Fils du comte Henry Bentick, ce « gentleman chrétien » meurt dans la Somme en octobre 1916. Ses lettres exaltent les valeurs d’une Angleterre civilisatrice. |
« Maman chérie«
Né dans un milieu aristocratique aux valeurs religieuses et militaires rigides, Henry Duncan Bentinck obtient une licence de droit à Cambridge avant de s’enrôler dans le régiment où son père, le comte Henry Charles Bentinck, avait fait carrière : les Coldstream Guards. Posté en Égypte et au Soudan, il devient capitaine en 1912 et acquiert la réputation d’un « gentleman chrétien », fervent défenseur de l’esprit impérial et de la mission civilisatrice de la Grande-Bretagne. Promu commandant en janvier 1916, il est blessé le 15 septembre près de Ginchy, dans la Somme, et meurt le 2 octobre. Resté célibataire, il a écrit de nombreuses lettres à sa mère. Face à une mère d’un patriotisme et d’un militarisme sans concession, l’officier de 35 ans justifie la guerre au nom d’une Angleterre idéale, sûre de ses valeurs et de son bon droit. Toutefois, le propos admet parfois la nuance.
Extraits de lettres :
Maman chérie 11 juillet 1915
On se demande parfois pourquoi Dieu permet à une telle iniquité (l’Allemagne) de triompher si longtemps et de nous empêcher de vaincre alors qu’elle représente tout ce qui est mauvais et injuste, tandis que nous avons le bon droit de notre côté. Mais si Dieu agit avec les nations comme il le fait avec les individus, nous savons qu’Il châtie ceux qu’Il aime, etc, et que l’Angleterre avec toutes ses fautes, qui sont nombreuses, se porte garante de la justice et de la liberté. Peux-tu imaginer quelque chose de plus intolérable qu’une Europe sous la coupe de l’Allemagne ?
Maman chérie 13 octobre 1915
J’aimerais lire le compte rendu de Sir John French sur l’attache boche du 8. Il y mentionne la tranchée que notre 3e bataillon de grenadiers a reprise, mais il ne précise pas les unités engagées. Je ne peux nier qu’il y ait des gentlemen parmi les Boches. L’autre jour, deux grenadiers blessés ont regagné nos lignes en rampant ; ils étaient restés cinq jours près des tranchées allemandes et chaque soir un officier venait leur apporter du café et des cigarettes. Il leur disait que s’ils pénétraient dans leurs lignes ils se feraient tuer, mais que lui-même ne ferait rien pour les empêcher de regagner leurs propres lignes s’ils en étaient capables.
A sa mère 20 mars 1916
Je suis bien d’accord avec toi : comparer l’Angleterre aux Boches est la plus grande des insultes. L’Angleterre a un grand défaut, dont ses alliés et ses ennemis ont conscience, et bien que cela nous coûte parfois le prix fort j’avoue que j’en tire une certaine gloire, ce défaut est que l’Angleterre agit trop souvent avec des manières de gentleman dans la conduite de la guerre et la diplomatie. Nous avons souvent commis l’erreur fatale de juger les autres selon nos propres critères.
Je pense souvent à tous ces courageux trouffions boches qu’on sacrifie pour une telle cause et pour de tels dirigeants. C’est pathétique.
L’artillerie divisionnaire a organisé un concours hippique l’autre jour. J’ai monté le cheval de mon commandant pour l’épreuve de saut et j’ai facilement remporté l’affaire. Le sol était couvert de neige et on avait étalé de la paille là où le cheval devait prendre son élan.
J’ai lu avec beaucoup de plaisir les nouvelles que tu m’as données du vieux Vike et des enfants. Présente-leur mes respects. Je trouve formidable qu’Alec connaisse ses pigeons un par un. S’il ne veut pas tirer au fusil, je peux comprendre. Du moment qu’il soit courageux, car c’est la seule chose qui compte vraiment pour devenir un homme…
Maman chérie 11 mai 1916
Derrière mes tranchées s’étale un joli petit bois, quoique bien abîmé. Je dois le traverser pour rejoindre une partie des hommes de ma compagnie et je m’arrange en général pour le faire à 3 heures du matin, quand le bois resplendit sous la lueur de la lune. Le sol est couvert de fleurs sauvages, des renoncules des marais et d’autres, qui ressemblent à des résédas mais n’en sont pas. Il y a aussi des pigeons ramiers, des coucous, et des oiseaux plus petits, et parfois un lapin, ce qui me donne envie d’avoir une meute de beagles à ma disposition, avec un cor dont la musique épaterait les Boches. Devine ce que ma compagnie a trouvé ? Un furet ! Tu me dis que A. a trouvé un poste au Q.G. et que ça te rend malade. Je reconnais bien là ton patriotisme exacerbé, qui voudrait le voir patauger dans la boue des tranchées, mais de dire que ça te tuerait s’il n’y patauge pas est peut-être un peu excessif, non ?