de l’ennemi ? » C’était la première fois qu’il participait à une action et il voulait écrire à sa mère pour lui dire qu’il avait été sous le feu de l’ennemi tout en hésitant à utiliser cette expression chargée d’un certain prestige. En fait, il voulait être sûr que d’un point de vue technique c’était bien le cas.
Je n’ai pas tout de suite compris le processus psychologique qui l’avait amené à me poser cette question. Comme autour de nous tout ce qui était propulsé en l’air retombait sous forme de débris et de boue liquide dans un vacarme indescriptible d’obus fusant et d’éclats incandescents, sa question me paraissait complètement hors de propos, voire de mauvais goût.
– Tu n’as qu’à faire quelques pas et aller montrer ta tête d’imbécile aux boches, là tu verras !
Rumbold s’apaisa, satisfait de ma réponse. A n’en pas douter, il était bel et bien sous le feu de l’ennemi.