LES LETTRES

A British intelligence officier examining letters

« Les lettres de Dick ont été mon principal soutien pendant tous ces mois. Je les lisais quand j’avais le cafard. » Robert Graves

            Entre 1914 et 1918, les combattants britanniques ont massivement écrit à leurs familles et à leurs amis. Comme pour les autres pays belligérants, l’ampleur du phénomène épistolaire est telle qu’à la fin de la guerre plus de 4000 soldats sont affectés aux services postaux. Quelque 7000 sacs contenant 500 000 lettres et 60 000 colis traversent chaque jour la Manche. Pendant la semaine précédant Noël, le nombre de colis transitant quotidiennement vers la France s’élève à près de 500 000. Il faut alors pour les transporter six trains spéciaux et quatre bateaux supplémentaires affectés pour l’occasion.

            L’ensemble de la nation a pris la plume, toutes classes sociales confondues, pour se livrer jour après jour à une correspondance régulière, avec les joies et les frustrations que présente l’exercice. Cette réalité est une des caractéristiques majeures de la Grande Guerre. La lettre du poilu ou du tommy est entrée dans la mémoire collective, image forte et évocatrice d’un conflit où l’écriture a tenu une place prépondérante. Mais la diversité des correspondances est rarement explorée. Les lettres des combattants sont le plus souvent utilisées pour illustrer des destins individuels ou des histoires familiales. Or, il ne peut y avoir de compréhension exhaustive du vécu des combattants, britanniques ou autres, sans une étude comparative du phénomène épistolaire.

            Les autorités militaires ont vite compris que le courrier était essentiel au moral des troupes. La réception d’une lettre était pour le combattant le meilleur des tonifiants. Robert Graves dit à propos des lettres d’un ami : Les lettres de Dick ont été mon principal soutien pendant tous ces mois. Je les lisais quand j’avais le cafard. Pour certains, le nombre de lettres reçues importait plus que le contenu. Ceci explique en partie l’abondance du courrier. Un combattant écrit dans une de ses lettres : C’est une sensation divine de recevoir dix lettres en même temps. Cet appétit épistolaire traduit un besoin compréhensible de communication avec les proches dans un univers où les repères sont chaque jour un peu plus flous.

            Les services postaux ont été très efficaces. Les lettres étaient apportées jusque dans les tranchées, le plus souvent avec le repas du soir. Les délais d’acheminement étaient relativement courts : entre deux et quatre jours. Le combattant avait droit à l’envoi gratuit de deux lettres par semaine dans des enveloppes vertes. Parmi ces envois gratuits, un par mois était en théorie libre de toute censure. Le combattant pouvait alors sceller son enveloppe et s’exprimer librement après avoir promis de ne pas révéler d’informations tactiques.

            La censure s’effectuait aux bases situées le long de la côte française (Boulogne, Rouen, etc). Le but n’était pas seulement de vérifier si des informations militaires stratégiques étaient divulguées dans les lettres. Le Décret de Défense du Royaume, voté en 1914, laissait également entendre que les familles ne devaient pas être informées des réalités trop brutales du front. La censure traquait aussi les propos pacifistes ou antimilitaristes. La lecture des lettres par un officier-censeur permettait également de savoir où en était le moral des troupes. Mais auparavant, les officiers commandant les compagnies étaient supposés avoir lu toutes les lettres et effectué un premier travail de censure. H. Macmillan raconte dans ses mémoires que ce travail de censure l’embarrassait mais qu’il a aussi été une des expériences les plus enrichissantes qu’il ait connues pendant la guerre. Sa connaissance des milieux sociaux modestes s’en est trouvée accrue, avec pour conséquence davantage de tolérance. Le témoignage de ces officiers-censeurs est précieux. Ayant lu un très grand nombre de lettres d’auteurs très différents, ils sont les seuls à avoir une vision d’ensemble du phénomène épistolaire.                                                                                                                                                               

            Le travail de censure était parfois assigné aux médecins-majors. Dans Through a tent door, R.W.Mackenna nous livre un jugement qui peut s’appliquer à l’ensemble de la correspondance écrite par les combattants :

 En raison de l’universalité de l’éducation, une étrange similarité se dégage de la majorité des lettres. Mais parfois, on tombe sur une fleur exotique. Ce n’est pas toujours la lettre d’un homme qui manie bien la grammaire et dont l’orthographe est irréprochable, mais il s’en dégage immédiatement une impression d’originalité, de pensée inédite, et on sent la personnalité de l’auteur derrière les lignes. C’est une grande chose que de pouvoir laisser transparaître sur une feuille de papier ce qui constitue une personnalité. C’est affaire de génie littéraire, et plus d’un combattant a eu ce don, sans s’en rendre compte

            Si la censure a été une réalité forte, et plus ou moins acceptée, il ne faut pas non plus surestimer son importance. Vu le nombre de lettres qui transitaient chaque jour, elle ne pouvait s’appliquer efficacement à l’ensemble du courrier. D’autre part, les officiers chargés de la censure ont relâché leur vigilance au fur et à mesure que la guerre s’enlisait et que les idéaux du début devenaient de moins en moins tenables. Certains d’entre eux ont même refusé d’exercer leur mission, la jugeant contraire aux principes de liberté, pour lesquels les Britanniques étaient censés de battre. Dans ses mémoires, le lieutenant John Reith déclare : Je devais censurer les lettres que mes hommes envoyaient à leur famille mais je les ai informés que je faisais confiance à leur sens de l’honneur pour ne pas divulguer ce qui devait rester secret et j’ai donné le tampon de censure au sergent.

La lettre étant le seul lien véritable avec le pays, les demandes d’informations sur ce qui se passe à l’arrière sont nombreuses. Les combattants se méfient en effet de ce qu’ils lisent dans les journaux. Les lettres constituent ainsi un canal d’informations privilégié, aussi bien pour le destinataire que pour celui ou celle qui écrit. Dans la lettre écrite par un combattant à ses parents ou dans celle que reçoit une épouse, il ne peut y avoir de propagande. S’il y a travestissement de la réalité, il se situe à un autre niveau, qui appartient à la sphère intime.

            Dans la plupart des lettres, le récit de la guerre est contrebalancé par une légèreté de ton qui vise à rassurer les familles. Beaucoup de lettres se terminent par une formule humoristique ayant pour objectif de dédramatiser les réalités évoquées auparavant. Le plus souvent, celles-ci ne laissent cependant aucun doute sur la brutalité des combats et les conditions extrêmes de la vie dans les tranchées. Un cliché tenace concernant la correspondance de guerre consiste à croire que les combattants taisaient systématiquement les détails les plus sanglants et cherchaient à rassurer leurs proches en ne faisant jamais référence à l’éventualité de la mort. Si cela a pu être le cas individuellement, nombreux sont toutefois ceux qui ont préféré dire la vérité, ne la nuançant que par l’usage de l’humour ou le recours à l’ironie. Les familles demandaient d’ailleurs parfois cette franchise, ne supportant pas que les lettres deviennent, par omission, une réalité mensongère. Si comme dans les mémoires, l’euphémisme est omniprésent, celui-ci ne travestit pas nécessairement la réalité. Il est perçu de part et d’autre comme une manière élégante de dire les choses sans avoir à les formuler crument.

            Les lettres reflètent aussi l’évolution psychique des combattants. Le schéma type qui va de l’enthousiasme naïf d’août 1914 à la désillusion finale, avec pour période de basculement l’offensive de la Somme du juillet 1916, se retrouve naturellement dans les correspondances. La lente érosion des idéaux se traduit lettre après lettre par un ton de plus en plus amer. A ce titre, le recueil de lettres de Wilfred Nevill, paru pour la première fois en Grande Bretagne en 1991, nous apprend beaucoup sur l’état d’esprit des deux premières années de la guerre. Comme presque tous les combattants, Nevill a envoyé plusieurs centaines de lettres à sa famille. Si en août 1915, la guerre est encore pour lui une incroyable aventure, un an plus tard il la qualifie d’épouvantable, sans que cela ne remette cependant en cause son bien fondé. Cette évolution s’accompagne d’un endurcissement devant la mort. Quand en septembre 1915, un de ses camarades tombe au combat, il accuse le coup, mais quelques mois plus tard il se contente de dire à propos de la mort d’un cousin qu’il a manqué de chance. Ce genre d’évolution, que de nombreux auteurs se sont évertués à rendre dans leurs mémoires, transparaît clairement dans la correspondance de Nevill. Ceci dit, il ne doute jamais de la victoire et évoque régulièrement l’après-guerre. Quelles que soient les épreuves de la guerre, le ton des lettres reste désinvolte et léger. Contrairement à bon nombre d’officiers, Wilfred Nevill utilise un style proche de l’oral, accumulant les détails dans le désordre et n’hésitant pas à recourir à un humour de potache fait de jeux de mots approximatifs et de messages codés. Cette correspondance est précieuse car elle nous montre que les lettres d’un combattant forment un ensemble unique, qui parvient peut-être mieux à refléter une personnalité et un vécu intime que ne le font les journaux de bord ou les mémoires écrits après guerre. Wilfred Nevill est tout entier dans ses lettres, avec sa jovialité systématique et son obstination à conserver une certaine désinvolture malgré les doutes et l’omniprésence de la mort. Wilfred Nevill a été tué le 1er juillet 1916, première journée de l’offensive de la Somme, comme plus de 20 000 de ses compatriotes.

            Il est difficile de rendre compte du phénomène épistolaire de la Grande Guerre dans toute son étendue et sa diversité tant le matériau est vaste. Pour apprécier la multiplicité des styles, des attitudes et des informations délivrées dans les lettres, l’anthologie est a priori un outil appréciable. Mais elle présente des inconvénients, le premier étant la subjectivité du choix opéré. Les anthologies de lettres réunissent la plupart du temps des lettres remarquables, dont l’originalité de ton et de contenu les distinguent des lettres ordinaires, jugées hâtivement sans grand intérêt parce que répétitives et dénuées de style. Dans l’introduction de son anthologie, Letters from the front, John Laffin admet que son choix s’est porté essentiellement sur les jeunes officiers au détriment des hommes du rang, dont les lettres reflétaient trop souvent une certaine pauvreté d’expression. Le sous-lieutenant Gillespie, chargé de lire les lettres de ses hommes pour la censure, déplore leur platitude, estimant qu’elles se résument souvent à remercier pour les chaussettes et les chemises reçues avant de dresser la liste des articles souhaités pour les prochains colis. Si la lecture de ce genre de lettre peut être fastidieuse sur la longueur, il est toutefois regrettable que les anthologies les ignorent. Aussi bien du point historique qu’humain, elles nous livrent sur le combattant des informations fondamentales, la première d’entre elles étant que les détails matériels, qui peuvent rétrospectivement nous paraître anodins face à la démesure et à la brutalité de la guerre, constituent bien souvent l’essentiel pour le combattant. Les informations livrées dans le désordre, les petites phrases maladroites, où l’on sent la difficulté à partager un vécu devenu indéchiffrable, les demandes pour les colis, les formules affectives révèlent l’homme derrière le combattant, dans ses espoirs et ses confusions, dans ses non-dits aussi, pour peu que nous fassions l’effort de décrypter ce qui affleure derrière les mots.

            En 1929 paraît War Letters to a Wife, recueil rassemblant les lettres que le lieutenant-colonel Rowland Feilding a envoyées à son épouse. Le livre connaît un vif succès et devient vite un incontournable parmi les correspondances éditées de la Grande Guerre. Dans ses lettres, Fielding, rend compte de son quotidien d’officier sans omettre les faits que d’ordinaire on atténue pour une épouse. Edith lui avait fait promettre de ne rien lui cacher des réalités de la guerre. Ces lettres lui servent en quelque sorte de journal de bord. Avec une réelle liberté de ton, il compose semaine après semaine un vaste récit de son expérience de guerre. L’intérêt documentaire est égal à celui d’un journal de bord, ou même supérieur, car la datation est rigoureuse et la réécriture a priori impossible.

De nombreuses lettres d’officiers possèdent un style très soigné, où les références culturelles sont nombreuses. Leurs auteurs n’hésitent pas à aborder toute une série de sujets politiques, philosophiques ou littéraires. Les commentaires sur les livres récemment lus pendant les périodes de repos sont parfois riches d’enseignements. Dans une lettre adressée à sa sœur, Edward Brittain commente The Loom of Youth d’Alec Waugh, roman semi-autobiographique où est abordé le thème de l’homosexualité dans les grandes écoles privées britanniques, façon pour Edward de parler d’un sujet qui lui tient à cœur. La lettre devient alors le lieu où il est possible de renouer avec une activité intellectuelle que la guerre ne favorise pas. Les dernières lettres d’Isaac Rosenberg ne parlent que de sa difficulté à écrire des poèmes et de sa peur de voir se tarir en lui tout élan poétique dans un environnement abrutissant, où la fatigue corporelle et psychique est devenue une réalité de plus en plus difficile à combattre. Le frère de Vera Brittain exprime les mêmes préoccupations avant d’être tué sur le front italien. En écrivant, le combattant lutte contre l’atonie psychique propre à la vie militaire. S’il peut à certains moments regretter que les mots soient futiles face à la machine qui le broie petit à petit, l’effort qu’il consent à produire pour écrire le relie au monde d’avant, où les spéculations intellectuelles étaient autant une nécessité qu’une joie. Les lettres des sous-officiers montrent toutes un souci manifeste de composition. Leurs lettres sont structurées, appliquées, soucieuses du bien-écrire. Ce sera moins le cas pour les combattants de la Seconde Guerre mondiale, lesquels seront notamment plus réticents à exprimer leurs états d’âmes, de peur de paraître trop sentimentaux. Dans leurs lettres, les jeunes sous-officiers, qui ont souvent renoncé à l’université pour s’engager dans l’armée, essaient de retrouver un moi cohérent, que ne fracturent plus les réalités de la guerre. Le questionnement, les doutes, la désillusion sont surmontés l’espace d’un moment, celui de l’écriture. C’est dans l’espace de la lettre, qui appartient à la fois au front et à l’arrière, qu’ils sont à nouveau eux-mêmes. La lettre est une lutte pour ne pas sombrer. L’écriture épistolaire peut devenir un acte quasi quotidien, un rituel auquel on s’astreint pour maintenir le lien. De nombreuses lettres écrites par les sous-officiers ont ainsi été rédigées par bouts et revêtent la forme d’un mini-journal couvrant une semaine ou deux. L’auteur peut ainsi développer une réflexion sur plusieurs jours ou aborder un ensemble de sujets regroupés sur une seule lettre.

Publiée en 1998 sous le titre Lettres d’une génération perdue, la correspondance de Vera Brittain avec son frère, son fiancé et deux amis est un document unique en son genre. Rares sont les correspondances éditées qui couvrent les quatre années de guerre et  regroupent à la fois les lettres envoyées et reçues. Les lettres présentées dans cet ouvrage nous permettent de voir la guerre selon les différents points de vue de quatre jeunes officiers et d’une infirmière bénévole. Elles constituent une des principales sources  utilisées par Vera Brittain pour son célèbre livre de mémoires, Testament of Youth (1933). Les cinq épistoliers, Vera, Roland, Edward, Geoffrey et Victor relatent dans le détail leurs idéaux, leurs doutes et leur désillusions. La lecture de cette correspondance s’apparente à celle d’un récit, à travers lequel nous suivons l’évolution de personnages au destin tragique. Document historique de premier plan sur la classe combattante universitaire et témoignage humain bouleversant, Lettres d’une Génération Perdue nous dit que pendant quatre ans l’écriture et la lecture de lettres ont été le lien vital qui a uni toute une population séparée par la guerre. Vera Bittain écrit à son fiancé Roland Leighton : Aucune des descriptions des journaux ne me fait comprendre ce qu’est la guerre comme le font tes lettres. La parole du combattant est sacralisée. Ses lettres deviennent le plus précieux des reliquaires. Si le combattant meurt, elles continueront de témoigner de son sacrifice.

Des différences apparaissent aussi selon les nationalités. Américains, Australiens et Britanniques n’écrivent pas de la même manière. Les Australiens se montrent le plus souvent désinvoltes et confiants. Les Américains ont une approche directe et réaliste de la guerre. 

            Il est à noter que le courrier est un sujet peu abordé dans les mémoires. Cela peut paraître étrange, car d’autres sujets, moins importants, sont traités en profondeur. Les écrivains-combattants ont dissocié, consciemment ou non, les deux types d’écrit, ou alors, ayant utilisé leur propres lettres pour rédiger leur mémoires ils préfèrent ne plus les évoquer. Une autre raison peut être invoquée : les lettres appartiennent à l’immédiateté de la guerre et entrent en conflit avec le regard rétrospectif des mémoires. Le décalage ressenti entre l’écriture épistolaire, par nature spontanée et morcelée, et le regard global que recherche la littérature testimoniale est alors considéré comme un handicap. De retour au pays, certains combattants, qui avaient des perspectives de publication, n’ont pas hésité à remanier leur correspondance, preuve s’il en est de l’importance qu’ils accordaient à ce type d’écrit.

           

Caricature dans Punch

Les centaines de millions de lettres écrites par les combattants britanniques entre 1914 et 1918 constituent un immense corpus dont l’exploration – obligatoirement limitée –  est indispensable à une compréhension globale du vécu des combattants. Un certain nombre d’entre elles ont été publiées, sous forme d’anthologies ou de recueils. Régulièrement, de nouvelles lettres sont portées à la connaissance du public, notamment par le biais des sites britanniques consacrés à la Grande Guerre.

TOMMIES 14-18

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